A -- AVANT 1939
82 - La condamnation au tout commençait en
1852(5), et depuis, la cour de cassation ne cessait de condamner au
tout en évitant d'employer le mot solidarité(6). Le
débat juridique se concentrait sur le caractère de l'obligation
au tout, est-ce qu'elle est solidaire ou in solidum. Deux courants
doctrinaux entrent en débat sur ce point et chacun a ses propres
raisons.
83 - Le premier stipulait que la cour de cassation accordait
à l'obligation au tout le caractère de
solidarité(7). Ce courant fonde son opinion sur deux
idées : La cour de cassation n'a pas employé, avant 1939, le
terme in solidum, et a appliqué quelques effets de la
solidarité, l'appel et la remise de dette. Des arrêts admettaient
que l'appel interjeté par l'un
(4) Aubry et Rau, op. cit., 5eéd.,
t. IV, 298, p. 30 et s. ; Baudry-Lacantinerie et Barde, op. cit., tome
II, nos 1298 à 1306, p. 410 et s. ; Beudant Charles, par B
Robert, Lerebours-Pigeonnière Paul et Lagarde Gaston, Cours de droit
civil français, Tome VIII, n° 857, p. 639 à 640 ; Capitant,
note D. 1903.1.401 ; J. Français, De la distinction entre
l'obligation solidaire et l'obligation in solidum, thèse, Paris,
1936; J. Vincent, L'extension en jurisprudence de la notion de
solidarité passive, RTDC 1939.601.
(5) Req., 20 juillet 1852, D. 1852.1.247, S. 1852.1.689
<< Attendu qu'en règle générale, et en vertu des
principes sur les engagements qui se forment sans convention 1a
réparation d'un fait dommageable indivisible peut être
ordonnée pour le tout contre chacun des auteurs de ce fait.
»
(6) Cass. Civ., 11 juillet 1892, D. 1894.1.513, note
Levillain ; Cass. Civ., 11 juillet 1892, D. 1894.1.561, note Levillain ; Cass.
Civ., 6 août 1894, D. 1895.1.199 : << Ils sont tenus chacun
pour le tout mais non solidairement », et également : Civ., 21
mai 1890, D.P. 1890.1.337, note de Loynes; Nancy 15 avril 1899, D. 1900.2.193
(ces deux arrêts ne traitant pas de Responsabilité civile); Cass.
Civ., 28 mai 1889 précité ; Douai, 25 janvier 1897,
précité.
(7) Savatier, op. cit., tome 2, n°
490, page 46 ; H. et L. Mazeaud, Traité théorique et pratique
de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle,
4e éd., t. 2, n° 1963, page 807 ; Lalou et
Azard, Traité pratique de la responsabilité civil,
6e éd., 1962, page 58, no 104 ; Colin, Capitant et Juliot de
la Morandière, Traité de droit civil, tome 2, p. 980,981
; Ripert et Boulanger, Traité de droit civil, page 388.
des coauteurs serait au profit des autres(8), ainsi
la remise de dette faite à l'un d'eux libérait tous les
autres(9).
84 - Le deuxième courant considérait
l'obligation au tout comme ayant le caractère de l'obligation in
solidum. Mais sur quoi base-t-il son opinion ? Les partisans de
l'obligation in solidum acceptaient la condamnation au tout qui se
fondait sur la causalité totale(10), lorsqu' « il y
a entre chaque faute et la totalité du dommage une relation directe et
nécessaire >>(11). Les autres(12)
considéraient que la condamnation au tout ou la condamnation in
solidum, et de l'esprit de la jurisprudence, se rattachaient à la
dernière étape de l'évolution(13) qui
concernait le cas ou le dommage est causé par des faits distincts en
dehors de toute communauté d'action ou d'un concert frauduleux. C'est la
communauté de résultat qui en est son fondement.
85 - Cependant, la controverse se concentre sur la
communauté de résultat(14) ou
précisément sur l'idée de l'indivisibilité. La cour
de cassation employait l'indivisibilité de la faute(15),
l'indivisibilité du fait dommageable(16) et
l'impossibilité de déterminer la part de chacun des faits ou des
fautes dans le dommage(17). La diversification des formules
utilisées par la cour de cassation résume une seule idée :
l'indivisibilité du dommage. L'impossibilité de déterminer
la part de chacun est une formule qui conduit à l'indivisibilité
du dommage(18), « Pourquoi le dommage est-il indivisible ?
Tout simplement parce qu'il est produit par chaque faute pour le tout
>>(19). De même, l'indivisibilité de la
faute ou le fait dommageable conduit aussi à l'indivisibilité du
dommage, car on envisage la faute ou le fait dans ses conséquences dans
le dommage.
(8) Req., 10 novembre 1890, D. 1892.1.8 ; Caen, 5 mars 1894, D.
1895.2.329; Cass. Civ., 26 octobre 1931, D.H. 1931.569 ; Riom, 30 novembre
1931, D. 1932.2.81, note J. Loup ; Paris, 22 mai 1939, D.H. 1939.344.
(9) Req., 17 mars 1902, D. 1902.1.541 ; Paris, 28 mal 1900, D.
1902.2.453, G.P. 1900.2.22l ; Colmar, 21 juin 1932, G.P. 1932.2.640.
(10) J. Français, thèse précitée,
page ; Savatier, op. cit., no 488, p.51 « Chacune
des fautes contenant, en effet, en puissance, la totalité du
préjudice ... >> ; Aubry et Rau note 14 p.33;
Baudry-Lacantinerie et Barde, op. cit., tome II, no 1305
«... celui qui paie le tout,..., ne paie que ce qu'il doit
personnellement...>> ; Capitant, note D. 1903.1.401 ; H. Baudin,
op. cit., no 15.
(11) Cass. Civ., 11 juillet 1892, D., 1894.1.561, S.,
1892.1.505 et la note de Levillain ; Dans le même sens, infra
no 217
(12) Lafay, thèse précitée, p. 158
(13) Supra no48.
(14) Supra nos 48 et s.
(15) Req., 9 déc. 1929, D.H. 1930.117 ; - 3 fév.
1930, Gaz. Pal. 1930.1.728 ; - 2 juin 1930, D.H. 1930.377 ; - 12 nov. 1940,
D.A. 1941.j.37, Gaz. Pal. 1941.1.5.
(16) Req., 19 juin 1929, Gaz. Pal. 1929.2.567 ; - 11 déc.
1929, Gaz. Pal., 1930.1.300 ; - 9 mars 1942, S.J. 1942.II.1930, 2e
espèce, note Bastien.
(17) Req., 23 mars 1927, D. 1928.1.76 et la note de Savatier
; - 19 juin 1929, D. 1930.1.169, Gaz. Pal., 1929.2.567 ; - 11 déc. 1929,
Gaz. Pal, 1930.1.300 ; - déc. 1929, D.H. 1930.117 ; - 2 juin 1930, D.H.,
1930.377 ; - 25 fév. 1935, D.H., 1935.161, Gaz. Pal., 1935.1.659 ; - 9
mars 1942.
(18) Colin et Capitant, Traité de droit
civil, t. 2 n° 128, p. 114 ; Chabas, thèse précitée,
page 22.
(19) H. et L. Mazeaud, op. cit., no 1945,
p. 788 ; Josserand, op. cit., 3 éd., t. II, no
785
86 - Pour quelques-uns l'obligation au tout fondée sur
l'indivisibilité pendant le 19e siècle n'est qu'un cas
de la solidarité(20), la cour de cassation a maintes fois
fondé la solidarité sur l'indivisibilité(21).
À son tour, J. Français(22), après avoir
démontré que l'idée de l'indivisibilité n'est pas
compatible avec la solidarité, dit que le fondement de l'obligation
in solidum est l'indivisibilité du dommage ou
l'impossibilité de répartir la dette entre les coauteurs. J.
Vincent, Baudry-Lacantinerie et Barde admettaient l'obligation in solidum
lorsqu'il y a impossibilité de déterminer la part de chacun
des coauteurs dans le fait dommageable(23). Mais, d'un autre
côté, cette impossibilité de déterminer la part de
chacun dans le fait dommageable se range sous la communauté de
résultat car elle conduit à l'indivisibilité du dommage
que Vincent admettait comme le fondement d'une condamnation
solidaire(24).
87 - Pour mettre fin à la confusion entre la
solidarité et l'indivisibilité, Alain Prothais
propose(25), de ranger l'indivisibilité sous la
solidarité en la nommant solidarité naturelle qui est
l'obligation in solidum. Quant à Marty et
Raynaud(26) cette indivisibilité ne sert pas comme fondement
surtout que le solvens a un recours contre les autres coauteurs, d'ou
il est nécessaire de revenir à la théorie de la
solidarité imparfaite que certains auteurs contemporains(27)
essayent de réactiver.
88 - Quoique la solidarité se fonde au cours d'une
époque précédente sur l'indivisibilité, cette
dernière est le fondement de l'obligation au tout car elle n'est pas
conforme avec la solidarité(28). Pour quelles raisons : Cette
idée d'indivisibilité explique que lorsque le dommage est le
résultat de plusieurs faits et que chaque fait était
nécessaire dans la réalisation du dommage, ce fait est la cause
totale du dommage. L'auteur de ce fait serait donc responsable de la
réparation totale du dommage selon l'article 1382 Code
civil(29).
(20) Holleaux, D.C. 1941.128.
(21) Savatier, op. cit., no 490, p, 53.
(22) J. Français, thèse précitée,
page 120 et 121.
(23) J. Vincent, op. cit., nos 16 et 23 page
620 et 626 ; Baudry-Lacantinerie et Barde, op. cit., no
1306.
(24) Supra no 48
(25) Alain Prothais, D. 1987, Ch. LXII, p. 237.
(26) Marty et Raynaud, Les obligations, t. II, n° 128, p.
114.
(27) Ph. Le Tourneau, Rep. Dalloz, Yo
solidarité ; Malaurie Philippe et Aynès Laurent, tome VI,
10e éd., n° 1174, p.713; Pierre Raynaud, op. cit.,
n° 2, p. 318; Terre, Simler, Lequette, 8e éd., no
1261, p. 1170 ; Cf. Cass. Civ. 3e, 10 mai 1968, Bull. civ. II, no
208, D. 1968.Somm.111; - 17 juillet 1968, JCP éd. G.,
1969.II.15932 et la note de Prieur ; - 30 mai 1969, Bull. civ. III, no
446, RTDC 1970, p. 168, obs. Loussouarn.
(28) Chabas, thèse précité ; Charles
Beudant, op. cit., no 870, p. 649.
(29) Lafay, thèse précitée, page 113 ;
Demolombe, Traité des contrats, tome III, no 280;
Colmet de Santerre, tome V, no 135 bis3 ;
Sourdat, no 473 ; Baudry-Lacantinerie et Barde,
Précis de droit civil, 6e édit., tome II,
no 219 ; Aubry et Rau, Droit civil
français, 4e édit., tome IV,
§ 298 ter, p. 23, note 14 ; J. Français, thèse
précitée, page 100 ; Chabas, thèse précitée,
page 67 ;
Rodière, thèse précitée,
no 50.
89 - Donc l'obligation au tout provient de l'article 1382 et
la solidarité vient se superposer à l'obligation au tout chaque
fois « qu'à l'idée de l'indivisibilité du
résultat s'ajoutait celle de complicité ». L'obligation
au tout n'est que la règle dans le droit commun et la solidarité
n'est qu'un supplément, une sanction qui s'ajoute à la
condamnation au total. Elle repose sur l'entente ou sur la complicité.
Donc elle s'appuie sur l'idée subjective car la jurisprudence asseyait
à une époque déterminée la solidarité sur
l'article 55 du code pénal. En outre, l'admission de
l'indivisibilité comme fondement d'une condamnation solidaire a
été fortement critiquée. L'impossibilité de
division dans l'indivisibilité est naturelle, dans la solidarité
elle procède de la volonté des partis ou de la
loi(30). Il en est de même que l'indivisibilité
réglée par le code civil est différente que celle
utilisée comme fondement de l'obligation au tout.
L'indivisibilité légale provient de l'indivisibilité de
l'objet de l'obligation, mais l'indivisibilité de l'obligation au tout
est en vertu de sa cause.
90 - Donc, la division de la jurisprudence en quatre
étapes(31), comme point de repère, pour marquer
l'évolution de la solidarité en matière
délictuelle, n'est en aucun cas acceptée. Il faut diviser la
jurisprudence entre deux phases, la première se rattache à la
solidarité fondée sur le critère subjectif, qu'il
était tenu en matière de délits qu'en matière de
quasi-délits (32). Et la deuxième concerne l'obligation au tout
lorsque le fondement de la solidarité était
l'indivisibilité.
91 - Par conséquent, l'idée de
l'indivisibilité a été lancée depuis 1825 par la
cour d'Aix(33) qui a déclaré que « Si, par la
manière indivisible dont le dommage s'effectue et par le résultat
d'une faute particulière et commune, le fait de chacun devenant le fait
de tous et le fait de tous étant le fait de chacun, per totum et
totaliter, cette solidarité est conforme aux principes du droit
». Cette idée a servi à justifier la condamnation au tout
par le fait dommageable indivisible(34), ou l'impossibilité
de déterminer la part de chaque coauteur dans la réalisation du
dommage(35), ou l'indivisibilité de la faute(36),
malgré la confusion de quelques arrêts entre
l'indivisibilité du dommage et l'indivisibilité de
l'obligation(37).
(30) Supra no 53.
(31) Supra no48
(32) Req., 12 janvier 1863, D. 1863.1.302. «La
solidarité est la peine du quasi-délit qui a été
commis » ; infra nos 35 et 38
(33) Aix, 14 mai 1825, sous Req., 11 juillet 1826, D.
1826.1.424.
(34) Aix 14 mai 1825, précité ; Aix 1 mars
1826, D. 1827.1.228 ; Cass. Civ., 8 nov. 1836, D. 1836.1.411 ; Cass. Civ., 4
mai 1859, D. 1859.1.314 ; Cass. Civ., 16 mai 1892, D. 1892.1.348 ; Cass. Civ.,
15 juillet 1895, D. 1896.1.31 ; Cass. Civ., 31 mars 1896, D. 1897.1.21 ; Cass.
Civ., 12 février 1879, D. 1879.1.281 ; Req. 23 mars 1927, D. 1928.1.73 ;
Req., 19 juin 1929, G.P. 1929.1.567.
(35) Cass. Civ., 11 juillet 1826, D. 1826.1.424, S.
1826.1.138 ; Cass. Civ., 3 mai 1827, S. 1827.1.435, D. 1827.1.230 ; Caen, 23
mai 1873, D. 1875.2.41 ; Aix, 11 janvier 1873, D. 1874.2.68 ; Angers, 10 mars
1875, D. 1876.2.14 ; Cass. Civ., 12 février 1879, D. 1879.1.281 ; Cass.
Civ., 6 février 1883, D. 1883.1.451 ; Douai, 4 mai 1891, D. 1893.2.39 ;
Cass. Civ., 11 juillet 1826, S. 1826.1.138 ; Cass. Civ., 22 juillet 1892, D.
1892.1.335 ; Cass. Civ., 15 juillet 1895, D. 1896.1.31 ; Paris, 7 avril 1898,
D. 1898.2.501 ; Cass. Civ., 31 mars 1896, D. 1897.1.21 ; Cass. Civ., 10
novembre 1897, D. 1898.1.310 ; Cass. Civ., 24 janvier 1898, D. 1899.1.109 ;
Cass. Civ., 31 janvier 1899, D. 1899.1.300 ; Cass. Civ., 14 février
1898, D. 1900.1.73 ; Req., 23 mars 1927, D. 1928.1.76, et la note de Savatier ;
- 19 juin 1929, D. 1930.1.169, Gaz. Pal. 1929.2.567 ; - 11 déc. 1929,
Gaz. Pal.
92 - Il en résulte que la justification d'une
condamnation solidaire par l'idée de communauté de
résultat n'a aucune liaison avec la solidarité. Cette idée
se rattache à l'obligation au tout parce que le fondement de
l'obligation au tout était un fait dommageable
indivisible(38) ou bien l'impossibilité de déterminer
la part de chaque coauteur(39).
93 - En conséquence, la communauté de
résultat concerne l'obligation au tout donc l'obligation in
solidum, vu la similarité entre les deux expressions qui ont
été employées ensemble par plusieurs
arrêts(40).
C'était l'évolution de l'obligation in
solidum avant 1939. Après 1939 l'utilisation de l'expression in
solidum a supprimé tout doute sur sa consécration.
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