Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique( Télécharger le fichier original )par Hans EMANE Université Omar Bongo - Maitrise 2009 |
PREMIERE PARTIE :DEMESURE ET INCONTINENCE CHEZ PLATON : LES ORIGINES D'UNE CONFUSIONI.1.CALLICLES ET L'ELOGE SOPHISTIQUE DE L'HYBRISI.1.1.ELEMENTS BIOGRAPHIQUESPersonnage apparaissant dans le Gorgias, célèbre dialogue de Platon, Calliclès est souvent considéré comme un sophiste. Le problème de son existence est difficile à résoudre car plus ou moins énigmatique, Calliclès n'est mentionné nulle part hormis sa présence dans le Gorgias. En effet, on ne lui connaît ni date de naissance ni date de décès. Mais plus fondamentalement, les spécialistes butent sur une difficulté majeure : après maintes recherches, ils ne savent toujours pas s'il s'agit d'un personnage historique ou un individu fictif inventé par Platon, par nécessité dialogique. Ainsi deux théories contradictoires - fussent-elles complémentaires que certaines ambigüités persisteraient - se concurencient. D'un côté, on peut penser que Calliclès n'a jamais existé. C'est donc une invention de Platon qui n'est mentionnée que dans un seul des textes de l'immense oeuvre du philosophe. Toutefois, cet argument est à « double tranchant », car ce n'est pas parce que le sophiste fait une apparition unique - et cependant remarquée - qu'il n'a jamais existé. A en croire certains hellénistes comme Dumont et Canto-Sperber, quand bien même Calliclès serait une invention de Platon, il faut s'accorder sur la possibilité que cette invention aurait put être inspirée par des personnages réels tels que Isocrate, Polycrate ou Denys II. D'un autre côté, l'historicité de Calliclès peut être démontrée. En effet, les nombreux détails donnés de sa vie, l'associent parfois à des personnalités qui ont en effet existé. Platon, par exemple, lui attribue un amour avec Démos (lié à la famille de Platon) et des amitiés d'enfance avec des hautes personnalités de l'époque. Il n'en demeure pas moins que cet argument reste équivoque : accorder une ascendance ou une quelconque filiation à Calliclès, peut être considéré comme un procédé littéraire permettant de « donner corps » à un personnage fictif. Mais qu'à cela ne tienne, il est fort probable que la personne de Calliclès est bel et bien existé et qu'il n'en reste aucune autre trace que celle du Gorgias. En effet, les personnages des dialogues de Platon, sont pour la plupart, des personnages de l'Antiquité grecque célèbres ayant existé parmi lesquels des noms célèbres : Parménide, Protagoras, et le plus illustre d'entre eux, Socrate. I.1.2.ANALYSE DE LA VALEUR PHILOSOPHIQUE ET MORALE DU CONCEPT D'HYBRIS CHEZ CALLICLES L'hybris est une notion grecque que l'on peut traduire par démesure. C'est un sentiment violent inspiré par les passions et plus particulièrement par l'orgueil. Les Grecs lui opposaient la tempérance ou la modération. Dans la Grèce antique, l'hybris étaient considéré comme un crime : elle recouvrait des violations comme les voies de fait, les agressions sexuelles et le vol de propriété publique ou sacrée. On en trouve deux exemples bien connus dans des discours de Démosthène, le Contre Médias et le Contre Conon. De la même manière, le proverbe grec nous vient ici en aide en nous livrant cette pensée que « la satiété engendre le crime (hybris) ». En fait, on peut se demander un instant si le philosophe Héraclite n'aurait pas fait dériver de l'hybris, ce retour à la pluralité. Prenons cette idée au sérieux : L'ensemble du processus universel ne fait-il pas désormais figure de châtiment de l'hybris ? La pluralité n'est-elle pas le résultat d'un crime ? La transformation du pur en impur, une conséquence de l'iniquité ? La culpabilité n'est-elle pas installée dans le coeur des choses ? Et le monde du devenir et des individus qui s'en trouve ainsi allégé, n'est-il pas du même coup condamné à toujours en supporter de nouvelles conséquences ? Ce mot dangereux, l'hybris (orgueil, violence) est en fait la pierre de touche, la pierre angulaire de tout héraclitéen. C'est là qu'il peut témoigner de sa compréhension ou de sa méconnaissance de la doctrine du maître. Ce monde est-il le lieu de la culpabilité, de l'iniquité, de la contradiction, de la souffrance ? Oui, s'écrie Héraclite, pour l'homme enfermé sans ses limites et qui ne voit pas les choses séparées les unes des autres, qui ne les voit pas dans leur ensemble12(*). Ainsi, l'hybris, véritable mouvement providentiel qui s'achèverait en une totalité close et sereine, acquiert du point de vue d'Héraclite, une valeur spécifique : il figure la blessure jamais cicatrisé que les échafaudages métaphysiques échouent à exprimer, et trace comme au scalpel l'accès à ce monde d'en bas, fait de démesure et d'excès. Dans la mythologie grecque, Hybris est une divinité allégorique personnifiant l'hybris. Eschyle lui attribue pour mère Dyssebia tandis que d'autres font état de son commerce amoureux avec Zeus, qu'elle aurait rendu père du dieu Pan. Mais le nom Hybris provient peut être d'une mauvaise lecture de celui de la nymphe arcadienne Thymbris. La religion grecque antique ignore la notion de péché telle que la conçoit le Christianisme. Il n'en reste pas moins que l'hybris constitue la faute fondamentale dans cette civilisation. Elle est à rapprocher de la notion grecque de moira, qui signifie destin, part ou portion. Les Anciens concevaient en effet le destin en terme de partition. Le destin c'est le lot, la part de bonheur ou de malheur, de fortune ou d'infortune, de vie ou de mort, qui échoit à chacun en fonction de son rang social, de ses relations aux dieux et aux hommes. Or, l'homme qui commet l'hybris est coupable de vouloir plus que la part qui lui est attribuée par la partition destinale. L'hybris c'est la démesure, la disproportion, l'excès, c'est-à-dire le fait de désirer plus que ce que la juste mesure du destin lui a attribué13(*). Le châtiment de l'hybris est la némésis, la destruction. La némésis est le châtiment des dieux qui a pour effet de faire se rétracter l'individu à l'intérieur des limites qu'il a franchies. Si l'hybris est le mouvement fautif de dépassement de la limite, la némésis désigne le mouvement inverse de la rétraction vengeresse. Hérodote l'indique clairement dans un passage significatif d'Enquête (VII,2) : « Le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure ». Le sophiste Calliclès s'insurge contre cette conception de l'hybris. Calliclès au cours d'un dialogue où Platon le met aux prises avec Socrate, défend l'idée selon laquelle chacun d'entre nous peut, en mettant en oeuvre sa propre faculté de jugement, créer jusqu'à l'idée même du Bien ou de la Vertu. De ce fait, nul ne peut juger du caractère démesuré, excessif, disproportionné, pervers ou vicieux d'un acte puisque pour Calliclès, il n'y a pas d'étalon du Bien. Le sophiste, oubliant que Protagoras le mettait en garde contre la tentation d'universalité, estime que chacun doit se conformer à ce qui lui semble être le Bien, et qu'il n'existe nul autre juge que notre nature même. Selon Calliclès, la loi et la morale qui sont des inventions des natures faibles et soucieuses de se protéger contre les plus héroïques caractères, ne méritent nullement l'attachement et le respect que lui voue l'ensemble des hommes. La loi et la morale ne sont nullement des produits de la Nature, mais seulement le fruit d'un artifice. Il n'y a donc pas de d'obligations morales ni de droits, et le commun des hommes obéit à des fictions. Calliclès nie donc tout fondement universel ou objectif à la morale et au droit. La morale est la revanche des faibles auxquels elle apporte une illusoire forme éthique ainsi que d'illusoires chimères. Les sophistes s'attaquent donc à l'idée de justice et l'on a montré avec quelle vigueur Platon fait parler Calliclès dans le Gorgias contre la prétendue loi supérieure et antérieure aux lois positives ou humaines. Pour Calliclès, « la vraie loi naturelle, c'est la loi du plus fort ; le critérium d'après lequel dans la nature on juge les actions, c'est la force. Dans la cité, cette force est passée aux mains de la loi [positive] ; mais si on obéit aux prescriptions du législateur, c'est encore la force qu'on respecte et devant laquelle on s'incline, non la justice. La force voilà le dernier mot de sa politique, son droit et de sa morale »14(*). Dès lors, l'homme le plus heureux est celui qui accomplit l'hybris, c'est-à-dire celui qui, outrepassant les normes éthiques et juridiques, connaît les plus nombreux désirs et met en oeuvre toutes les ressources de la ruse, de l'intelligence et de la force, pour les satisfaire. Calliclès pose, bien avant Sade, que tout ce qui est bien l'est quand il est excessif ou démesuré15(*). Plus fondamentalement, l'individu qui accomplit l'hybris est, pour Calliclès, celui qui a le courage d'aller au bout de lui-même. En clair, au coeur de l'hybris il y a l'assouvissement des désirs, l'accroissement des passions, et la quête du plaisir. Pour Calliclès, le bonheur réside dans la triade existentielle la vie facile, l'incontinence, la licence. C'est la thèse sophistique du bonheur-plaisir selon laquelle le bien dépendrait de la maximisation des plaisirs. Calliclès en fait l'aveu à Socrate : « Comment en effet un homme pourrait être heureux s'il est l'esclave de quelqu'un ? Mais voici ce qui est juste et beau suivant la nature (...) c'est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l'accroissement possible, au lieu de les réprimer, et quant elles ont atteint leur force, être capable par son courage et son intelligence de remplir tout ses désirs à mesure qu'ils éclosent. La vérité que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l'incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force, constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ses belles Idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiserie et néant.(...). Cependant crois-tu donc Socrate, que je ne juge pas, comme tout le monde, certains plaisirs comme meilleurs, certains comme plus mauvais ? (...). L'homme au tonneau plein n'a plus aucun plaisir, et c'est cela que j'appelais tout à l'heure vivre à la façon d'une pierre, puisque, quand il est rempli, il n'a plus ni plaisir ni peine ; mais ce qui fait l'agrément de la vie, c'est d'y verser le plus qu'on peut. (...). Il faut avoir les autres désirs, pouvoir les satisfaire, et y trouver du plaisir pour être heureux16(*) ». Platon est en désaccord total avec cette conception du bonheur, pleine de plaisirs excessifs. Voilà la cinglante réponse qu'il fait à cette thèse sophistique : « Vivre en s'empiffrant deux fois par jour et ne jamais se trouver au lit seul la nuit, voilà, en effet, des moeurs qui ne permettront jamais à aucun homme au monde, qui les aurait pratiquées depuis l'enfance de devenir un jour tempérant. Et bien entendu, on pourrait tenir le même langage pour toute autre vertu. De même aucune cité, même si elle est régie par des lois, ne pourra connaître la tranquillité, si les citoyens s'imaginent qu'il faut en tout dépenser sans à l'excès, et si par ailleurs ils estiment que, vivant dans une oisiveté totale, ils ne doivent s'adonner qu'aux banquets et aux beuveries, sans compter le soin qu'ils apportent à poursuivre les plaisirs de l'amour pour lesquels ils se donnent beaucoup de peine17(*) ». Dans le livre IV de La République, Platon met en garde les individus qui se laissent glisser sur la pente douce de l'intempérance : tant et aussi longtemps qu'ils ne cesseront pas s'enivrer, de s'empiffrer, de se vautrer dans les plaisir d'Aphrodite et de paresser, nul médicament, nul cautérisation, ni chirurgie, nulle incantation ou amulette, ni aucun des moyens de cette nature ne leur sera de quelque utilité que ce soit18(*). Pour un philosophe comme Guyau, le tort des intempérants n'est pas de rechercher le plaisirs, mais d'en outrepasser les frontières naturelles. Pour eux, le plaisir est donc bon parce qu'il est illimité par nature19(*). * 12 Friedrich NIETZSCHE, La Philosophie à l'époque tragique des Grecs, Paris, Gallimard, « Folio-essais », 1997, pp. 35-36. * 13 C'est avec raison que F. Nietzsche précisait que : « Même en mesurant toute notre façon d'être moderne, avec les mesures des anciens Grecs, si tant est qu'elle ne soit pas faiblesse mais puissance et conscience de puissance, elle n'apparaît que comme hybris et impiété : car ce sont précisément les choses opposées à celle que nous honorons aujourd'hui qui ont eu pendant longtemps la conscience de leur côté, et Dieu pour gardien. Est hybris aujourd'hui toute notre attitude en face de la nature, la violence que nous faisons à la nature à l'aide de nos machine et de la finalité et de la moralité, qui se cache derrière le grand filet de la causalité ; hybris notre attitude envers nous-mêmes, car nous expérimentons sur nous comme nous n'oserions le faire sur aucun animal et, par plaisir et curiosité, nous découpons notre âme vive. Nous nous faisons violence à nous-mêmes, c'est certain, nous autres casse-noisettes de l'âme qui posons des problèmes, problèmes pour nous-mêmes, comme si la vie ne consistait pas en autre chose qu'à casser les noisettes ; aussi devons-nous nécessairement devenir tous les jours problématiques, plus dignes de poser des problèmes et peut-être du même coup plus digne de vivre ? », La Généalogie de la morale, traduction d'Henri Albert, Paris, Nathan, 1993, « Troisième dissertation », §10, p. 163. * 14 Jean-Marie GUYAU, La morale d'Epicure, Paris, Encres Marines, 2002, p. 213 - 230. * 15 Jean-Paul DUMONT, La Philosophie antique, Paris, Puf, « Que sais-je », 2004, p.35. * 16 PLATON, Gorgias, 491b-499a. * 17 PLATON, « Lettre VII », Lettres, Paris, Garnier -Flammarion, 1987, pp.170-171. * 18 PLATON, La République, Livre IV, 426a-426b. * 19 Jean-Marie GUYAU, La morale d'Epicure, Paris, Encres Marines, 2002, p. 13. |
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