Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique( Télécharger le fichier original )par Hans EMANE Université Omar Bongo - Maitrise 2009 |
II.2.. L'AKRASIA ARISTOTELICIENII.2.1. LA POSSESSION DE LA VERTU ET SON EXERTCICE : LE PROBLEME DU SYLLOGISME PRATQIUE.Akrasia signifie le fait d'agir contre soi ; c'est le fait d'agir différemment ou à l'encontre de son meilleur jugement157(*). Pour Platon et Socrate, l'acrasie est un concept moral absurde. En effet, ils prônent tous les deux un intellectualisme moral qui rend obsolète, du moins théoriquement, l'acrasie. Pour eux, « il est ridicule de dire que souvent un homme qui connaît le mal pour ce qu'il est ne laisse pas de le commettre bien qu'il est la liberté d'agir autrement, parce qu'il est entrainé et subjugué par le plaisir ; et pareillement qu'un homme qui connaît le Bien se refuse de le faire, parce qu'il est vaincu par le plaisir du moment158(*) ». Or, Platon sera obligé d'admettre que l'acrasie est possible en pratique, car l'opinion commune la juge condamnable. Platon construira alors une théorie de l'acrasie comme victoire du plaisir et entrave des passions. Mais plus fondamentalement, son intellectualisme va le conduire à affirmer que l'individu acratique qui semble agir volontairement contre la plus haute partie de son être, ne possède pas la science véritable. C'est selon lui à l'encontre d'une opinion vraie et non en vertu d'un savoir véritablement scientifique qu'un sujet agit dans l'acrasie. Aristote (384-322 av JC) en posant le problème de l'acrasie à deux niveaux intimement liés (au niveau du raisonnement et au niveau du caractère) va discréditer cet intellectualisme socratique. Le stagirite résume cette posture qu'il récuse :« Voilà ce qu'on dit d'ordinaire. On peut éprouver de l'embarras sur la question de savoir, comment dans la juste conception des choses, on peut mener une vie déréglée. Aussi quelques-uns estiment-ils que c'est impossible pour un être doué de connaissance. En effet, il serait étrange - et c'était l'opinion de Socrate - qu'en un homme pourvu de science une face régnât en maitresse et tirât celle-là en tout sens comme une esclave. En un mot, Socrate combattait l'idée qu'on put se montrer incontinent, comme si le manque de maitrise de soi n'existait pas. Il affirmait que nul, avec une conception juste ne pouvait agir autrement que d'une manière excellente ; dans le cas contraire, ce ne pouvait être que par ignorance. Cette affirmation contredit des faits qui sautent aux yeux, car il est évident que l'homme sans maitrise sur lui-même, avant que la passion se manifeste, ne partage pas l'opinion générale précédemment exprimée. D'un côté, ils reconnaissent que rien n'a plus de pouvoir que la science. Mais sur le point que nul n'agit contrairement à ce qui lui paraît le meilleur, ils ne se trouvent plus d'accord. Aussi soutiennent-ils que l'homme sans maitrise sur lui-même, quand il est vaincu par le plaisir, possède, non pas la science, mais l'opinion seulement159(*) ». Le terme avoir se décline en plusieurs acceptions chez Aristote. Il est pris au sens d'état et de disposition ou de quelque autre qualité. En effet, nous disons souvent posséder une chose ou une science. Dans les Catégories, cependant, Aristote pense que « ceux qui possèdent une science peu stable et qui peuvent, au contraire, facilement la laisser fuir, on ne dit pas qu'ils ont le `savoir', bien qu'ils se trouvent dans une certaine disposition, plus ou moins bonne, à l'égard de la science160(*)». Le problème que pose la science, le savoir, c'est-à-dire la vertu, et son exercice ou son actualisation, se situe dans la problématique d'ensemble que constitue « le syllogisme pratique ». Aristote propose à des fins pédagogiques, d'établir un parallèle entre le syllogisme scientifique et ce qu'on appellera plus tard - on ne retrouve l'expression que tardivement chez Aristote, dans son traité sur l'âme - `le syllogisme pratique'. On doit la réhabilitation de cette expression sans doute à Hume ou encore aux travaux de D.J. Allan qui publiait en 1950, un article intitulé « Le syllogisme pratique ». Ce parallèle avait pour but d'expliquer pourquoi l'articulation du désir et d'une faculté cognitive, entraine nécessairement l'action comme si toute action découlait d'un syllogisme préalablement formulé ; où le désir pose la mineure, et la faculté rationnelle, la majeure. « Dans le syllogisme pratique, fait observer le Stagirite, on distingue, d'une part le jugement ou proposition portant sur l'universel, et d'autre part, le jugement portant sur l'individuel (car le premier énonce que le possesseur d'une telle qualité doit accomplir tel acte, et le second que tel acte déterminé est de telle qualité et que je suis la personne la personne possédant la qualité en question), c'est, dès lors, ce dernier jugement qui imprime le mouvement, et non celui qui porte sur le général, ou plutôt ne serait-ce pas l'un et l'autre, l'un étant plutôt en repos et l'autre, non161(*) » ? Car dans le domaine éthique, c'est aussi au syllogisme que l'on fait appel, c'est-à-dire, à un mécanisme de délibération aboutissant à une décision effective, et c'est lui qui fournit un schéma d'explication de notre comportement rationnel. Le syllogisme pratique chez Aristote pose le problème de la motivation humaine ou morale. On peut dire que le stagirite plaide de manière générale, pour une conception internaliste de la motivation au sens où « l'internalisme, est la conception selon laquelle, la présence d'une motivation pour agir moralement est garantie par la vérité des propositions éthiques elles-mêmes. Selon cette conception, la motivation doit être si étroitement liée à la vérité ou la signification des affirmations éthiques que, lorsque dans un cas particulier, quelqu'un est (ou croit qu'il est) dans la nécessité morale de faire quelque chose, il s'en suit qu'il a une motivation pour le faire162(*) ». Ici, avec Aristote, nous assimilons la science à la vertu. Ainsi, la science n'est pas considérée comme un genre, c'est-à-dire comme science particulière. La science, prise dans son absoluité, c'est la philosophie, la philosophie première, la sagesse. Au contraire, « la science, comme genre, est, en son essence même, ce qui est relatif, à une autre chose (car on dit qu'il y a une science de quelque chose).Par contre, aucune des sciences particulières n'est dans son essence, relative à une autre chose. Les sciences particulières ne font donc pas partie des relatifs. Et si nous recevons une telle qualification, c'est seulement d'après des sciences particulières, puisque ce sont elles que nous possédons : nous sommes dits savants par la possession de l'une de ces sciences particulières. Il en résulte que ces sciences particulières en vertu desquelles nous sommes parfois qualifiés, sont-elles même des qualités, tout en étant pas des relatifs163(*)».
Il faut dire que pour Aristote, lorsqu'un sujet formule un jugement moral, qu'il soit évaluatif ou prescriptif, cet énoncé possède un lien interne avec la motivation qui incite ou peut inciter ce dernier à agir en accord, c'est-à-dire conformément à ce jugement. De plus, la motivation humaine inclut l'idée d'une relation entre la perception des valeurs morales - ou de celle du caractère moral d'une situation - par l'agent, et certaines de ses conduites. On parle alors de la prescriptivité de l'expérience perceptuelle des valeurs. Dans l'Organon, Aristote soutient l'idée qu'il existe des jugements éthiques vrais. Plus fondamentalement, la motivation humaine aussi minime soit-elle, semble être la preuve que l'individu forme bien certaines propositions éthiques pouvant être dites vraies. C'est la raison pour laquelle, on peut penser que chez Aristote, « les jugement moraux sont vus comme factuellement cognitifs ; ils avancent des affirmations sur le monde qui peuvent être réputées vraies ou fausses (comme tout autre croyance factuelle) ; la vérité et la fausseté de ces affirmations sont des objets possibles de la connaissance humaine, tout autant que n'importe qu'elle autre affirmation factuelle sur le monde164(*) ». Le parallèle du syllogisme pratique avec le syllogisme scientifique, conduit Aristote à nier qu'il ait quoi que soit dans la signification littérale d'un jugement moral, qui nous oblige à évaluer sur une dimension autre ou supplémentaire que celle du vrai et du faux. Ce qui revient à dire que, si un énoncé éthique est vrai, il l'est en vertu du monde réel et effectif, existant de façon indépendante, autonome. C'est dire qu'avec Aristote, « les croyances morales visent le vrai, et ce qui les rend vrai c'est cet ajustement au monde ; la fausseté est un échec décisif pour une croyance et les croyances fausses doivent être changées pour être ajustées au monde, et pas l'inverse165(*) ». L'idée de `vérité morale' ou de `certitude morale' est donc supposée chez l'inventeur de la logique. La notion de vérité morale présuppose l'existence d'un état du monde causalement indépendant de nos croyances à son égard et en vertu duquel nos croyances morales sont vraies ou fausses. Généralisée et affinée, cette description a paru à de nombreux philosophes, depuis Aristote, contenir la promesse d'une analyse du raisonnement pratique, c'est-à-dire du raisonnement portant sur ce qu'il faut faire, raisonnement qui conduit à l'action. Le syllogisme pratique consacre de manière générale, la subordination du désir à la croyance vraie et justifiée, et nous le verrons par la suite, la subordination du désir à la croyance. Mais, étant donné que le désir et la croyance sont présents, les conditions qui conduisent à une action intentionnelle sont également satisfaites (et par conséquent l'expliquent), en sorte qu'Aristote dit qu'une fois que la personne a le désir et croit qu'une action le satisfera, elle agit sur le champs. Puisqu'il n' y a pas lieu de distinguer les conditions sous lesquels, l'agent est en position d'inférer qu'une action qu'il est libre d'accomplir est désirable, des conditions sous lesquels il agit, Aristote semble identifier le fait de tirer la conclusion d'une inférence avec le fait d'agir : la conclusion donc est une action. Mais bien entendu, cette analyse de l'action intentionnelle et de la raison pratique contredit a priori, l'hypothèse selon laquelle il y a des actions incontinentes. Tant que nous suivons ce schéma de la théorie d'Aristote, nous ne pouvons pas manquer de réaliser qu'il ne peut pas nous fournir d'analyse satisfaisante de l'action incontinente. On ne devrait pas supposer que l'on puisse échapper à la difficulté soulevée par Aristote simplement en abandonnant la doctrine selon laquelle, avoir des raisons d'agir conduit toujours à agir. Les causes de l'action peuvent ne pas en être les motifs ou les raisons. Nous pourrions aussi admettre, par exemple, qu'un homme puisse avoir un désir et puisse avoir qu'une action le satisfera, sans cependant accomplir l'action correspondante, et ajouter que c'est seulement si le désir et la croyance sont la cause de l'action que nous pouvons parler d'une action intentionnelle. Si l'on interroge ainsi la théorie d'Aristote, il nous faudrait encore expliquer pourquoi dans certains cas, le désir et la croyance causent une action, alors que dans d'autres cas, ils conduisent seulement à juger qu'une certaine ligne de conduite était désirable. Si l'on revient à la formulation de cette thèse proposée par Aristote, on ne peut retenir l'idée d'un lien intrinsèque ou nécessaire entre les jugements moraux et la motivation de la volonté, que si l'on rejette la conception humienne d'une séparation entre les croyances et les désirs. Si l'on veut nier l'existence de ce lien intrinsèque, il faut abandonner la thèse, qui reflète une caractéristique de la psychologie du sens commun aujourd'hui, selon laquelle il existe deux catégories distinctes d'états mentaux, les croyances et les désirs. En effet, les croyances sont supposées représenter une réalité constitué de faits `inertes', alors que les désirs sont supposés être de provenance subjective, et fournir la force indispensable qui motive toute acte. Selon la métaphore bien connue, les croyances et les désirs n'ont pas, en tant qu'états mentaux la même relation avec le monde, la même direction d'ajustement. Les croyances sont censées se conformer à la réalité, et avoir une direction d'ajustement qui va `de l'esprit au monde' (elle son vraies si le monde leur correspond) ; alors que les désirs ont une direction d'ajustement qui va du monde à l'esprit (ils sont tels que la réalité est supposée, s'ils sont satisfaits, se conformer à eux). Si l'on rejette cette dichotomie usuelle, il faudra admettre l'existence d'états mentaux possédant un contenu complexe, susceptible de jouer les deux rôles à la fois, c'est-à-dire d'être en même temps cognitifs et pratiques. Ces états seraient des croyances, mais aussi des désirs ou des croyances en tant que désirs. Ce serait des croyances qui sont ou qui constituent des désirs, ou des croyances qui combinent les deux directions d'ajustement166(*). Certains philosophes s'appuient sur une analyse aristotélicienne du caractère épistémique de la vertu et se concentrent sur la motivation morale de la personne vertueuse. Ils essaient de montrer, comme d'autres philosophes avant eux, que certaines croyances sont capables de motiver par elles-mêmes, sans l'appui de désirs qu'on pourrait concevoir indépendamment des croyances morales en questions. Il semble que dans le cas de la motivation morale, ces croyances morales engendrent des désirs appropriés. En fait, Aristote a lui-même formulé une idée de ce genre, quand il parlait de l'opération réussie d'un intellect désirant ou d'un désir réfléchi dans son traité De L'Ame167(*). En revanche, on peut observer que deux cas remettent en question ce qui vient d'être énoncé précédemment. De tels cas semblent aller à l'encontre de la conception selon laquelle, les croyances ont une force motivationnelle essentielle, indépendante de l'appui de désirs ontologiquement et conceptuellement distincts. « Les uns concernent des personnes vertueuses qui n'ont pas les croyances constitutives de la sensibilité morale, et chez qui les raisons d'agir opposées aux décisions éthiques ne sont pas `réduites au silence' et sont sous-tendues par des désirs possédant une existence et une force motrice indépendantes des états cognitifs de l'agent. Les autres, concernent les personnes qui manifestent le phénomène de l'accidie, c'est-à-dire qui sont indifférentes à toute considération morale en raison de troubles psychologique (qui voient ce qu'il faut faire moralement, mais qui n'ont pas la volonté nécessaire pour réaliser leurs principes)168(*) ». Il n'est donc pas nécessaire pour rendre compte de ces cas, de supposer une distinction essentielle entre les croyances et les désirs, et on peut s'en tenir à une forme de cognitivisme pur : ce sont les croyances morales elle-même qui possèdent un pouvoir motivationnel. On peut donc décrire qu'un désir se produit lorsqu'on se trouve dans un état, où l'on est motivé par l'écart entre deux croyances morales, qui sont des représentations d'états de choses antérieurs ou postérieurs, ou même contemporain par rapport à l'action. Ce sont ces représentations, ou plutôt ces « croyances qui mettent en lumière, qui constituent les raisons d'agir, et qui engagent la volonté, et non pas le désir ». En clair, « les faits qui font partie du monde peuvent être en même temps des raisons de le changer169(*) ». C'est donc ainsi, que l'on peut expliquer les cas problématiques où on a l'impression d'une divergence entre croyance et désirs. Mais en outre, « les défenseurs de l'externalisme invoquent aussi les cas de personnes manifestant un comportement volontairement amoral ou immoral : mais les partisans de l'internalisme cognitiviste n'accepte pas la description qu'en proposent leurs adversaires. Ils essaient de prendre en compte [aussi] le problème posé par l'existence d'individus fanatiques et amoraux, mais néanmoins rationnels en apparence. Ils répètent inlassablement que ces personnes ne parviennent pas vraiment à comprendre les raisons morales qu'elles ignorent, ou ce pouvoir que les amoralistes et les immoralistes se contentent purement et simplement de lui refuser. Quant au phénomène de l'accidie, de l'indifférence à l'égard des considérations morales, due à un trouble psychologique, elle va de pair avec la version du cognitivisme. Les états mentaux, qui représentent des faits intrinsèquement motivants, suffisent à engager la volonté et à conduire à l'action, par eux-mêmes, sans l'aide des désirs, qui leurs sont `externes' ; mais pas toujours dans les contextes. On peut expliquer, d'une manière particulière, et selon les cas, pourquoi ils n'y parviennent pas, en se référant à telle ou telle forme de désordre, psychologique qui affecte la force des croyances et provoque cette indifférence morale (ou accidie) sans mentionner pour autant l'absence ou la mise en échec des désirs appropriés170(*) ».
Dans la description, ou plus exactement dans l'interprétation du syllogisme pratique de l'akratès, Aristote semble suggérer que le désir n'a pas suivi le choix comme il aurait du le faire ; en d'autres termes, que le mouvement allant de la prémisse à la conclusion pratique, c'est-à-dire à l'action, n'a pas suivi son cours normal. Plus précisément, Aristote observe qu'un désir opposé est venu contrarier le jugement moral vrai et justifié qui aurait du mettre le corps en mouvement, conformément à ce qui ressortait du jugement. Il sera donc conduit à distinguer contre Platon et ses successeurs, l'individu qui possède la science, la vertu que symbolise la proposition éthique universelle et qui l'exerce, de celui qui détient le savoir mais ne l'actualise pas. Aristote s'explique en écrivant : « Nous disons qu'il y a deux manières de savoir : il y a celui qui possède la science sans toutefois l'utiliser, et c'est celui qui sait ainsi qu'on dit. Il y aura donc une différence selon qu'on fait ce qu'on ne doit pas faire : en ayant la science, mais sans réfléchir sur l'acte et ayant à la fois la science et la connaissance réfléchie171(*) ».
Est-il possible de posséder la science sans l'exercer ? Comment posséder la vertu et agir contre ? Plus simplement, comment l'acrasie est-elle possible ? Au niveau syllogistique, c'est-à-dire au niveau du raisonnement de l'agent, Aristote donne quatre arguments qui justifient la possibilité de l'acrasie. -Premier argument : « L'ignorance ou la méconnaissance des fait particuliers ». Tout raisonnement, chez Aristote, à la forme d'un syllogisme. La prémisse majeure constitue la connaissance la plus générale ou universelle, tandis que la prémisse mineure s'applique à des cas restreints ou particuliers. Or, il peut arriver que l'on possède en acte, la connaissance de la prémisse majeure, mais en puissance celle de la mineure. L'akratès, c'est-à-dire l'incontinent, est donc celui qui agit sans penser à faire application de la règle générale ou du principe universelle contenu dans l'énoncé éthique vrai, émis par la faculté cognitive, au cas singulier exprimé par la mineure émise par la faculté désirante. « Du moment qu'il y a deux sortes de prémisses, explique Aristote, rien n'empêche l'homme qui les connaît toutes deux d'agir contrairement à la science. Si par exemple, il utilise la proposition générale et non la proposition particulière. Ce qui relève de l'action ce sont toujours les cas particuliers172(*) ». Ainsi, l'incontinent saurait que la viande légère est bonne pour la santé, mais ne saurait pas que x est une viande légère, si bien qu'il ne mangera jamais d'x. Par ailleurs, il peut arriver qu'il y ait deux universels dans la majeure : un universel peut être prédicable du sujet et l'autre de l'objet. Nous savons d'Aristote que « le général peut présenter des différences. Dans certains cas, il existe en fonction de l'individu ; dans l'autre en fonction de la chose. Aussi n'y a t-il rien d'étonnant qu'on se trompe en ayant une connaissance de la sorte173(*) ». L'injustice et l'instabilité dans l'esprit de certains hommes, leur désordre et leur manque de mesure, sont les dernières conséquences d'innombrables inexactitudes logiques, de manque de profondeur, de conclusions hâtives.
De la même manière, on est incontinent du fait qu'on se laisse mener par l'opinion, en la suivant comme un berger, un guide. L'incontinent met donc sur le même pied, la science et l'opinion. Son raisonnement traite indistinctement science et opinion. Aristote affirme en ce sens que « si donc du fait qu'il accordent leur confiance à la légère, les gens menés par l'opinion agissent contre leurs propres manières de voir plus facilement que ceux qui savent, la science ne diffèrera en rien de l'opinion, car il y a des gens qui se fient tout autant à leur opinion que d'autre à leur savoir, ce qui est bien clair chez Héraclite174(*) ». -Second argument : « L'entrave des passions ». Chez Aristote, l'usage de la réflexion se trouve entravé quand d'une part, on refuse de s'en tenir à une conclusion qui ne satisfait pas ; d'autre part, lorsqu'on « ne peut avancer », c'est à dire quand on est dans l'impossibilité de donner une riposte aux velléités du désir. Or, il peut arriver que d'après un raisonnement de cette sorte, le manque de réflexion joint à l'impuissance à se maitriser, nous poussent à être acratique en faisant le contraire de ce qu'on pense, en raison de cette incontinence. On se figure donc que le bien est mal et qu'il faut s'en abstenir ; de sorte que c'est le mal et non le bien qu'on ferra. L'incontinent se trouve donc enferré par ce proverbe qu'on citait communément dans l'Antiquité : « Si l'eau me suffoque, que boire encore ? » De plus si c'est l'opinion et non la science qui mène l'individu dans l'akrasia, c'est que le jugement moral contenant l'universel, qui doit l'aider à résister à la passion, manque de force. La contrainte exercée par le meilleur jugement n'est pas suffisante pour résister à la passion ; elle n'est pas suffisante à motiver l'agent à tirer la conclusion pratique qui s'impose par nécessité. Ainsi, le lien entre l'énoncé éthique universel et l'action, est mal assuré, et l'incontinent est comme dans une sorte d'incertitude, il est face à l'abîme comme le mettra en évidence Derrida. Il n'arrive pas à demeurer ferme dans ses raisonnements contre les assauts répétés des passions ainsi que le pensait Platon. En ce sens on peut voir ici à juste titre, une réhabilitation, ou une justification partielle des thèses platoniciennes. En effet, lorsque Aristote entame la discussion sur l'acrasie, il mentionne Socrate et formule le problème dans la perspective adoptée par celui-ci. L'aporie qui ouvre le chapitre 3 du livre VII et qui, d'une certaine manière, gouverne toute la recherche, porte sur le sens en lequel quelqu'un peut être considéré comme ayant une conception correcte lorsqu'il cède à l'acrasie. La phrase n'est pourtant pas exempte d'ambigüité. En effet, on pourrait la comprendre comme soulevant une difficulté à propos de l'acte acratique (et de ses description possibles), la connaissance étant présente sur le seul mode du plein savoir. Dans ce cas, ou bien il n'y a pas de place pour l'acrasie dès lors que le sujet connait, ou bien, si le phénomène est admis sous une quelconque description, il lui faut pouvoir se produire en présence d'un savoir intégral. Or, puisque Aristote admet ce phénomène sous une certaine description, sa position doit obligatoirement être antisocratique, car le savoir doit forcément alors, en un certain sens, se trouver tiraillé par autre chose, ce que Socrate refusait absolument. En grec, dans cette interprétation, pour ôter à la phrase l'ambigüité de sa syntaxe, on aurait pu dire se demander « le savoir étant présent, comment cède t- on à, l'acrasie ? Quelle est la nature de la connaissance lorsqu'on cède par acrasie ? En effet, la question selon Aristote porte sur le mode de connaissance en présence lorsqu'on cède par acrasie ou à l'acrasie, et non sur l'existence ou non d'un tel phénomène lorsqu'on connait pleinement. Tel semble être le sens profond du propos d'Aristote. En effet, lorsqu'il revient sur cette aporie, Aristote la rattache à une autre question : En quel sens le sujet sait quand il cède par acrasie ? (Et non pas si l'on cède lorsqu'on est possède la pleine connaissance ?). Ainsi comprise, la question n'est pas incompatible avec le déni socratique de l'acrasie ; au contraire, elle est compatible avec lui, car l'une des réponses possibles, consiste justement à montrer que, en un certain sens, ce n'est pas le savoir proprement dit qui est tiraillé par l'appétit, mais que l'acrasie a lieu lorsque ce qui relève de la sensation soit n'est pas présent, soit l'est à l'instar des vers d'un ivrogne qui cite sans en appréhender vraiment le sens. Une telle solution est en effet compatible et redevable à la thèse socratique, car ce qui relève de la sensation ne s'identifie pas à ce qui est proprement connaissance.175(*) Considérerons maintenant la réponse d'Aristote : celle-ci reste, en un sens largement tributaire et donc voisine de celle de Socrate. En effet « Socrate l'Ancien » soutenait que ce qu'on décrit communément comme le fait d'être « vaincu par les passions » et d'aller à l'encontre de ce qu'on croit être le meilleur était en réalité causé par l'ignorance, en l'occurrence une croyance fausse relative à ce qui nous est avantageux. Son modèle intellectualiste de l'action ne laissait aucune place à l'acrasie. Or, la solution que présente Aristote fait aussi appel à l'ignorance pour expliquer le phénomène de l'acrasie. Le problème de l'acrasie, pour le Stagirite tourne autour de la nature de l'ignorance qui s'empare de l'humain au moment où il agit contre lui-même. Il y a bien une « ignorance » même si les deux ne sont pas d'accord sur la nature de celle-ci176(*).
Or, Aristote est sur ce point très clair : là où il y a des passions il n'y a pas de science. La passion est marquée du sceau de la sensibilité qui détourne l'universalité de la majeure. D'ou l'erreur de jugement de l'incontinent : « Puisque la dernière proposition est un jugement qui est du domaine du sensible et qui détermine souverainement nos actes, l'homme en état de passion ou ne la possède pas ou la possède de telle manière qu'on ne peut appeler cela `savoir' au sens exact du terme ; c'est parler machinalement comme l'homme qui, sous l'empire de la boisson, récite des vers d' Empédocle. Le fait s'explique aussi parce que le dernier terme ne paraît pas avoir une portée aussi générale et aussi scientifique que le terme universel. Et il semble bien que se produit ce que Socrate cherchait à expliquer. En effet, la passion ne se montre pas quand existe ce qui paraît être la science, au sens exacte du terme. Cette science n'est pas tiraillée en tout sens par la passion, laquelle remporte la victoire uniquement sur la connaissance relevant de la sensibilité177(*) ». Les passions égarent la raison ; la passion peut influencer la volonté par une forme de distraction, en la détourant de son bien propre (celui que juge la raison) ou en gênant le jugement de la raison, en suscitant une appréhension véhémente de l'imagination et l'estimation qui s'en suit. La passion entraine donc une appréhension sensible qui altère le jugement de la raison, et par suite, corrompt le mouvement de la volonté qui suit toujours un jugement de la raison. Cette distinction peut être reportée sur la description de l'acte incontinent, qui fait l'objet d'un choix mais ne procède pas tant du choix que de la passion. Thomas d'Aquin en commentant le livre VII de l'Ethique à Nicomaque, ne mentionnait pas la volonté puisque celle-ci ne fait que suivre le jugement de la raison, et qu'il ne situe pas l'incontinence entre jugement et vouloir. Pour beaucoup de commentateurs, Thomas d'Aquin ne parait pas conscient de s'écarter du texte aristotélicien qu'il a commenté largement, et ce sans faire intervenir la volonté pour expliquer l'incontinence. L'incontinence s'explique par l'influence de la passion sur la raison, qui entraine l'action, via la volonté. Quand il analyse l'incontinence, Thomas d'Aquin défend l'idée d'une succession de jugements particuliers, sur la bonté d'une action. Lors d'un développement largement dépendant d'Aristote, Thomas d'Aquin rappelle que l'action est guidée par une connaissance double, universelle et particulière. Un défaut de l'une ou de l'autre connaissance met en péril la rectitude de l'action. Un individu peut donc avoir une connaissance universelle correcte, mais se tromper dans la considération particulière, voire posséder la connaissance habituelle que cet acte singulier est proscrit ou interdit, mais ne pas le considérer actuellement. Il peut donc agir contre son jugement, si celui-ci ne fait pas l'objet d'une considération actuelle : que se soit par un défaut d'attention, ou en raison d'un obstacle. La passion qui fait négliger la considération actuelle du bien est de ce type. Thomas d'Aquin distingue trois formes d'empêchement dus à la passion : l'altération physique, qui pourrait en venir à rendre cette action involontaire en ligotant la raison (l'ébriété par exemple), même si la cause de cette délibération était volontaire ; la distraction et la passion. Ces deux derniers cas et surtout la passion, sont les plus pertinents pour l'incontinence. L'individu n'est pas contraint par la passion : il pourrait résister, toutefois elle l'emporte. La lutte semble bien opposé la raison à la passion, qui peut l'amener à produire un jugement actuel opposé au jugement habituel. La suite de l'étude de Thomas d'Aquin, très proche d'Aristote, ne fait que renforcer cette analyse : le syllogisme de l'incontinent possède quatre propositions, deux universelles l'une de la raison, l'autre de la passion ; mais la passion ligote la raison afin d'éviter qu'elle n'adopte la première et conclue sous elle, de sorte que pendant ce temps (de la passion), elle (la passion) adopte la seconde et conclut sous elle. L'incontinence s'explique par l'influence de la passion sur la raison, qui entraine l'action, via la volonté. Quand il analyse l'incontinence, Thomas d'Aquin défend l'idée d'une succession de jugements particuliers, sur la bonté d'une action. Lors d'un développement largement dépendant d'Aristote, il rappelle que l'action est guidée par une connaissance double, universelle (par exemple : toute fornication est interdite) et particulière (cet acte, qui est un acte de fornication, est interdit)178(*). La définition d'akrasia comme entrave des passions nous permet chez Aristote de nous poser la question suivante : l'acrasie est-elle absence totale ou partielle de science ? Pour le Stagirite, l'incontinent est privé de toute science si et seulement s'il est semblable à celui qui récite des démonstrations par coeur, sans en avoir aucune science, sans les comprendre. De fait, il ne saura ni apprécier, ni distinguer de deux jugements A et B, celui qu'il doit fuir de celui qu'il doit suivre. Aristote en donne l'illustration : « Certains au début de leurs études, récitent d'une haleine les raisonnements qu'ils ont appris, mais il n'en on aucune connaissance exacte179(*) ». Pour Aristote, l'incontinent a sa faculté de raisonner entravée ou prisonnière des passions comme l'amour, l'appétit sexuel, la colère ou la douleur. Dès lors, indépendamment de son actualisation on peut posséder la science dans un sens et pas dans l'autre ; comme dans le cas du fou ou de l'homme ivre : « Nous voyons bien que la disposition est loin d'être identique quand on a le savoir et quand on sait l'utiliser ; on peut le posséder, sans le posséder à proprement parler et ressembler à un dormeur, à un fou ou à un homme ivre. C'est bien dans cet état que se trouvent ceux-là du moins qui sont livrés aux passions. La colère, les désirs amoureux, et quelques autres affections de ce genre produisent aussi, manifestement, un changement dans le corps et provoquent même chez quelques-uns un véritable égarement. Sans doute il faut dire que ceux qui n'ont aucune maitrise sur eux-mêmes sont dans le même état 180(*)». Selon Pierre Bayle, l'humain ne vit ni n'agit en accord avec ses principes moraux. Si l'homme n'agit pas conformément à ses principes, c'est parce qu'il suit, comme l'avait montré Aristote, le jugement particulier au détriment de principe général. Or, le jugement particulier s'oppose la plupart du temps à la règle générale qui manifeste la lumière naturelle. En ce sens on voit que la théorie aristotélicienne de l'incontinence se voit conforter et légitimer par P. Bayle ; ou devrions nous plutôt dire qu'il utilise (et pour certains instrumentalise) la théorie aristotélicienne de l'incontinence. « L'homme ne se détermine pas à une action plutôt qu'à une autre par les connaissances générales qu'il a de ce qu'il doit faire mais par le jugement particulier qu'il porte de chaque chose lorsqu'il est sur le point d'agir. Or, ce jugement particulier peut bien être conforme aux idées générales que l'on a de qu'on doit faire, mais le plus souvent il ne l'est pas. La poète qui a fait dire à Médée, je vois et j'approuve le bien, mais je fais le mal a parfaitement, bien représenté la différance qui se rencontre entre les lumières de la conscience et le jugement qui nous fait agir 181(*)». Si nos actions ne sont produites que par l'intérêt , on peut induire qu'elles ne sont produites que par la passion. La passion n'est pas nécessairement quelque chose venue du dehors et indépendante de la volonté de l'agent. Il est peu de pensées sur lesquelles P. Bayle aime à revenir que sur le déterminisme (relatif) des actions humaines. L'agent est toujours déjà esclave de ses passions, et il ne lui laisse aucun autre choix que de se laisser guider, entrainer par celles-ci. La volonté n'est rien, la fortune et les passions sont tout. Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent l'effet dans grand dessein, mais des passions humaines contingentes. Le secret de nos décisions tout simplement, se trouve dans l'équilibre des passions antagoniste « qui changent, selon P. Bayle, du soir au matin » : c'est donc une affaire de mécanique. Si nous résistons à nos passions, c'est plus par leur faiblesse que par la force de la volonté ou de la conscience. L'humain, pense P. Bayle, croit souvent se conduire lorsqu'il est conduit, et pendant que par son esprit il tend à un but, son coeur emporté par la passion, l'entraine insensiblement à une autre. Puisque nous ne pouvons agir avec une totale liberté et une complète indépendance, encore moins dépend t-il de nous de préserver dans l'action commencée ou en cours. En clair, l'esprit et l'entendement sont toujours les dupes des passions du coeur. L'esprit croit toujours, par son habileté et ses raisonnements, faire au coeur ce qu'il veut ; mais il se trompe, il en est le dupe ; c'est toujours le coeur qui fait agir l'esprit. L'esprit suit tous les mouvements du coeur, malgré les intentions contraires, et les accompagne même sans croire les suivre. Les vers du poète disent : « la raison sans cesse raisonne, et jamais n'a guéri personne, et le dépit le plus souvent, rend plus amoureux que devant ». Bayle conçoit le coeur comme l'ensemble fatal des passions et des inclinations, qui sans cesse dominent et gouvernent la raison, alors que la raison se croit se croit maitresse et souveraine. La volonté, en nous, est toujours la dupe des passions, la liberté de la servitude. Nous ne pouvons désirer nous modifier que si ce désir nous vient, et il ne peut nous venir que par la diminution, et le remplacement d'un autre désir. Donc là où une passion est vaincue, ce n'est pas nous, en réalité, qui triomphons d'elle, mais c'est une passion contraire. Il y a dans le coeur, dit P.Bayle, une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l'une est presque toujours l'établissement d'une autre. Quelle est donc, en résumé, la dernière unité à laquelle se ramènent les passions qui semblent agiter l'humain d'une manière si diverse et contradictoires, et qui ont pourtant la même source ou origine, et la même fin ? Il y a d'abord, une passion générique, qui domine toute les autres, c'est la vanité, l'orgueil (hybris). Les passions les plus violentes, dit Bayle, nous laisse quelquefois du relâche, mais la vanité, elle, nous agite toujours. Maintenant l'orgueil lui-même, avec toutes les passions qu'il renferme, rentre et se résume dans une passion plus générale encore : l'amour-propre. L'amour-propre, voilà le centre autour duquel s'accomplissent tous les mouvements de l'âme. Il est l'âme même, il est la vie. P. Bayle se plait à insister sur l'auto-illusion ou la duperie de soi comme Platon et Aristote. Le tyran, pensait Platon, pouvait se tromper lui-même en pour la satisfaction de quelques désirs érotiques et tyranniques. De sillage de Platon et d'Aristote, Bayle pense que si l'homme n'agit pas selon sa croyance, c'est parce qu'il est englué dans l'ignorance, et les faux préjugés. Il peut les avoir forgé lui-même, et en être victime. Mais il n'en demeure pas moins que la difficulté qu'il a à en sortir, le conduit très souvent à faire de ces « faux principes », les règles de sa conduite. C'est la raison pour laquelle le philosophe français, « il y a une infinité d'individu qui s'aveuglent volontairement ». Cependant, « il n'est pas vrai, nuance t-il, que nos passions soient toujours la règle de nos sentiments. C'est donc à tort que l'on s'imagine que, quand nous ne voyons pas une vérité importante dans [la morale], nous avons quelque passion secrète qui a intérêt que nous demeurions dans l'ignorance182(*) ». Plongé dans l'ignorance, l'humain agit contre ses croyances morales car pour lui, « la raison, et les lois naturelles et civiles, la justice et la vertu sont des mots vides de tout sens ». D'où la facilité qu'il a à agir contre. Pour peu d'entendement que l'on ait, il est aisé de voir que les hommes « sont plongés dans les plaisirs et [qu'ils] font consister toute leur gloire à reposer dans le sein de la volupté ». L'action humaine est donc toujours en contradiction avec les principes moraux en ce qu'elle émane d'une âme sujette à la volupté, au plaisir, aux passions, et à l'opinion. En conclusion, on peut dire que de l'inanité des dogmes spéculatifs de la morale, découle la non-conformité des actions humaines. Pour P. Bayle, on s'imagine faussement qu'un homme agit toujours en vertu des principes moraux. Il n'y a pour lui, rien de plus sujet à l'illusion que de juger les moeurs d'un homme, par les opinions générales dont il est imbu. C'est encore pire que s'il on jugeait de ses actions par les traités de morale ou par des harangues, qui néanmoins sont de fort mauvais garants des inclinations de l'auteur. Il apparaît alors que pour P. Bayle, l'acrasie est l'essence de l'homme. On peut dire aussi sans risque d'erreur que, la passion est l'essence de l'homme en tant qu'elle est le principes de ces actes. Ces derniers relèvent tous de la contingence des passions, des inclinations, du tempérament. Il revient donc à l'indistinction platonicienne. L'essence de l'humain c'est donc la contradiction, le conflit entre la croyance et les passions du coeur, le tempérament. Les passions égarent la raison ; la passion peut influencer la volonté par une forme de distraction, en la détourant de son bien propre (celui que juge la raison) ou en gênant le jugement de la raison, en suscitant une appréhension véhémente de l'imagination et l'estimation qui s'en suit. La passion entraine donc une appréhension sensible qui altère le jugement de la raison, et par suite le mouvement de la volonté qui doit suivre toujours le jugement de la raison. Cette distinction peut être reportée sur la description de l'acte incontinent, qui fait l'objet d'un choix mais ne procède pas tant du choix que de la passion. Et comme le désir n'est jamais loin (des passions), l'impuissance à résister aux passions laissent la porte grande ouverte au torrent de désirs puissants et déréglés. Il peut arriver qu'on rencontre chez l'agent deux prémisses contradictoires. Or, si l'appétit, c'est-à-dire le désir, se trouve en ce dernier, il le conduira à conclure en fonction de l'énoncé éthique dépourvu de vérité : car bien souvent le désir cherche à tromper. Dans ce cas de figure telle est l'origine de l'incontinence. Aristote fait remarquer à ce titre que « quand le désir existe précisément dans l'âme, d'un coté la prémisse nous recommande d'éviter la chose, mais le désir qui meut chacune des parties de l'âme, nous pousse à la rechercher183(*) ». L'opinion commune juge que la maitrise de soi et la fermeté sont des attitudes louables alors que l'impuissance à se maitriser et la mollesse son méprisables et blâmables. Plus exactement Aristote juge que l'homme maitre de lui-même s'identifie avec celui qui sui absolument les prescriptions de la raison, tandis que l'homme sans empire sur lui-même sort des voies de la raison. L'incontinent est en quelque sorte déréglé tout en possédant la raison. L'appétit ou le désir le conduit à se détourner de la raison, et lui fait tirer des conclusions contraires. En clair, le désir et la passion favorisent l'opinion au détriment de la science. Cette opinion peut ou ne pas être contraire, à la droite règle contenue dans le jugement moral vrai. Elle peut l'être par accident, puisque c'est en fait l'application qui lui est contraire et non réellement la prémisse. Pour Aristote, « il peut se faire qu'on se montre dépourvu de maitrise de soi par l'effet, en un certain sens du jugement, non pas qu'en soi le jugement s'oppose à la droite règle, mais par accident184(*) ». -Troisième argument : « La délibération précipitée » Aristote aime à rappeler que l'acrasie peut résulter d'une délibération précipitée. De deux jugements A et B, l'agent doit prendre le temps, avec discernement, de choisir la meilleure des deux propositions morales au risque de choisir la pire. -Quatrième argument : « Le problème de l'action nécessaire » Selon Aristote dès que le syllogisme pratique est posé, il s'ensuit nécessairement l'action ou la conclusion pratique. Dans les situations d'incontinence, la majeure, nous l'avons dit, peut être une opinion et la prémisse mineure se rapporte aux faits particuliers où la perception c'est-à-dire où la sensation est maitresse. Or, quand les deux prémisses étant posées, s'accordent, l'âme pose nécessairement la conclusion pratique. En conséquence, quand bien même l'une ou les deux prémisses serait fondées en raison, et l'autre sur l'opinion vraie, si l'accord se fait, l'action suit par nécessité. C'est bien la raison pour laquelle Aristote assimile l'incontinent à un histrion, cet interprète antique de farces grossières :« Nous devons supposer que ceux qui ne sont pas maitre d'eux-mêmes parlent à la manière des histrions. Voici comment on pourrait observer la raison naturelle de ce fait : la pensée porte tantôt sur les propositions générales, tantôt sur les cas particuliers, qui sont dès lors soumis à l'appréciation de la sensation. D'où la nécessité pour l'esprit quand de deux opinions, il en résulte une autre, que l'âme affirme la conclusion qui en découle et, quand il s'agit de l'action, d'agir, immédiatement. Ainsi, quand il existe une pensée générale ; quand il y en a une autre, également générale, et qu'il y a une proposition particulière, c'est cette dernière qui provoque l'action185(*) ».
II.2.2. L'AKRASIA COMME DEREGLEMENT DE L'ETHOS Quel est l'homme absolument dépourvu de maitrise de soi, se demande Aristote ? A partir du moment où nul ne peut posséder toutes les variétés de cette impuissance à se maitriser, les deux niveaux d'étude de l'incontinence se dévoilent d'eux-mêmes : le niveau syllogistique, que nous venons d'étudier, et le niveau éthique. Mais qu'est-ce que l'èthos ? L'èthos pour Aristote, c'est le caractère, c'est-à-dire une certaine qualité de l'âme. Plus précisément, le caractère est une relation interne à des composantes hétérogènes. La psychè humaine, en effet, n'est pas tout à fait homogène, uniforme. Il y a en chaque homme, une faculté de penser, non pas simplement une conscience mais une faculté rationnelle capable de saisir les principes et de se demander « pourquoi ? » ; et de remonter par une chaine de questions successives à une origine ou à un premier principe. Il y a aussi une faculté sensorielle et encore une faculté de désirer un objet qui lui paraît bon et donc désirable ; c'est cette faculté qui le fait se mouvoir de plein gré vers celui-ci. C'est dire autrement que l'être humain, pense Aristote bien avant Spinoza, réunit à la fois la pensée rationnelle et le désir : l'humain est marqué par le besoin, le manque ou la carence. Or, l'èthos c'est précisément la relation entre le désir et la raison ; l'èthos est la qualité de notre désir en tant qu'il suit ou pas la raison, laquelle prescrit au désir ce qu'il doit rechercher ou fuir : « Le caractère doit être une qualité de la partie irrationnelle de l'âme capable, toutefois, selon la raison impérative, de suivre la raison186(*) ». Voilà le caractère, la qualité de notre désir, élément non rationnel de l'âme en tant qu'il obéit ou désobéit aux prescriptions ou la raison prescriptive, lui fait suite ou ne lui fait pas suite. Le caractère est « un jeu entre le désir et la raison187(*).
Une personne est donc qualifiée moralement à partir du type d'objet qu'elle se représente comme bon et qu'elle désire. Et de là, puisque le plaisir n'est jamais loin, l'individu est qualifié moralement en fonction des objets qui lui procurent du plaisir. Or, il arrive que la raison soit dans le vrai, mais que le désir tende malgré ses prescriptions vers l'objet qu'elle juge mauvais ou nuisible. La raison et le désir sont donc en conflit (Kratos) et rentrent dans un rapport de force. Pour Aristote, l'akrasia et le conflit intérieur qui le caractérise, sont moins mauvais que l'akolasia, l'intempérance vicieuse, puisqu'ils témoignent d'une conscience de l'orthos logos et ne sont donc pas incurables. Parce qu'il a fait un bon choix, l'homme sujet à l'akrasia, n'est pas vicieux ; il se laisse détourner de ce choix et tel est son défaut. Si c'est le désir qui l'emporte sur la raison, l'individu sera dans une situation d'absence de contrôle de soi, de manque de force, de mollesse, d'acrasie. C'est donc le caractère causal du désir qui explique la mise hors circuit de la droite règle. Nous sommes conduit à faire ce que la droite règle nous prescrit de fuir. Il intéressant de voir comment l'acrasie révèle l'une de ses modalités essentielles, au travers du conflit moral. Par un cas de `conflit moral', nos entendons un cas où il y a de bonnes raisons à la fois d'accomplir une action, et d'en accomplir une autre qui l'exclut (peut-être en s'abstenant d'accomplir l'action en question). Il est assez clair que l'incontinence ne peut exister que lorsqu'il y a conflit en ce sens, car l'incontinent estime qu'une certaine ligne de conduite est (pour une raison donnée) meilleure, et fait pourtant quelque chose d'autre (ce également pour une raison). L'image de l'incontinent que nous tenons d'Aristote est celle d'une bataille ou d'une lutte entre deux adversaires. Chaque adversaire est armé de son propre argument ou principe. Un côté peut être appelé passion ou désir et l'autre raison ou intellect. Ils luttent à mort, il combattent avec acharnement : un côté sort victorieux et proclame sa victoire, le mauvais côté celui qui s'appelle passion ou désir gagne, et l'emporte sur la raison. Il y a, nous l'avons déjà dit, une image rivale que l'on peut trouver chez Socrate-Platon et les Pythagoriciens. Elle est pressentie par Dante qui pense suivre Aristote et Thomas d'Aquin, quand il parle de l'incontinent comme celui qui « laisse le désir pousser la raison au bas de son trône188(*) ». Aristote a clairement identifier l'acrasie à un conflit. La raison a un rôle à jouer dans le déploiement de la vertu morale, mais la vertu ne peut être assimilée à l'exercice de la raison, car elle contient un élément non-cognitif important : le désir ou l'émotion. De la sorte, le programme intellectualiste socratique se trouve profondément corrigé, réorienté de façon à permettre l'attribution d'une place à cet élément non cognitif. On peut vérifier cela sans trop de difficulté en considérant la manière dont Aristote aborde l'acrasie en dehors de l'Ethique à Nicomaque. En effet, l'acrasie est présentée comme résultant d'un conflit entre ce que l'appétit recherche, ou le désir de l'agréable, et ce que la raison pratique reconnait comme le meilleur. Ce conflit est caractérisé comme combat ; le vainqueur en est l'appétit, qui conduit la raison à battre en retraite. Dans De anima, Aristote présente généralement l'acrasie comme un conflit au cours duquel un désir parfois l'emporte sur l'autre, parfois est dominé par l'autre, à l'instar d'une sphère qui entraine une autre ou est entrainé par elle. Le vocabulaire est donc bien en avant, un désir a donc la victoire sur un autre. La raison pratique est là au complet, avec ses prémisses et sa conclusion ordonnant et prescrivant, mais un autre désir que le désir rationnelle, en l'occurrence l'appétit, meut le sujet et l'emporte sur la raison. Lorsque cela se produit, raison et appétits sont contraires. Chez l'acratique, l'appétit lutte et s'oppose à la raison, car leurs impulsions respectives vont en sens contraires. Encore une fois, rien ne dit ici que les combattants ne sont pas au complet ; au contraire, tout laisse croire que la raison et l'appétit se heurtent tous entiers dans le choc de deux sphères. Dans le combat, l'un peut vaincre ou être vaincu. On devient acratique, écrit Aristote dans l'Ethique à Eudème, lorsqu'on passe à l'acte en fonction de l'appétit, et donc contre ce qu'ordonne la raison. L'appétit est présent et pousse dans une direction opposé à celle voulue par la raison ; l'appétit prend le dessus sur la raison et sort vainqueur du combat189(*). En principe, nous relevons la présence de deux parties en conflit : l'intellect et l'appétit. Mais osons une autre interprétation. On peut tout aussi supposer qu'il y a trois acteurs sur la scène (deux principaux et le dernier secondaire): la raison, le désir et celui qui laisse le désir prendre l'avantage. Le troisième acteur s'appelle peut-être la volonté ou la conscience. Il appartient à la volonté de décider qui emportera la bataille. Si la volonté est forte, elle donne la palme à la raison, à l'intellect. Au contraire si elle est faible, elle peut permettre au désir, à la concupiscence, ou au plaisir, de prendre le dessus. Dans le cadre d'une théorie où l'émotion ou l'affection constitue l'un des éléments de l'action, l'intensité du désir joue un rôle important. Il ne s'agit pourtant pas d'une intensité de l'appétit au-delà de toute force humaine ; au contraire, l'acratique cède là où la plupart des hommes de cède pas. Il est vaincu par le désir et agit contre ce que prescrit la raison sans que pour autant on doive parler d'une force contre laquelle il ne pourrait guère lutter, puisque la plupart des hommes n'y cède point. Il faut insister sur ce point, car on pourrait craindre une intensité du désir telle qu'elle impliquerait l'incapacité à s'opposer à lui, rendant de la sorte l'acte acratique involontaire ; or, l'acrasie se produit lorsqu'on cède à un appétit dont l'intensité se laisse pourtant contrôler par la plupart des hommes. En quel sens alors, l'acrasie peut-elle être un acte volontaire ?L'acte acratique est volontaire, car il répond parfaitement aux conditions de l'acte volontaire ; en effet, le principe réside dans l'agent et ce dernier connait les circonstances où se produit l'action sans subir la pression d'une force externe, puisque c'est son désir qui l'emporte ; d'autre part, l'incontinence est volontaire au sens où l'on considère que l'agent n'est pas mu par une force irrésistible. En outre, l'impulsion du désir ne se fait pas ressentir en dehors de tout discours. L'appétit se présente au contraire sous la forme d'opinions, il se formule même en un syllogisme et produit ses conclusions, s'opposant sous cette forme à ce qu'ordonne la raison. Pourquoi alors Aristote, semble t-il revenir à l'intellectualisme socratique afin d'expliquer ex professo le phénomène d'acrasie, en l'envisageant comme dû à une certaine ignorance et ne supposant une certaine défaillance du côté de la raison, alors qu'il est en possession d'une doctrine plus complexe et satisfaisante de l'action, d'après laquelle l'appétit peut mouvoir par lui-même en sorte que l'homme agisse à l'encontre de ce qu'il estime être le meilleur pour lui ? Une première réponse serait la suivante : malgré les erreurs de Socrate, tout se passe comme si Aristote avait trouvé dans la pensée de celui-ci, un élément très important, que toute philosophie de l'action se doit de conserver. Quel élément190(*) ? Un passage du début de l'Ethique à Eudème peut, à notre avis, aider à l'identifier : « Socrate l'Ancien, pensait que la fin était de connaitre la vertu et il s'était mis en quête de savoir ce qu'est la vertu ; certes il avait des raisons de procéder ainsi car il pensait que toutes les vertus sont des sciences, de sorte que connaitre la justice et être juste coïncidaient ; pour cette raison il cherchait la nature de la vertu mais non son mode de production et ses sources191(*) ». Ce passage est immédiatement suivie de la critique bien connue : la thèse de Socrate est correcte s'agissant de la connaissance théorique, mais fausse dans le domaine pratique, car il importe davantage de savoir d'où provient la vertu que de connaitre sa définition. Mais on peut trouver la position de Socrate raisonnable en ceci que, si la vertu était science, alors du moment qu'on saurait ce qu'est la justice, on serait en même temps juste. Aristote a beau récuser cette approche sans ambages, il paraît par delà le rejet de l'intellectualisme, vouloir conserver quelque chose de l'approche socratique. Pour le montrer, il faut rappeler une leçon au sujet du raisonnement pratique. Dans le domaine pratique, l'âme affirme la conclusion mais le sujet passe à l'action, si rien ne l'y empêche physiquement. Si je veux A, si je connais les moyens pour l'obtenir, si le recours à la sensation me permet de déterminer le cas, et si rien ne m'en empêche, je passe directement à l'action ; en sens inverse, si je ne fais rien, il est raisonnable de nier que je voulais A. dans la description de l'acrasie, on prend les propositions conjunte en tant que pièces du syllogisme. Comme il été dit auparavant, dans le domaine pratique, l'âme reconnaît la dernière proposition comme la conclusion du syllogisme et le sujet fait simultanément ce qu'il énonce. En un sens, faire ce que je vois comme menant à A, équivaut à affirmer la conclusion. Ne pas effectuer l'action, revient à nier la conclusion qui pourtant s'imposait : si le sujet ne passe pas à l'action tout en admettant les prémisses qui produisent la conclusion préconisant l'action, il se trouve pris dans une sorte de contradiction qu'on peut appeler contradiction pratique192(*). Il nous apparait que le syllogisme pratique est donc déductif. Aristote rappelle la double face du phénomène lorsqu'il se propose d'examiner la cause de l'acrasie d'un point de vue plus rigoureux, en prenant appui sur la structure du syllogisme. Par exemple, si l'individu goutte ce qui est doux, malgré l'interdiction édictée par la raison ; bien qu'il n'agisse pas par ignorance, il agit alors en état d'ignorance, et son ignorance semble le porter sur la conclusion du syllogisme. Si le sujet ignorait la majeure, en effet, Aristote ne pourrait pas reprocher sa solution de celle de Socrate, puisque ce que le sujet ignorerait à cause de la passion, c'est-à dire la majeure universelle, est précisément ce qui constitue l'objet de la science. Ce que l'homme acratique oublie donc, c'est qu'il ne faut pas goûter ceci, en l'occurrence la conclusion du raisonnement. De la sorte, le Stagirite peut soutenir que le sujet reconnait tout au long de son action, la vérité des prémisses conduisant à la conclusion : ce qu'il regrette ensuite, c'est d'avoir agi différemment alors qu'il disposait des prémisses conduisant à l'action qu'il aurait dû accomplir. Or, dans le cas de l'incontinent, nous sommes devant un échec bien particulier. Il dispose de la proposition en tant que conclusion découlant des prémisses qu'il accepte, mais il n'en dispose pas en tant que conclusion d'un raisonnement pratique, car celui-ci requiert non seulement que l'âme reconnaisse la conclusion en tant que telle, mais aussi et surtout, que l'individu agisse conformément à la conclusion, ce qui ne se produit pas dans l'acrasie. L'individu acratique dispose de la conclusion en un sens, et n'en dispose pas en un autre sens : il la possède en tant que conclusion d'un syllogisme quelconque, à titre de conclusion d'une inférence en général, mais il n'en dispose pas en tant que conclusion d'un syllogisme pratique. Il peut parfaitement énoncer la conclusion, de même que l'ivrogne peut citer les vers d'Empédocle, car il n'est pas dépourvu de raisonnement, mais il n'agit pas en conséquence. Et il n'agit pas parce qu'il s'est opéré un divorce entre ce que l'âme affirme et ce que le sujet fait. Ce divorce se produit sous l'effet de la passion ou plus précisément sous l'effet de l'appétit. L'acrasie serait donc un cas d'échec de la raison, mais pas n'importe quel échec ; un échec de la rationalité pratique, dont nous sommes susceptibles d'être victimes dans la mesure où viendrait à se produire, sous l'effet d'une passion, le divorce des deux éléments constitutifs de la conclusion pratique : ce que l'âme reconnait et ce que le sujet fait. Aristote a vivement reproché à Socrate d'avoir laissé de côté le rôle de l'élément irrationnel dans son explication de l'action, mais ce grief ne met pas en péril la cohérence de l'intellectualisme socratique. Pour lui, une théorie de l'action, requiert le croisement de deux éléments de nature différente, la raison et l'émotion. Des désirs non rationnels cohabitent ainsi avec des désirs rationnels, et les uns peuvent s'opposer aux autres. Cette approche semble permettre une approche quasi immédiate du phénomène d'acrasie : la passion y déborde la raison. En un sens l'acrasie ne fait pas problème, parce qu'elle est l'illustration de la non rationalité, dont la présence dans la vie humaine est complexité aux yeux d'Aristote. Car pour comprendre ce qu'il y a de non-rationnel dans l'incontinence, il faut penser l'échec de la raison pratique. L'action de l'individu acratique rend manifeste un conflit entre la droite raison, d'une part, et une opinion, d'autre part, qui s'oppose accidentellement à elle, en n'étant que l'expression d'un désir momentanée, d'une passion tournée contre la raison. Aristote distingue alors dans le raisonnement pratique, la reconnaissance de la conclusion (ce dont l'incontinent est toujours capable, car il n'est pas dénué d'intelligence) et l'action conforme à ce qui s'y énonce (que l'incontinent n'effectue pas). C'est ici que va se produire le clivage sous l'effet de la passion. L'akratique sait, en un certain sens, car il dispose des pièces d'un certain raisonnement, et il se trouve même en mesure de formuler la conclusion, mais il n'en dispose pas à titre de conclusion d'un raisonnement pratique, dès lors que l'action indiquée dans la conclusion ne se réalise pas. L'action n'a pas lieu parce qu'il s'est opéré un divorce entre les deux face du raisonnement pratique. Ce divorce intervient, sous l'effet d'une passion, mais on ne peut le comprendre qu'à la condition de se placer du point de vue de la connaissance (pratique), d'envisager les deux faces ainsi que la déhiscence liée au rôle du désir. Cette explication du « retour aristotélicien à Socrate » est très attrayante, mais peut-être vaut-il mieux résister à son attrait. En effet, certaines difficultés subsistent. En premier lieu, prendre appui sur l'intellectualiste socratique, c'est mettre en suspend l'intensité ou la force de l'appétit et privilégier un certain oubli, dont Platon tire toutes les conséquences dans La République ; peu importe maintenant si cet oubli a pour contenu la prémisse mineure ou la conclusion, car l'oubli n'est pas cause, mais l'effet du conflit akratique. Ensuite, l'idée d'une double face du raisonnement pratique qui est présentée par le biais du syllogisme pratique. Le syllogisme pratique se conclut par une action, certes, qui ne se produit pas quand l'agent est acratique ; il y a donc une défaillance ; mais Aristote ne se soucie pas de signaler la présence d'un élément positif, à savoir la conclusion du syllogisme en tant que telle : le sujet semble en mesure de l'énoncer comme l'ivrogne énonce les vers d'Empédocle, ou comme l'histrion ou l'acteur énonce les paroles du personnage, ou encore comme le jeune apprenti qui n'a pas encore vraiment intériorisé la doctrine du maître, mais peut pourtant en réciter les principes. Le sujet a donc la capacité d'énoncer la conclusion ; on se dit qu'il doit poser la conclusion ; pourtant, Aristote, après avoir comparé l'akratique au dormeur, au fou et l'ivrogne, fait seulement remarquer que le fait de prononcer des discours scientifiques n'est signe de rien et cela parce qu'on ne peut pas dire de l'agent qu'il possède le savoir correspondant aux énoncés qu'il produit, de même que l'ivrogne peut machinalement répéter des démonstrations. Enfin, à force et de comprendre l'acrasie en termes d'oubli, on finit par perdre de vue le phénomène même. Dans l'acrasie, en effet, le sujet, au moment où il agit, sait qu'il ne doit pas faire ce qu'il est train de faire : c'est cette simultanéité que l'on néglige lorsqu'on fait état d'un oubli, et par là même le phénomène même de l'acrasie se trouve perdu ; car en faisant état d'une perte temporaire de savoir, Aristote finit par saisir un autre phénomène, proche de celui de l'acrasie, mais distinct de lui. : l'action dont l'auteur reconnait après coup qu'elle repose sur une croyance erronée, lorsqu'il prête enfin attention aux autres connaissances ou aux autres options possibles qui étaient à sa portée au moment d'agir. Or, l'acte akratique et cette reconnaissance sont simultanés : c'est pendant qu'il agit que le sujet sait qu'il ne doit pas faire ce qu'il fait. En définitive, si Aristote ne persiste pas dans le déni socratique, puisque l'existence de l'acrasie se voie affirmée et justifiée, il était important de monter comment la thèse selon laquelle la connaissance n'est jamais vaincu par la passion mais, l'opinion vraie, sera conservée. Comment imaginer chez Socrate et Platon la dialectique mise en difficulté par la sensation ? A cette fin, il est devenu nécessaire de penser l'acrasie sous la forme d'un oubli, momentané, de l'élément de connaissance, et de donner à l'analyse la perspective d'une mise en exergue de l'aspect cognitif du phénomène. Ce faisant, pourtant, Aristote, tout en préservant ce qu'il y aurait de vrai dans la position socratique et en restant fidèle à sa méthode, se trouve conduit à prendre pour cause de l'acrasie, ce qui n'en est en réalité qu'un effet : l'oubli. En outre, le phénomène lui-même semble finir par lui échapper, dans la mesure où le sujet, agissant de manière ou de façon akratique, cesse de savoir stricto sensu qu'il ne doit pas faire ce qu'il fait, si ce n'est à l'instar d'un ivrogne récitant les vers d'Empédocle : en clair, il finit par oublier ce qui lui nuisible. Or, l'acrasie au contraire, semble exiger la conscience de la nature pervertie de l'acte, alors même que le sujet l'effectue. Les actes et les manières de vivre l'acratiques, auraient dû rendre évident que celui qui sait, au moment même où il agit, qu'il ne faudrait pas se comporter comme il est en train de le faire. Aristote, aime à rappeler qu'on est incontinent de deux manières : par précipitation ou par mollesse. L'acrasie est donc essentiellement manque de maîtrise de soi, c'est-à-dire mollesse. Mais qu'est-que le disciple de Platon entend t-il par manque de maîtrise de soi ? L'akrasia caractérise l'incapacité pour certains individus à tenir leur choix délibéré. L'akratès manque de confiance, d'assurance, et donc de fermeté. De deux jugements A et B, instable dans son choix, il suivra la plus mauvaise des deux propositions morales et agira donc contre lui-même, contre son intention (qui était de suivre les impératifs de la raison ou l'universel contenu dans la prémisse majeure). Toute incontinence à son objet selon Aristote. C'est l'objet du désir ou de l'appétit. Le sujet est comme défait par le désir, ce qui entraine inéluctablement une domination des passions et une quête souvent effrénée des plaisir. « L'homme qui sans choix délibéré, recherche l'excès des plaisirs et fuit avec exagération les impressions pénibles de faim, de soif, de chaleur, de froid et tout ce qui intéresse le tact et le goût, à condition qu'il agisse contre son choix délibéré et contre son intention, nous l'appelons sans adjonction d'aucun terme, un homme dépourvu de maîtrise de soi. Et nous employons tout uniment cette expression d'homme sans maîtrise sur lui-même. Il y a des gens que la passion fait sortir de la droite raison ; la passion les domine au point de les empêcher d'agir selon la raison. ; toutefois elle n'a le pouvoir de les convaincre qu'il faut rechercher sans retenu les plaisirs de cette sorte. Tel est l'homme sans maîtrise sur lui-même ». Les images qui reviennent souvent dans les oeuvres du stagirite pour illustrer l'akrasia, c'est-à-dire la mollesse ou le manque de fermeté de caractère, c'est l'ivresse et le sommeil. Cette analogie fait des actes acratiques, des actes inconscients dus au sommeil et à l'ivresse. L'akratès et donc dans un état second où il agit contre lui-même n'étant pas tout à fait lui même. Assimiler l'acrasie à la mollesse, et donc à l'ivresse ou au sommeil, c'est affirmer que l'akratès n'est pas dans la pleine possession de ses moyens (physiques et intellectuels) : il manque de force. Dès lors, pour Aristote « l'homme sans maîtrise sur lui-même ressemble à ces individus qui s'enivrent rapidement avec une faible quantité de vin, et moindre qu'il n'en faut pour être ivres. Etre dépourvu de maitrise de soi c'est ressembler, non pas aux gens qui ont le savoir et qui l'appliquent, mais à ceux qui dorment où se trouvent en état d'ivresse193(*) ».
L'explication aristotélicienne de l'acrasie se fait dans une perspective cognitiviste, en ceci que comprendre l'acrasie revient fondamentalement à enquêter du côté de la connaissance et non pas du désir, même si les deux se trouvent inévitablement liés dans toute action non acratique ou acratique. Selon cette perspective cognitiviste, l'agent méconnaît une part du raisonnement pratique, qui se présente dès lors chez lui comme incomplet. Aristote peut de la sorte revendiquer comme sienne la position socratique ce d'ailleurs il ne manque pas expressément de faire dans l'Ethique à Nicomaque. Une autre détermination de la mollesse est l'impuissance pratique. En effet, l'incontinent ne peut mettre en pratique, c'est-à-dire ne peut actualiser les sentences de la raison. Car « ne pas avoir de maîtrise de soi, ce n'est pas être propre à l'action. Généralement, l'incapacité à se dominer empêche qu'on se tienne aux résolutions prises. Et les gens d'humeur sombre sont absolument inaptes à la réflexion, si bien que l'homme dépourvu de maîtrise sur soi ressemble à un Etat qui, en toutes circonstances, prend les décisions qu'il faut et possède de bonnes lois, mais ne les applique pas194(*) ». La cause est entendue : l'excès comme les mauvais désirs ne sauraient caractériser le sage chez Aristote. Aristote s'est d'abord attelé à démontrer si akrasia caractérise celui qui sait ou non, et la manière dont celui qui sait peut être privé de contrôle de soi. Le stagirite poursuit en se demandant si l'on peut être absolument dépourvu de maîtrise de soi, ou si ceux qui le sont, le sont partiellement. Pour Aristote, il est évident que c'est relativement aux plaisirs et aux peines que l'on montre de la mollesse, que l'on se montre akratique. La mollesse de caractère est donc très souvent relative aux plaisirs et aux satisfactions corporelles. En raison de l'analogie avec de l'akrasia avec la passion (colère, crainte, amour...etc.), Aristote nous exhorte à préciser, en chaque cas, cette incontinence par l'objet sur lequel elle porte. Aristote écrit en ce sens : « Ceux qui vont au delà de la droite raison, pour chacun d'eux nous ne les appelons pas simplement des gens dépourvus de maîtrise sur eux-mêmes ; nous précisons en disant qu'ils ne savent pas exercer d'empire sur eux-mêmes au point de vue des biens matériels, des avantages pécuniaires, des honneurs et de la colère. En somme, nous ne les appelons pas simplement intempérants, comme d'autres, et nous ne parlons du manque d'empire sur eux- même que par une certaine analogie. Ainsi donc dans ces cas, la manière n'est pas vicieuse absolument, elle n'a qu'une certaine analogie avec le vice. De même qu'il est évident qu'on ne peut concevoir l'absence de maîtrise de soi, que relativement qu'aux objets auxquels on fait preuve de continence, si nous employons le mot colère, c'est par analogie. Aussi prenons-nous soin d'ajouter que cette absence de maitrise de soi se rapporte à la colère, comme aux honneurs et aux avantages pécuniaires195(*) ». 1.3.2.3. L'ACRASIE CHEZ ARISTOTE : FAIBLESSE DE LA VOLONTE OU INDETRMINTION DU VOULOIR ? Les actes acratiques sont-ils libres et volontaires ? Jusqu'à quel point sont-ils intentionnels ? Y a t-il absence de contrôle et donc akrasia, dans le domaine non pas simplement des actions de la volonté, de l'intention, mais dans le domaine des croyances ? Une action est acratique si et seulement si l'action est « libre intentionnellement », et au moment d'accomplir l'action, si l'agent juge qu'il a des raisons suffisantes de ne pas accomplir cette action. Selon l'agent qui souffre d'acrasie, il y a des raisons suffisantes de ne pas accomplir l'action qu'il est justement en train d'accomplir. En d'autres termes, cet agent juge qu'il ne devrait pas accomplir cette action. Cet agent est en général considéré comme jugeant que l'action qu'il accomplit est inférieure à une autre action qu'il aurait pu accomplir. Il juge que cette action aurait été meilleure, tout bien considéré, c'est-à-dire en tenant compte de tous les aspects pertinents pour évaluer ces options. C'est ce qu'on appelle communément « le meilleur jugement » de l'agent. Notons que contrairement à ce que cette expression suggère, il ne s'agit pas nécessairement du meilleur jugement que l'agent puisse faire. Le meilleur jugement peut-être défectueux à plusieurs égards196(*) . La définition qu'Aristote donne de l'acrasie est la suivante. En faisant X, un sujet agit de manière acratique : (a)l'agent fait X intentionnellement au sens où la détermination volontaire est sollicitée et « obéit à des bons motifs », (b)l'agent croit qu'il y a une autre action Y possible disponible ou à sa portée, (c)et au moment où il agit, l'agent juge que tout bien considéré il serait mieux de s'abstenir de faire X. Après avoir décrit et étudier l'évolution générale et doctrinale de Platon sur la question de l'acrasie, nous voudrions revenir sur celle-ci dès à présent, afin de la mettre à l'épreuve de la notion contemporaine de « la faiblesse de la volonté ». On peut alors se demander quelle place cette évolution doctrinale laisse à une interprétation en terme de faiblesse de la volonté ? L'acrasie comme faiblesse de la volonté est absente des premiers dialogues de Platon, car à l'exception peut-être d'Alcibiade, une conception moderne de ce qu'on nomme aujourd'hui « volonté » n'y apparait pas. Il y a donc ici, une cohérence avec la négation de l'acrasie. Quoique les termes d'akrasia, d'akratia ou d'akratéia, par ailleurs absents des dialogues socratiques ou de jeunesse, seul le premier et le dernier ont une occurrence dans Gorgias et dans La République (Livre V,456b), la nouvelle psychologie développée par Platon, rend l'acrasie désormais concevable, comme une absence d'obéissance à la raison de certaines partie de l'âme, l'épithumétikon et le thumos. Toutefois, la thèse selon laquelle l'auteur de La République et du Gorgias, en rupture avec celui du Protagoras ou du Menon, admettrait la possibilité de l'acrasie peut être critiqué. En effet, la défaite de la raison ne serait que jamais, en réalité, que la défaite d'une pensée sur une autre, et ne constituerait pas véritablement une acrasie au sens d'une victoire de l'affect du plaisir sur la pensée raisonnable. Pour les platoniciens - et donc les intellectualistes - les plus radicaux, Platon n'admettra jamais la possibilité de l'acrasie dans la mesure où il continuera d'affirmer avec conviction par la suite, que « nul n'agit mal de son plein gré». L'énoncé selon lequel nul n'agit mal volontairement, n'équivaut cependant pas vraiment chez Platon, à la négation de l'acrasie, et il nous semble que selon la leçon de La République, le désir et le thumos contrarient la raison comme affects plutôt que comme pensées concurrentes.197(*) Revenons, d'un point de vue terminologique sur les expressions « d'acrasie » et de « faiblesse de la volonté », souvent prise comme équivalentes (l'acrasie, qu'Aristote distinguera clairement du vice, étant en somme chez le second et chez le dernier Platon, établie la plupart du temps au principe même de l'intempérance et plus généralement du comportement vicieux). On lit fréquemment, et nous l'avons répété, que « Socrate », chez le premier Platon, refusait d'admettre la possibilité de l'acrasie, ne disposant d'ailleurs pas d'un terme pour la désigner : cela est très visible dans le Menon ainsi que dans le Protagoras. L'objet précis de la dégénération est cependant, la possibilité qu'un désir irrationnel soit plus fort que le savoir, et même plus fort que l'opinion vraie au sujet de ce qu'il est bon de faire. Ce que professait « Socrate » du premier Platon, c'est donc la toute-puissance de la cognition, a fortiori lorsqu'elle est devenue savoir, c'est-à-dire sagesse ou dialectique. Platon insiste sur la force de la connaissance (en liaison avec la notion d'acrasie diachronique) mais aussi sur l'importance de la question de la force de l'opinion vraie au sujet de que l'on doit faire (liée à celle de l'acrasie synchronique). Quant à l'absence de maîtrise de soi, dont l'éventualité est admise dans La République, Platon l'envisage alors désormais plutôt comme l'effet de la force des désirs et des aversions, plus ou moins véhéments. Si donc on peut parler d'une reconnaissance conjointe de l'importance de se maîtriser et de la possibilité de l'acrasie, l'emploi de l'expression de « faiblesse de la volonté » souffre d'un déficit de légitimité, même si une certaine lecture du Gorgias et de La République, indique qu'un tel emploi n'est pas absolument scandaleux198(*). Pour Aristote, l'agent est en conflit (Kratos) entre deux actions réalisables, mais irréalisables en même temps. Les platoniciens les plus radicaux affirment qu'il a le choix entre ces deux actions, ou du moins il le croit. Il est donc libre, ou du moins il le croit. Mais quel est donc la position d'Aristote concernant l'incontinence volontaire ? Le Stagirite affirme sans détour qu'on ne choisit pas d'être incontinent, et que les actes incontinents ne sont nullement l'émanation de notre faculté délibérative. Incontinence et libre arbitre sont donc exclusifs chez Aristote. Ce n'est ni la volonté, ni l'opinion vraie, encore moins l'intellect désirant ou le désir rationnel, qui est le moteur de l'action mais le désir irrationnel. « Qui n'est pas maître de soi est capable de désirer, non d'agir par libre choix, explique Aristote ; en revanche qui est maître de soi agit par choix délibéré et non sous l'impulsion du désir. De plus le désir s'oppose aux calculs du choix, tandis qu'un désir ne s'oppose pas à un désir. Le désir est lié au plaisir et à la peine ; le choix ne dépend ni de la peine ni de l'agréable. Or, c'est le libre choix du bien et du mal qui décide de notre nature morale199(*) ». Or, puisque l'incontinence est absence de libre arbitre, Aristote admet qu'akrasia est le contraire du contrôle de soi ; l'action acratique étant conçue comme résultant d'un manque de maîtrise de soi. Par conséquent, s'il est vrai que l'autonomie requiert le contrôle de soi chez Aristote, les actions manifestant de l'acrasie, seraient dénuées de tout contrôle de soi, et par là même d'autonomie. Nous avons affirmer précédemment que l'incontinent est le siège d'un conflit. Ce conflit est sujet à délibération, où l'agent moral à des raisons (croyances, préjugés, désirs, opinions...) de choisir l'une ou l'autre des deux options offertes. Cette délibération qui se termine par ce qu'on peut appeler chez Aristote, « le meilleur choix comparatif » qui détermine, quel est tout bien considéré, la meilleure action à accomplir : « Nous délibérons sur ce qui dépend de nous et peut être effectué par nous. L'objet de la délibération, est identique à celui du choix, sauf que l'objet de notre libre choix est préalablement défini, car le jugement qui découle de la délibération constitue le choix200(*) ». Or, cette action émanant du choix délibéré que pose en définitive l'agent, est cependant contraire ou en contradiction, avec son meilleur jugement comparatif. Dès lors, dans l'acrasie, la détermination volontaire suit la mauvaise option et, en apparence, pour les bons motifs. Doit-on alors conclure, qu'Aristote reconnaît l'incontinence volontaire ? Sa réponse est plus nuancée : « L'incapacité à se dominer n'est pas identique à la méchanceté, à moins que ce ne soit par quelque détour, la chose est clair. En effet, tantôt elle s'oppose à notre détermination volontaire, tantôt elle s'accorde avec elle. Néanmoins, à envisager les actes, il y a identité. Selon les cas, dans l'incontinence on agit volontairement, car on sait, de quelque manière, ce qu'on fait et pourquoi on le fait ; toutefois, on ne fait pas preuve de méchanceté, puisque la détermination du vouloir obéit à de bons motifs. On est donc à moitié méchant201(*) ». Aristote, caractérise quelquefois, l'individu incontinent comme `abandonnant son propre choix' ou comme `abandonnant la conclusion à laquelle il est parvenu'. Cela revient à dire qu'il ne se tient pas au sentence de l'intellect. De plus, selon le schéma suggéré ici, l'incontinent fait les choses qu'il sait mauvaise, ou qu'il est convaincu qu'il devait faire une chose et néanmoins il en fait une autre202(*).
L'acte incontinent, a priori, est volontaire : c'est l'avis de Thomas d'Aquin. Commentateur du livre VII de l'Ethique à Nicomaque, son interprétation du Stagirite le conduit à affirmer que l'acte incontinent fait l'objet d'un choix. Cependant, en approfondissant son raisonnement qu'il articule à la lecture des textes sacrés, il distingue deux sortes de péchés, et pour cette raison pourrait bien être plus proche de l'analyse aristotélicienne qu'on ne veut parfois l'admettre. En effet, l'introduction de la volonté n'ajoute pas de facteur explicatif supplémentaire, puisque Thomas d'Aquin rappelle qu'elle suit le jugement de la raison. Or, l'incontinent choisit un acte, il le veut, et donc il le juge bon. Cet acte s'oppose non seulement à sa connaissance (universelle, habituelle), donc à ce qu'il veut en général, et encore à ce qu'il a pu juger. Il s'oppose donc au vouloir, au libre choix rationnel. L'incontinence est analysée par Thomas d'Aquin comme « une succession de volontés ». L'incontinent agit contre une volonté et un jugement antérieurs. Au moment de l'action, il juge et veut ce qu'il fait. L'acte dû à la concupiscence, se distingue de l'acte dû à la peur, en ce que le poltron ou le peureux, continue à vouloir le contraire de ce qu'il est en train de faire, ce qui rend son action volontaire sous un certain aspect, involontaire sous un autre. Le concupiscent, qui ne semble pas devoir être ici synonyme absolument du pécheur, et donc de l'incontinent, a changé de volonté. C'est dire, en réalité, qu'il agit conformément à son jugement et donc à sa volonté hic et nunc. Cela dit du jugement et de la volonté, particuliers et actuels, on peut toujours lui reconnaitre une volonté et un jugement général, voire une volonté et un jugement particulier, opposés203(*). D'un autre côté, il est important de rappeler que la conception aristotélicienne n'implique pas que la motivation ou la volonté qui accompagne le meilleur jugement soit toujours suffisante pour conduire le sujet à agir effectivement en accord avec lui-même. Autrement dit, quand bien le syllogisme pratique affirme que les propositions éthiques sont intrinsèquement motivantes, il est tout à fait plausible qu'un agent parfaitement rationnel juge que la morale le contraigne à poser un acte en fonction d'un jugement de raison, mais qu'il se refuse ou qu'il soit indifférent à cette exigence morale, même s'il la reconnaît ou la conçoit parfaitement. Comment se fait-il que lorsqu'on connaît ou perçoit le bien, on ne le fasse pourtant pas ? Comment rendre compte de l'acrasie comme « faiblesse de la volonté » ? Il s'agit à travers cette question de savoir comment il est possible pour l'agent de faire une action intentionnelle, contre son meilleur jugement, c'est-à-dire à l'encontre de certaines de ses croyances vraies et justifiées. C'est l'article de Donald Davidson « Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? » en 1970 qui relance l'interprétation aristotélicienne. Mark Platts, un philosophe américain formule très clairement le problème de la faiblesse de la volonté :« L'énigme de ce qu'on appelle la faiblesse de la volonté est donc celle-ci. Mis à part les véritables dilemmes moraux, une perception du caractère morale d'une situation, donne comme nous l'avons dit, une raison suffisante d'agir, ce qui ne veut pas dire qu'une action s'en suivra. Le trait distinctif d'une perception clair est qu'elle nous donne une raison contraignante d'agir. L'action peut ne pas suivre pour plusieurs raisons ; mais la difficulté décrite comme étant celle de la faiblesse de la volonté est la suivante : comment peut-il se faire qu'une action intentionnelle, une action faite pour une raison, soit en conflit avec l'action suggérée par la perception morale contraignante204(*) » ? Aristote a parfaitement compris que l'action qui découle de la perception ou du jugement moral, peut être en contradiction avec celui-ci. Le rapport de nécessité entre le jugement et l'action est donc sujet à caution. C'est la raison pour laquelle on est tenté d'admettre avec Aristote « qu'en tant que telle, une croyance n'est pas nécessairement motivante. Il existe donc un conflit entre mon expérience des valeurs, d'une part, et mes croyances axiologiques d'autre part. Tout cela n'exclut pas qu'au moins certaines croyances entretiennent un lien interne avec des états qui sont motivants. Le problème de celui qui souffre de la faiblesse de la volonté c'est que bien qu'il croit fermement et peut-être de manière justifiée, que certaines actions sont désirables, cette croyance reste purement théorique. La raison à cela est que la personne en question ne ressent pas les émotions susceptibles de la motiver à agir en fonction de sa croyance. Au contraire, elle éprouve des émotions qui la poussent à faire le contraire de ce qu'elle croit désirable205(*) ». La faiblesse de la volonté n'est plus guère étudiée aujourd'hui que par les philosophes de la tradition analytique. C'est un concept dont la paternité est reconnu à D. Davidson, mais le problème remonte au moins depuis Aristote. La faiblesse de la volonté est un concept philosophique : elle consiste soit à s'engager dans des résolution que nous n'arriverons pas à tenir, soi à agir à l'encontre de son meilleur jugement. Dans la définition de la faiblesse de la volonté établie par Socrate-Platon et Aristote, on trouve mobilisée plusieurs concepts que nous avons tenté d'analyser. Quand nous parlons de `faiblesse', il se peut que nous exprimions, sans expliquer le fait que l'agent ait fait ce dont il s'avait que c'était mal. Ici, plus exactement, le désir est venu ponctuellement contrarier le cours normal du syllogisme. En clair, « le désir nous détourne du bien ou nous force à faire ce qui est mauvais206(*) ». Dans l'incontinence, la faiblesse de la volonté consacre de prime abord, la force du désir irrationnel qui nous écarte du bien. Le mal n'est donc a priori coutumier, habituel. « Aristote semble lui-même sous entendre qu'il est impossible d'être incontinent par habitude, en arguant que du fait que l'action ordinaire enveloppe un principe en accord avec lequel on agit, tandis que l'homme incontinent agit à l'encontre de son principe, commentait D. Davidson. [D'après Aristote], l'incontinence n'est pas strictement un vice car l'incontinent agit contrairement à son choix, et le vice conformément au sien. Le vice étant un mal continu, et l'incontinence un mal intermittent207(*) ». Dans le même temps, D. Davidson rappelle que deux théories concurrentes aspirent à interpréter le paradoxe de l'akrasia. L'acrasie comme victoire du plaisir ou de la passion sur le jugement, met en avant l'emprise totale du plaisir immédiat sur la délibération de l'agent. Selon l'expression les passions rendent l'humain sourd et aveugle ; les désirs et les appétits ont une donc une emprise sur les conduites et les choix. C'est le cas de Médée, folle de passion, perdant totalement le contrôle d'elle-même et qui se laisse conduire par la colère, comme un bateau ivre208(*). Ce que cette première approche tente de mettre en lumière, c'est que l'incontinence est le symbole d'une âme mal affermie dans ses principes. Si bien que l'incontinent trahit par une indigne faiblesse d'âme, les lumières de la raison naturelle. L'incontinence est le partage d'une âme faible qui connaît le vrai, mais manquant de fermeté, dénie ses principes et ses résolutions par sa conduite209(*). Dans un cas d'akrasia, un agent fait quelque chose dont il sait ou croit qu'il sait, ne pas devoir . L'incontinent ne réussit pas à faire ce qu'il doit faire. Au contraire, il fait ce qu'il est proscrit de faire, Plutarque et à Descartes210(*). La seconde est celle d'Aristote. Aristote défend l'idée selon laquelle la passion, la colère, l'appétit... déforme le jugement, et d'une certaine manière la réalité, pour nous pousser à agir contre le devoir. Aristote dans l'Ethique à Nicomaque caractérise quelquefois l'individu incontinent comme `abandonnant son choix délibéré' ou comme `abandonnant la conclusion à laquelle il est parvenu' ; mais aussi selon le schéma d'analyse suggéré `l'incontinent fait des choses qu'il sait être mauvaises' ou encore `il est convaincu qu'il devrait faire une chose et néanmoins il en fait une autre'. « Une manière de procéder quand on traite de l'incontinence, résume D. Davidson, consiste à dépeindre l'akratès comme `vaincu par la passion' ou ébranlé par l'émotion. L'action incontinente favorise la passion bestiale, égoïste, sourde à l'appel du devoir et de la moralité. `Je sais bien qu'elle vilénie j'ai l'intention de faire. Mais plus forte que ce que je peux penser après coup est ma fureur' tempête Médée. Citons aussi la Médée d'Euripide quand elle dit : `Une force inconnue m'emporte malgré moi'. Une théorie voisine, bien que différente, et celle d'Aristote : la passion la concupiscence ou le plaisir déforment le jugement et ainsi empêche l'agent de juger, au sens plein du terme, que cette action est mauvaise. Bien qu'il soit difficile de savoir en quoi consistait la théorie d'Aristote, on peut soutenir sans risque de se tromper qu'il essayait de résoudre notre problème en distinguant deux sens dans lesquels on peut être dit savoir (ou croire) qu'une chose est meilleure qu'une autre. Un avant-goût de ce que serait ce second sens est fournit par la remarque d'Aristote que l'homme incontinent a le savoir `au sens où avoir le savoir ne signifie pas savoir mais seulement parler machinalement, à la façon dont l'homme pris de la boisson marmonne les vers d'Empédocle'211(*) ». D. Davidson va apporter une interprétation de l'incontinence comme faiblesse de la volonté, qui s'écarte de la tradition philosophique. Pourquoi et en quel sens? Il estime que les interprétations traditionnelles relaient une erreur fondamentale contre laquelle le philosophe américain s'insurge. Il pense contrairement à la tradition philosophique que « la faiblesse de la volonté ne requiert pas que l'autre action possible soit effectivement à la portée de l'agent, mais seulement que celui-ci pense qu'elle l'est212(*) ». D. Davidson affirme qu'il est possible d'accomplir « des actions incontinentes isolées » qui ne tiennent pas compte de l'énoncé conditionnel `tout bien considéré' si bien que l'agent peut être jugé incontinent, en dépit du fait qu'il reconnaisse une alternative à son action vicieuse. L'incontinence peut être considérée comme une habitude ou un vice au sens où le vice est défini comme ce qui consiste à accomplir souvent ou par habitudes, des actions incontinentes. L'incontinent croit qu'il serait meilleur dans l'ensemble de faire quelque chose d'autre que ce qu'il croit bon et désirable, et il a de son point de vue, des raisons pour faire ce qu'il fait. D. Davidson en conclut que son action peut être jugée intentionnelle. D. Davidson fonde en raison, la possibilité d'abstraire de son comportement et de son état mental « un fragment de raisonnement pratique » qui a pour prémisse que l'action effectivement accomplie est subjectivement désirable. Pourquoi pense t-il qu'il ne s'agit que d'un fragment ? Parce que l'incontinent agit contre son meilleur jugement, qui est certainement, lequel est fondé sur toutes les considérations. En clair, le raisonnement pratique n'est que fragmentaire parce que la conclusion qui est un action, est contradictoire. Le meilleur jugement de l'agent est, de l'avis du philosophe américain, le jugement fondé sur toutes les considérations, c'est-à-dire l'ensemble des raisons, l'acte contradictoire est posée indépendamment de lui. A la fin de son étude sur l'incontinence, D. Davidson pose la problématique de `faiblesse de la volonté' dans sa formulation définitive: « Comment est-il possible que quelqu'un juge que a est meilleur que b en ayant des raisons r, et cependant il ne juge pas que a est meilleur que b quand r est la somme de tout ce qui lui semble entrer en ligne de compte ? Quand nous disons que r contient tout ce qui semble rentrer en ligne de compte, nous ne voulons pas dire seulement que rien n'a été omis qui puisse L'interprétation de l'acrasie comme la faiblesse de la volonté de Donald Davidson - qu'il juge plus complète et «plus générale » que les précédentes - est la suivante: « La volonté d'un agent est dit faible s'il agit, et agit intentionnellement contre son meilleur jugement213(*) ». Qu'est-ce que cela veut dire au juste ? Ce qui est au coeur de l'interprétation davidsonienne de l'acrasie comme faiblesse de la volonté, ce n'est pas tant la distinction entre les jugements d'évaluation conditionnels (prima facie) et les jugements d'évaluation `tout court', mais plutôt le fait qu'une action est incontinente si et seulement si, la raison qui conduit à l'action est comparativement, moins vertueuse qu'une autre raison disponible ou (re)connue. Si D. Davidson lie l'incontinence à la question des raisons de l'action, c'est parce qu'en définitive, il réfute l'interprétation aristotélicienne de l'acrasie comme victoire du désir irrationnel sur la raison ; elle est plutôt le fait d'une raison jugée moins vertueuse qu'une autre. C'est dire que l'incontinence est la concrétion, l'actualisation dans une conduite, d'une raison moins vertueuse qu'une autre raison (re)connue ou disponible. Dans les cas d'incontinence, c'est une raison objectivement moins vertueuse qui est cause de l'action. De la sorte, D. Davidson incrimine principalement les raisons comme raisons de l'incontinence. Dès lors, la « modification plausible » de sa « définition originale » de la faiblesse de la volonté « pourrait consister à traiter une action, x, comme incontinente à condition seulement que l'agent ait une meilleur raison de faire quelque chose d'autre : il fait x pour une raison r, mais il a une raison r' qui inclut r et qui plus est, sur la base de laquelle il juge qu'une option quelconque y, est meilleure que x. Il aurait pu, bien entendu, manifester son incontinence en faisant y, car il aurait pu avoir une raison encore meilleure d'accomplir une troisième action z quelconque214(*) ». Il faut donc parler de faiblesse de la volonté chez D. Davidson, lorsque la volonté est mue par une ou des raisons objectivement moins vertueuses que d'autres. A la suite de ce qui vient d'être énoncé, D. Davidson qui estime qu'il est de bon temps, de donner une caractérisation de l'incontinence qui évite la condition problématique et aristotélicienne « tout bien considéré », n'en n'est pas tout fait débarrasser puisqu'il compare les raisons de l'action entre-elles. Toutefois, D. Davidson rappelle « qu'il y a des actions incontinentes même quand on ne passe aucun jugement à la lumière de toutes les raisons dont on dispose », si bien que « nous pouvons donner un sens à la notion d'incontinence sans faire appel à l'idée d'une sagesse totale de l'agent215(*) ». Mais qu'a cela ne tienne, ce que Davidson tente de démonter par dessus tout, c'est que les raisons les plus objectivement vertueuses d'une action peuvent s'avérer ne pas en être les causes effectives. C'est la fameuse distinction que l'on prête souvent à L. Wittgenstein, entre causes et raisons. L'Ethique à Nicomaque, mais surtout le traité sur l'Ame, font état d'une motivation humaine qui se joue au niveau de l'intellect désirant et du désir rationnel. A contrario, l'incontinent pourrait bien dire qu' « il m'arrive de faire ce que je ne veux pas ». Autrement dit pour Aristote l'incontinent est quelque peu irrationnel, même s'il ne le dit pas explicitement. Il s'agit pour certains philosophes d'une « irrationalité pratique » ; c'est cette irrationalité pratique qui fonde la possibilité d'une action acratique libre et intentionnelle. Si l'acte repose sur des raisons ou des motifs même amoraux ou immoraux, il est intentionnel et libre. Formellement, le processus qui conduit à l'action est observé, mais qualitativement, matériellement, l'acte posé est irrationnel puisqu'il ne tient pas compte des raisons objectives. Dès lors, il est possible d'affirmer qu'une action n'est libre qu'à condition que ce soit l'agent lui-même, et non pas une force extérieure à lui qui détermine son action. Mais si c'est le cas, il faudrait conclure avec Aristote lui-même que certaines actions acratiques peuvent être autonomes, alors qu'il apparaît que l'agent s'est laissé guider par le plaisir. Paradoxalement, certains philosophes pensent qu'on a de bonne raison de penser que la faiblesse de la volonté chez Aristote est compatible avec une certaine conception du contrôle de soi, et de l'autonomie : c'est l'hypothèse dune irrationalité pratique qui possible cette interprétation. Affirmer que les actes acratiques sont libres, revient à dire qu'il existerait un agent qui juge qu'il doit accomplir une action, mais qui ne sera pas motivé à agir en conséquence du fait qu'il souffre d'irrationalité pratique. Dans la mesure où l'action acratique est considérée comme une forme d'irrationalité pratique, ce principe ne permet pas certainement de conclure que les actions acratiques libres et intentionnelles sont impossibles. Ce qui rend l'akratès problématique c'est le fait que les raisons ou les croyances vraies et justifiées ne rationalisent pas l'action ; les raisons qui sont tenues pour bonnes par l'agent ne sont pas les causes de l'actions. On a des causes qui ne sont pas « appropriées », des causes qui ne sont pas des raisons pour l'action. Bien entendu, il y a eu une interférence du désir. Chez l'akratès, l'action ne réfléchit pas le contenu des jugements. Pour Tappolet, on peut donc envisager une action acratique libre et intentionnelle au sens où « nous pouvons être nous-mêmes tout en agissant contre notre meilleur jugement, c'est-à-dire tout en étant irrationnel216(*) ». Cette magnanimité, cette indulgence vis-à-vis de l'incontinence que l'on retrouve chez Aristote, D. Davidson s'en préserve. L'incontinent est irrationnel, un point c'est tout. Aller à l'encontre de ses raisons objectivement vertueuses, ou des ses croyances morales vraie et justifiées, est une démonstration d'irrationalité. « L'akratès n'entretient pas des croyances logiquement contradictoires, pas plus que son échec n'est nécessairement un échec moral. Ce qui fait problème, relève Davidson, est que l'incontinent agit et juge de façon irrationnelle, car c'est là sûrement ce qu'il nous faut dire d'un individu qui va à l'encontre de son meilleur jugement217(*) ». Pourquoi quelqu'un accomplirait-il jamais une action s'il venait à penser que, `tout bien considérer', une autre action serait meilleure ? Certaines réponses font référence aux phénomènes intéressants que l'on retrouve dans la discussion que nous venons d'avoir sur l'acrasie au moins depuis Socrate et Platon : la capacité que nous avons à nous mentir à nous-même, la force irrésistible du désir...Mais si l'on prend la question autrement, en la formulant de la manière suivante : Quelle est la raison pour laquelle l'agent fait x quand il croit qu'il serait meilleur, tout bien considéré, de faire quelque chose d'autre ? Alors, la réponse que préconise D. Davidson est la suivante: « Pour cela l'agent n'a pas de raison. Dans le cas de l'incontinence, toute tentative de lire la raison dans le comportement est nécessairement sujette à un certain degré de frustration. Ce que l'incontinence a de particulier est que l'agent ne parvient pas à se comprendre lui-même ; dans son comportement intentionnel, il y a quelque chose d'essentiellement sourd218(*) ». « Je vois le bien, je l'approuve, et je fais le mal ». Cet aveu célèbre de Médée ouvre, introduit l'ouvrage de Jon Elster, Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, qui reproduit le texte des trois conférences prononcées dans le cadre de sa leçon inaugurale « Raison et raisons » par le philosophe américain au Collège de France en juin 2006. Il y est depuis peu, Titulaire de la chaire « Rationalité et sciences sociales », tout en continuant à enseigner au Département de Sciences politiques de la prestigieuse Université de Columbia à New York. Ces trois conférences ont un thème commun, la faiblesse de (la) volonté, qui s'exprime dans sa formulation la explicite et la plus classique, dans cette phrase célèbre de Médée et que les Grecs appelaient akrasia. J. Elster s'atèle dès l'entame de son étude, à circonscrire son problème. Qu'entend t-il exactement par `problème de l'akrasia'? « On parle souvent du `problème de l'akrasia', écrit J. Elster, phrase qui peut se prendre en deux sens distincts. D'une part, il y a la question théorique: comment la faiblesse de volonté est possible ? D'autre part, il y a une question pratique : étant donné qu'elle existe, comment la surmonter - comment aligner les actions de l'agent sur son jugement219(*) » ? Elster précise d'emblée qu'il choisira la terminologie « faiblesse de volonté », et non « faiblesse de la volonté », afin d'éviter que ce dernier terme laisse croire à l'existence d'une faculté substantielle, telle que la force physique, que l'on nommerait la Volonté, comme le suggérait D. Davidson. « Contre l'usage français ou commun en philosophie, il parle de `faiblesse de volonté' plutôt que de `faiblesse de la volonté', qui est l'expression reçue. « C'est qu'il me semble, explique t-il, que cette dernière phrase présuppose l'existence d'une faculté spéciale, la volonté, susceptible d'être faible ou forte, comme le sont l'intelligence et la puissance d'action physique. Nous allons pourtant voir que cette idée peut induire en erreur, en suggérant que la volonté est une sorte de muscle mental220(*) ». D'une manière générale, on considère qu'un individu fait preuve de faiblesse de volonté lorsqu'il agit contre ou à l'encontre de son propre jugement sur ce qu'il doit faire. J. Elster commence par énumérer un certains nombres d'exemples d'actions - et d'inactions - , qui d'un point de vue intuitif ou pré-analytique, semblent relever de la faiblesse de volonté : il s'agit d'actions induites par la passion, de la tentation, de la procrastination, de l'impatience, ou encore des addictions. Mais il ne faut pas loger ces phénomènes à la même enseigne, et par là même préjuger de leur univocité ou de leur unité. « A la différence de la faiblesse de volonté due à la procrastination ou à l'impatience, les renversements des préférences dues aux passions et addictions sont déclenchés par des événements, que celui-ci soit externe ou interne à l'agent 221(*)».
Cependant le problème de l'akrasia est significatif des divers conflits moraux. Elle n'est pas la chasse gardée des explications de nos comportements antimoraux ou anéthiques. Un individu peut parfaitement faire le bien par faiblesse de volonté. « Selon une formulation générale, fait observer J. Elster, l'individu akratique agit contre jugement sur ce qu'il doit faire. Le problème de la faiblesse de volonté ne surgit pas seulement dans les conflits moraux - dans la tension entre l'intérêt de l'agent et l'intérêt des autres, par exemple. Il peut également se poser des conflits qui relèvent de la prudence, notamment entre l'intérêt à court terme et l'intérêt à long terme. En fait, poursuit le philosophe américain, dans la formulation la plus abstraite du problème [de la faiblesse de volonté], n'importe quelle paire de motivation est susceptible d'engendrer des comportements akratiques. On peut faire le bien par faiblesse de volonté222(*) ». La première conférence, celle qui va nous intéresser ici, s'attaque à la définition théorique de la faiblesse de volonté : peut-on déterminer une définition unique du phénomène ? Quelles différences existe t-il si le jugement et l'action contradictoire, ont lieu simultanément ou au contraire de manière séquentielle ? Peut-on établir une typologie des actes relevant de l'akrasia ? Elster délimite son sujet à `la faiblesse de volonté diachronique', selon laquelle l'action contradictoire et le meilleur jugement ne sont pas posés simultanément, alors que de manière générale, la plupart des analyses philosophiques portent sur `la faiblesse de volonté synchronique'223(*). En rejetant l'approche socratique d'après laquelle l'akrasia est impossible, alors que le second et le dernier Platon l'ont admise ; et l'interprétation de Davidson, d'après laquelle l'akrasia est dans certains cas, la marque ou la manifestation d'une irrationalité, il formule une théorie de l'incontinence comme renversement temporaire des préférences. Chez Aristote, à l'examen, l'incontinence n'est ni obsolète, ni une forme d'irrationalité. J. Elster met en lumière, le paradoxe propre à toute conception synchronique de la faiblesse de volonté . C'est très exactement le phénomène que veut comprendre Davidson. Elster va tenter de démontrer que la faiblesse de volonté est un phénomène moral non contradictoire, au cours duquel `l'agent agit contre lui-même'. Il écrit en ce sens : « Dans les textes classiques aussi bien que modernes, [le] phénomène [de faiblesse de volonté] est le plus souvent conçu comme un paradoxe. Certains, dont Socrate, on conclu qu'il est impossible. D'autres comme Donald Davidson, ont essayé d'en démontrer les conditions de possibilité tout en insistant sur le fait que c'est un phénomène foncièrement irrationnel. Je vais pour ma part, rester agnostique sur ces problèmes de fond. Ma stratégie sera différente : essayer de montrer qu'un grand nombre de comportements qui, de manière intuitive, semblent relever de la faiblesse de volonté sont susceptibles d'analyse qui ne comportent ni de paradoxe ni d'irrationalité synchronique. Dans un sens précis je vais expliquer, qu'il peut y avoir une irrationalité diachronique, mais sans qu'il y ait de paradoxe 224(*) ». La manière dont J. Elster définit la faiblesse de volonté permet dans un premier temps de relier cette notion à celle de défaillance ou d'échec. A la lecture de l'ouvrage d'Elster, en effet, on s'aperçoit que la faiblesse de volonté s'y définit en priorité, ou principalement comme « renversement temporaire des préférences ». Platon n'est pas loin: il pensait que l'individu succombait à une illusion, à une apparence de bien qui le conduit à succomber au plaisir du moment en inversant du bien et le mal. Elster pense que Platon dans son Protagoras a très bien compris et mis en lumière « qu'une forte émotion produit souvent une préférence pour l'action immédiate par rapport à l'action différée, ce qui a pour résultat que l'agent dispose de moins de temps pour évaluer les conséquences possibles des diverses options présentes. Or, comme l'évaluation des conséquences qui sont éloignées dans le temps requiert également du temps, elles sont typiquement ignorées225(*) ». Or, l'analyse aristotélicienne de l'incontinence, nous semble t-il, est vierge de toute considération temporelle, ce qui peut laisser croire à son ralliement au parti du second Platon. Cependant, le philosophe américain y voit toujours la trace indélébile d'une défaillance, de telle sorte qu'elle constitue toujours un échec pour le moi ou pour la conscience elle-même, qui se renie. En maintenant donc un jugement sceptique sur la nature et l'existence de la faiblesse de volonté, il préfère cependant donner une définition plus large de l'akrasia qui lui permettra de caractériser des comportement observés dans les faits. Il envisage donc de formuler une « définition large » de la faiblesse de volonté selon laquelle l'individu akratique serait victime d'un bouleversement temporaire de préférence et donc de perspective, qui le conduit à renoncer à faire ce qui est le mieux pour lui. Ce bouleversement semble donc altérer la réalité perçue par l'agent. Telle est la « définition large » de la faiblesse de volonté (diachronique) selon J. Elster : a) L'agent a des raisons de faire X. b) L'agent a des raisons de faire Y. c) Dans un moment calme et tranquille, l'agent juge que les raisons en faveur de X sont plus fortes que les raisons en faveur de Y. d) L'agent fait Y. Ce qui importe dans cette « définition large » de la faiblesse de volonté, c'est le fait que les préférences sont déterminées à un moment précis (« calme et tranquille »), et que l'action contradictoire avec cette préférence, est effectuée ensuite. Ainsi la faiblesse de volonté n'est plus définie comme une incohérence synchronique, mais comme une renversement temporaire des préférences que J. Elster justifie par le fait « l'intention de cette définition est évidemment de permettre le découplage dans le temps du jugement et de l'action. Ainsi l'akrasia pourrait avoir une explication non paradoxale en termes de simple renversement de préférences ». Cette idée qui est le fil conducteur de l'ouvrage d'Elster le conduit à faire de la faiblesse de volonté un phénomène de nature résolument plus diachronique que synchronique. En clair, les raisons de faire X et Y restent les même, c'est-à-dire demeurent donc identiques, mais les préférences s'inversent momentanément. Elster prend l'exemple suivant pour illustrer ce mécanisme : je suis invité à un dîner où je dois rentrer en voiture. Je prends la résolution de boire deux verres de vin seulement, afin de pouvoir conduire légalement et sans risque d'accident. Après deux verres, j'en bois un troisième. Dès lors, « dans le cas de l'akratique, il s'est produit un changement des préférences du à une pondération différentes des raisons. Je perçois les risques de manière inchangée, mais je suis davantage disposé à les prendre. Les raisons gardent leur poids, mais il s'est produit un changement des préférences du à un renversement - renversement motivé - des croyances. Il peut y avoir renversement des préférences sans que le système des raisons soit modifié226(*) ». Le renversement temporaire des préférences est ainsi constamment décrit comme un mécanisme, et les causes de ce mécanisme seront considérées elles mécanismes comme des mécanismes. Une caractéristique essentielle du travail de Jon Elster, concerne les distinctions entre les raisons et les préférences ; et entre la raison et les raisons. La première distinction est ici importante pour définir l'akrasia diachronique. Mais l'on peut d'ores et déjà insister sur le fait qu'elle détermine en partie la manière dont Elster aborde le problème de la faiblesse de volonté. En effet, il ne s'agit pas pour lui d'expliquer les mécanismes par rapport à la raison (idée normative censée guider les agents) ; mais par rapport à la rationalité ou aux raisons (la rationalité étant une idée explicative censée pouvoir rendre compte de l'action en la ramenant aux raisons de l'agent, c'est-à-dire à ses croyances, supposées bien fondées). Elster va donc ensuite s'attacher à mettre en évidence les mécanismes pouvant expliquer le renversement temporaire des préférences. Ils sont au nombre de trois : l'escompte hyperbolique du futur, les déclencheurs perceptuels ou cognitifs, les motivations viscérales (émotion et appétits). L'escompte hyperbolique du futur est le fait pour un type de raisonnement très commun dans la réalité : les individus ne comparent pas des options possibles indépendamment de la situation temporelles des ses options. Avec un taux d'escompte hyperbolique, les préférences peuvent subir un renversement sans intervention d'un élément déclencheur extérieur, mais uniquement du fait de la structure même du raisonnement de l'individu. C'est donc une forme d'irrationalité diachronique puisque, du fait même de ses préférences, l'individu n'exécute pas la décision qu'il avait prise antérieurement, dans un temps antérieur. Malgré cette irrationalité, cette situation n'est pas impossible ou paradoxale pour autant, et elle est tout à fait explicable. Toutefois, Elster fait rentrer en ligne de compte, une remarque décisive qui permettra d'approfondir le mécanisme d'escompte hyperbolique du futur. « Dans l'optique normative-objective, on peut juger que l'escompte du futur est une faiblesse [de volonté], puisqu'il est susceptible de réduire aussi bien la durée que la valeur de la vie de l'agent. Du point de vue subjectif de l'agent, par contre, l'escompte du futur n'est pas forcément une faiblesse [de volonté], même si, dans des conditions précises, il peut l'être227(*) ». Elster s'atèle à prouver que les émotions et les appétits excessifs sont également des déclencheurs violents de la faiblesse de volonté. Ceux-ci peuvent avoir un impact sur les préférences de trois façons différentes : par un renforcement du désir pour le bien moindre comme chez Socrate-Platon et Aristote (et c'est à ce niveau que Elster rejoint le Stagirite en interprétant l'acrasie comme faiblesse morale due à un renforcement du désir par les états émotifs) ; par un raccourcissement de l'horizon temporel ou par la production de croyance biaisées. Ce dernier est particulier car les émotions agissent ici directement sur les croyances. Elster écrit alors : « La plupart du temps, dans ce livre, je considérerai les croyances des agents comme constantes afin de pouvoir isoler le phénomène de renversement de préférences. Dans les tragédies antiques ou classiques, on rencontre souvent les personnages qui surprennent par leur lucidité dans la passion. Médée ou la Phèdre de J. Racine gardent intacte leur transparence à elle-même au moment même où elles succombent à la faiblesse de volonté. Chez Médée il s'agit évidemment d'actions induites par la passion. Sous l'impulsion de la haine, de l'amour, de la peur, de la colère, l'agent akratique agit sciemment contre son propre jugement à propos de ce qu'il doit faire. Dans cette tradition, les passions n'incluent pas seulement les émotions mais aussi les états de folie, d'ivresse, et d'appétit intense. Nous avons l'habitude de penser que si nous changeons de préférence, c'est que nous avons acquis une information que nous n'avions pas, que nous avons perdu ou acquis une capacité ou une occasion, que nous sommes sous l'influence subite d'une émotion ou d'un appétit - bref qu'il y a eu un changement matériel dans notre situation. L'importance des émotions et des `appétits excessifs' dans les phénomènes de faiblesse de volonté va [donc] de soi 228(*)». L'exemple de Médée nous montre à quel point un renversement produit par l'émotion peut, être fatal. L'émotion, le désir, ou la passion, provoque une faiblesse de volonté empêchant d'agir selon ses résolutions, ce que l'individu peut regretter par la suite. « Même transitoire, souligne Elster, la faiblesse de volonté peut être fatale229(*) ». Si la faiblesse de volonté est dans certaines situations, un état passager ou épisodique, elle ne semble pas avoir un caractère cumulatif surtout lorsqu'elle est due aux états émotifs ou passionnels. En ce sens on peut dire que « la faiblesse de la volonté due aux passions ne semble pas avoir [un] caractère cumulatif230(*) ». Le meilleur exemple de cette expérience dans le débat autour de l'akrasia est bien sûr l'attitude de Médée dans la pièce d'Euripide. Il s'agit de l'illustration classique de l'akrasia dans l'Antiquité, et nombre de philosophes (Chrysippe et Plutarque entre autres), l'invoquaient à l'appui de leur conception des passions ou de l'akrasia, pour nous montrer comment il arrive souvent que nous désobéissons à la raison et comment nous nous détournons d'elle. Il est clair que Médée est déchirée par les divers impératifs contradictoires qui s'imposent à elle dans la situation où elle se trouve : ce processus psychologique se distingue non seulement d'une délibération, dans laquelle on débat posément avec soi-même sur ce que l'on veut faire, mais il est aussi symptomatique du déchainement d'une force aveugle à laquelle la raison cèderait, après avoir tenté de lui opposer ses injonctions. « L'élan irrationnel » de Médée fait preuve d'une capacité d'argumentation égale à celle de la raison : Médée finit par se convaincre que son abandon à Jason est terrible et mérite vengeance. On comprend pourquoi les Stoïciens pouvaient comprendre l'akrasia d'une part comme une forme de passion parmi d'autres, d'autre part comme des oscillations d'une raison incohérente, impliquée dans les deux parties du conflit intérieur. L'exemple de Médée montre même plus précisément que la passion n'est pas le libre choix d'une conscience révoltée contre la raison, mais d'une négociation avec soi-même, à l'issu de laquelle on cède à des pressions pratiques qui pèsent sur soi, c'est-à-dire à l'une des normes (« il convient d'agir ainsi ») à travers lesquels notre raison incohérente, interprète la situation et nous exhorte violemment à réagir. Là encore, le conflit intérieur est une forme de passion qui éclaire sa nature profonde plutôt qu'une situation intermédiaire entre raison et passion. On pourrait toutefois objecter à cette analyse qu'on ne comprend pas comment la raison serait en mesure d'élaborer des injonctions contradictoires, car dans le modèle platonicien ou aristotélicien, le conflit inférieur s'explique en dernière instance et facilement, par la dualité propre à la nature humaine, entre la partie supérieure et rationnelle de l'âme, et les autres parties liées au corps231(*). Enfin, les mécanismes déclencheurs perceptuels ou cognitifs, impliquent un renversement d'une tout autre nature. « Ces mécanismes `déclencheurs' produisent un renversement des préférences à la suite d'un stimulus externe ou interne. Ces mécanismes sont particulièrement importants dans les rechutes. Ce qu'on appelle couramment succomber à la tentation s'explique souvent par la présence d'un stimulus déclencheur ou la force d'une émotion232(*) ». « Le plus souvent, le commencement d'une addiction ne relève pas d'une faiblesse de volonté 233(*)» à moins que l'on sache que le produit que l'o va ingérer est nocif. C'est donc « le plus souvent par petits pas apparemment sans risque que l'on s'y adonne, et ma faiblesse de volonté n'y est pour rien. [Conséquemment] la faiblesse de volonté apparaît soit comme un effet de l'appétit, soit comme un effet de l'état d'intoxication, soit comme un effet de l'état chronique de dépendance234(*) ».
Si Elster prend très au sérieux la notion de choix ou de libre arbitre même s'il les emploie très rarement, ce qui n'est pas anodin, c'est à dessein. Pour Elster comme les croyances sont par nature constantes, les choix de l'agent sont antérieurs au renversement de préférences qui survient par la suite. L'impatience, la passion le désir, participent à l'effondrement de mes résolutions préalables. « Autrement dit, aucun renversement ne peut se produire au moins avant que le choix n'ait lieu. Pourtant il peut y avoir un renversement des préférences après le moment du choix. On peut choisir le moindre bien tout en sachant qu'on va le regretter ; mais il n'y aucune raison de voir dans ce choix un cas de faiblesse de volonté235(*) » Mais là où les choses se compliquent, c'est au moment où l'on constate que in fine « [le] renversement temporaire des préférences, sera lui-même renversé quand en disparaîtra la cause pour faire revenir les préférences initiales236(*) ». Elster conclut cette première conférence en se demandant si la faiblesse de volonté s'explique principalement par la personne comme chez Aristote, Plutarque ou Descartes, très précisément par la faiblesse de caractère ou par la situation où se trouve l'individu. Laissant le coté purement moral de cette question pour se limiter au aspect causal, Elster fait référence aussi bien à des travaux récent de Philosophie de l'esprit et de philosophie de l'action, qu'aux pages magistrales des oeuvres de Montaigne et Proust, pour conclure que ce ne sont pas ni la personnalité ni la situation qui peuvent à seul donner une signification complète et satisfaisante de la faiblesse de volonté. C'est bien plutôt leur interaction qui explique la faiblesse de volonté. « Je conclus sur la question de savoir si la faiblesse de volonté s'explique principalement par la personne, ou par la situation dans laquelle cette personne se trouve. Existe-t-il des caractères `caractères faibles', ou y a t-il des `situations difficiles' ? En fait, ce ne sont ni la personnalité ni la situation qui détermine le choix, mais leur interaction. Dans un cas donné il peut y avoir plusieurs mécanismes à l'oeuvre, auxquels s'ajoute souvent le renversement des croyances. La richesse des instances concrètes de faiblesse de la volonté est souvent telle que seul un Proust et [Montaigne pourraient] leur rendre justice237(*) ». Il généralement admis que les actions acratiques peuvent être libres. Or, il est indispensable de penser qu'une action acratique est autonome, cette dernière étant considérée comme la condition nécessaire pour qu'une action soit libre. Aristote écrivait que « que l'homme est le principe de ses actes. C'est volontairement que l'homme agit ; la cause qui fait mouvoir ses organes réside en lui ; or, avoir en soi-même le principe de ses actes, c'est avoir en soi la possibilité de les exécuter ou non. De tels actes sont dits volontaires238(*) ».
Il y a de quoi être interpelé par cette structure irrationnelle de la détermination volontaire qui pourrait se donner à lire à l'analyse de l'interprétation de l'incontinence comme faiblesse de la volonté. La volonté n'y aurait plus la puissance que l'on retrouve dans la structure rationnelle. La volonté n'aurait pas eu la force (aux moyens des raisons supplémentaires) de faire accomplir à l'individu, une autre action que celle qu'il juge moins bonne, faute de s'être donné les moyens de lui en fournir. Le sujet a accompli une action incontinente et cela ne doit pas aller sans le troubler. La pensée qu'il accomplit une action acratique doit le troubler aussi bien que l'action incontinente elle-même. L'akratès juge et fait autrement. La raison qu'invoque Aristote c'est que pour expliquer un tel comportement paradoxal, vient du fait que l'incontinent n'examine pas suffisamment les raisons qui les poussent à accomplir une action, les raisons qui le poussent à choisir une autre action, d'où l'échec ensuite de l'action choisie, mais non satisfaisante ou non vertueuse.
Il faut rappeler que la volonté est celle d'un agent. L'agent est donc supposé doté d'une faculté de juger. L'agent est au moins deux choses à la fois : juge et agent à proprement dit. D'abord il juge, ensuite il exécute. C'est le principe du syllogisme pratique selon lequel pour agir, il faut au moins passer par cette épreuve de la pensée, qui consiste à émettre un jugement. Or, il apparaît qu'au terme de ce processus, l'acte peut ne pas correspondre au jugement. Akrasia signifie donc ce divorce intérieur, ce hiatus entre l'acte et le jugement. L'acte ne correspond pas au jugement, ce qui signifie que l'agent ne parvient pas à faire ce qu'il juge, et notamment ce qu'il juge bien ou bon. Autrement dit, l'ultime décision qu'est l'acte lui-même, tend justement à se caractériser comme hétérogène au jugement : c'est justement le hiatus. L'agent dont la volonté est faible peut être dit incontinent, dit D. Davidson. L'incontinent juge, mais son jugement n'est pas pris en compte lors du passage à l'acte. Si bien qu'il effectue quelque chose, un acte, en se disant qu'il y aurait mieux fallu faire autre chose, voire ne rien faire du tout. Il n'effectue pas ce qu'il juge bon, il semble effectuer ce qu'il désire effectuer, et ce qu'il désire effectuer ne correspond pas à ce qu'il juge bon. L'interprétation de l'acrasie comme faiblesse de la volonté chez Aristote est encore au centre de nombreuses polémiques. Ainsi, l'expérience consistant à ne pas parvenir à s'engager dans ce qu'on voudrait faire, plus radicalement, à faire le contraire de ce qu'on s'était résolu à faire, peut-elle être interprétée comme une expérience de l'indétermination du vouloir ? L'akrasia n'est pas le phénomène au cours duquel on voit le meilleur, et on fait le pire, mais que l'on voit et donc veut le meilleur, et que l'on fait pourtant le pire. La faiblesse de la volonté n'est pas en tant que telle une indétermination du vouloir ou de la volonté chez Aristote. Sans doute pourrait-on essayer d'expliquer la faiblesse de la volonté par son indétermination au sens ou « si je fais le pire, c'est parce que je ne veut pas seulement le meilleur, mais aussi le pire. Dans ce cas la volonté n'arrive pas à déterminer la fin ou l'objet qu'elle recherche désespérément. * 157 L'akrasia est admise par la tradition philosophique à la suite de Socrate et Platon, même par la branche la plus intellectualiste, à savoir le rationalisme. R. Descartes traduit akrasia par `humilité vicieuse' et en donne une définition complète dans Les Passions de l'âme, art. 159 : « Pour la bassesse ou l'humilité vicieuse, elle consiste principalement en ce qu'on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si on n'avait pas l'usage entier de son libre arbitre, on ne se sent empêcher de faire des choses dont on sait qu'on s'en repentira par après ». L'akrasia porte un autre nom chez B. Spinoza qu'il traduit par `servitude' dans L'Ethique, Partie IV, Préface : « J'appelle Servitude l'impuissance de l'homme à diriger et à réprimer ses Affects ; l'homme soumis aux Affects ne dépend en effet plus de lui, mais de la fortune, au pouvoir de laquelle il se trouve à ce point qu'il est souvent contraint, voyant ce qui est le meilleur pour lui, de faire pourtant le pire ». * 158 Platon, Protagoras, 355b. * 159 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap.3. * 160 ARISTOTE, Catégories, §8, 9a. * 161 ARISTOTE, De l'Ame, Livre III, 11, 434a. * 162 Thomas NAGEL, « l'éthique et la motivation morale », in Ruwen Ogien, le réalisme moral, Paris, Puf, 1999, p.363. * 163 Catégories, §8, 11a. * 164 Mark PLATTS, « la réalité morale », in Ruwen Ogien, le réalisme moral, Paris, Puf, 1999, p.503. * 165 Mark PLATTS, « la réalité morale », op.cit., p.523. * 166 Stélios VIRVIDAKIS, La robustesse du bien. Essai sur le réalisme moral. Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996, pp. 191- 193. * 167 Ibid. * 168 Ibid. * 169 Ibid., p. 194. * 170 Ibid., p.38 et p.195. * 171 Ethique à Nicomaque, Livre VII, chap. 3. * 172 Ethique à Nicomaque, Livre VII, chap. 3. * 173 Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap.3. * 174 Ethique à Nicomaque, Livre VII, chap. 3. * 175 Marco ZINGANO, « Le retour à Socrate dans la question de l'acrasie », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp.80-81 * 176 Marco ZINGANO, « Le retour à Socrate dans la question de l'acrasie » Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp.80-81. * 177 Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap. 4. * 178 Cyrille MICHON, « Je ne fais ce que je veux, mais je fais ce je hais », in Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 183-184. * 179 Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap. 3. * 180 Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap.3. * 181 Pensées diverses sur la Comète, op.cit., §136, pp. 291-292. * 182 Ibid., p. 393-394. * 183Ethique à Nicomaque, Livre VII, chap. 3. * 184 Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap.3. * 185 Ethique à Nicomaque, Livre VII, chap.3. * 186 ARISTOTE, Ethique à Eudème, Paris, Vrin, 1998, Livre II, Chap.2, 1220b. * 187 Anne MERKER, « Qu'est-ce que l'éthique ? », Le magazine littéraire : Aristote, le désir de savoir, n° 472, février 2008, pp.54-56. * 188 DANTE, L'Enfer, Chant V. * 189 Marco ZINGANO, « Le retour de Socrate dans la question de l'acrasie », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 80-81. * 190 Marc ZINGANO, « Le retour de Socrate dans la question de l'acrasie », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 82-83. * 191 ARISTOTE, Ethique à Eudème, I, 5, 1216b. * 192 Marc ZINGANO, op.cit., p. 84. * 193Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap.4. * 194 Ethique à Nicomaque, Livre VII, chap. 10. * 195 Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap. 4. * 196 Christine TAPPOLET, « Faiblesse de la volonté et autonomie », Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi. * 197 René LEFEVBRE, « De l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des Lois », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp.46-50. * 198 René LEFEVBRE, «De l'intellectualisme du Protagoras au pluralisme des Lois », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., p. 53. * 199 Ethique à Nicomaque, Livre III, Chap.2. * 200 Ethique à Nicomaque, Livre III, Chap. 4. * 201Ethique à Nicomaque, Livre VII, Chap. 8 et 10. * 202 Donald DAVIDSON, «Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? », Actions et événements, Paris, Puf, 2008 p. 43. * 203 Cyrille MICHON, « Je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 175- 189. * 204 Mark PLATTS, « La réalité morale », Ruwen Ogien, Le réalisme moral, Paris, Puf,1999, p.530. * 205 Christine TAPPOLET, Emotions et valeurs, Paris, Puf, 2000, p.244 et p.249. * 206 Actions et événements, p. 48. * 207 Actions et événements, p. 42. * 208 La métaphore du « bateau ivre » est d'origine plutarquienne. L'incontinence, selon Plutarque, souffre d'une « maladie de la volonté ». Comment se manifeste ce phénomène? La passion emporte avec elle, toute les résolutions du sujet. On est pas loin de l'argument socratique de la victoire du plaisir. Voilà ce que nous dit Plutarque sur l'incontinent comme maladie de la volonté (De la vertu, 445e-446a) : « L'incontinent conserve la droiture du jugement ; c'est la passion qui, contre ses propres lumières, force la raison au silence et l'entraine dans le vice. La raison est vaincue par la cupidité. L'incontinent suit des mauvais désirs qu'il condamne. Il devient à regret, le complice de la passion. Il trahit involontairement le devoir qu'il connaît. L'incontinent semblable au pilote qui louvoie, lutte avec effort contre la passion qui l'attire ; mais bientôt entrainé avec violence, il échoue misérablement ». * 209 PLUTARQUE, De la vertu, 445e-446a. * 210 Quand on tente de mettre en relief l'analyse cartésienne de la notion grecque d'akrasia comme `faiblesse de la volonté', il est important de distinguer deux moments. Le premier Descartes, est un `philosophe de l'Ecole', encore très porté vers l'intellectualisme socratique. Il pense qu'il suffit de bien juger, pour bien faire, et que toute faute morale est ignorance. C'est en réalité l'entendement, selon lui, qui trompe la volonté. Autrement dit, la volonté est donc la dupe de l'entendement. Voilà ce qu'il écrivait à Mersenne dans une lettre datée du 27 avril 1637 : « Pour ce que vous inférez que, si la nature de l'homme n'est que de penser, il n'a donc point de volonté, je n'en vois pas la conséquence ; car vouloir, entendre, imaginer, sentir, ...etc., ne sont que des diverses façons de penser, qui appartiennent toute à l'âme. Vous rejetez ce que j'ai dit `qu'il suffit de bien juger pour bien faire' ; et toutefois, il me semble que la doctrine ordinaire de l'école est que `voluntas non fertur in malum, nisi quatenus ei sub aliqua ratione boni repraesentatur ab intellectu ; d'où vient le mot : omnis peccans est ignorans'. En sorte que, si jamais l'entendement ne représentait rien à la volonté comme bien, qui ne le fut, elle ne pourrait manquer en son élection. Mais il lui représente souvent, diverses peuvent plus ou moins suivre ces jugements, et résister aux passions présentes qui leur sont contraires » (Les Passions de l'âme, art. 49). L'incontinent est pour Descartes, celui en qui naturellement la volonté ne peut aisément vaincre les passions, et ne peut arrêter le mouvement du corps qui l'accompagne. L'incontinence est une faiblesse de la volonté parce qu'elle est une' faiblesse d'âme'. « Les âmes les plus faibles de toutes, conclut-il, sont celles dont la volonté ne se détermine point à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emportée aux passions présentes, lesquelles, étant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour, à leur parti et, l'employant à combattre contre elle-même, mettent l'âme au plus déplorable état qu'elle puisse être. Deux passions agitent diversement la volonté, laquelle obéissant tantôt à l'une, tantôt à l'autre, s'oppose continuellement à soi-même, et ainsi rend l'âme esclave et malheureuse » (Ibid., art.48). * 211 Actions et événements, op.cit., pp.45-46. * 212 Actions et événements, op.cit., p.38 * 213 Donald DAVIDSON, Actions et événements, op.cit., p. 37. * 214 Actions et événements, op.cit., p. 62. * 215 Actions et événements, p. 63. * 216 « Faiblesse de la volonté et autonomie ». * 217 Actions et événements, op.cit., p. 63. * 218 Actions et événements, op.cit., p. 65. * 219 Jon ELSTER, Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, Paris, Odile Jacob, 2009, p. 15. * 220 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, op.cit., pp. 13-14. * 221 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, op.cit., p. 44 * 222 Agir contre soi. La faiblesse de volonté, op.cit., p. 14. * 223 Voilà comment peut être formuler un syllogisme révélant une faiblesse de volonté synchronique. a)L'agent a des raisons de faire X. b) L'gent a des rasons de faire Y. c) Au moment même de l'action, l'agent juge que les raisons en faveur de X sont plus fortes que les raisons en faveur de Y. d) L'agent fait Y.
* 224 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, pp. 14-15. * 225 Agir contre soi. La Faiblesse de la volonté, pp. 39. * 226 Agir contre soi. La Faiblesse de la volonté, pp. 23.. * 227 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, p. 27. * 228 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté. P. 16-37. * 229 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, pp. 42-43. * 230 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, pp. 44. * 231 Thomas BENATOUIL, « La raison stoïcienne face à elle même », Faiblesse de la volonté et maitrise de soi, op.cit., pp. 119-129. * 232 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, op.cit.,p. 29. * 233 Ibid. * 234 Ibid. * 235 Ibid. * 236Ibid., p. 25. * 237 Agir contre soi. La Faiblesse de volonté, p.25 et p.53. * 238 Ethique à Nicomaque, Livre III, Chap.1, p.74. |
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