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Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique

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par Hans EMANE
Université Omar Bongo - Maitrise 2009
  

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I.1.3. L'ELOGE SOPHISTIQUE DE L'INCONTINENCE ET DE LA DEMESURE

Pour Calliclès, l'incontinence et la démesure participent au bonheur. Mieux elles en sont les piliers incontournables, sinon nécessaires. Il prend de ce fait le contre-pied de la morale intellectualiste de Platon et de ses disciples. Ainsi on assiste avec Calliclès, à un véritable éloge de l'hybris. L'individu veut la plus grande somme possible de bien-être ; il veut posséder toutes les jouissances dont il est capable, et même il fait tout son possible pour s'ouvrir à des jouissances nouvelles. Il veut, autant qu'il se peut, jouir de tout, posséder tout. L'hybris dans sa nature, ne se donne pas de restrictions, de limites, de normes ou de bornes. L'hybris est une façon absolue que l'homme a de conserver son existence, rester exempt de toute souffrance, et parmi les souffrances, il compte tout ce qui est manque et privation.

Guyau dans son ouvrage consacré à la morale utilitaire ou utilitariste d'Epicure revient sur les arguments de Calliclès. « Calliclès, dans le Gorgias, fait l'apologie de la vie de plaisir et de jouissance, du désir `d'avoir plus' et de l'assouvissement sans frein des passions (491e - 492c), écrit le philosophe français ; Socrate lui oppose son idéal éthique d'ordre et de modération. Les deux genres de vie sont illustrés par la fameuse comparaisons des tonneaux : ceux du Sage sont étanches et conservent le miel que l'on y dépose ; ceux de l'intempérant sont percés et fuient, de sorte que celui-ci `est forcé nuit et jour de les remplir sans cesse'(493 e). L'homme de plaisir se trouve donc engagé dans un processus de quête indéfinie de satisfaction reportée ; il doit chercher sans cesse à satisfaire un désir inextinguible, et qui s'exaspère comme une démangeaison (494c) »20(*).

Or, la conception classique ou traditionnelle de l'hybris comme faute détermine la morale des Grecs comme étant une morale de la mesure, de la modération, de la temprérance, de la sobriété, obéissant à l'adage pan metron, qui signifie littéralement « de la mesure en toute chose », « jamais trop » ou mieux encore « toujours assez ».

Le discours complaisant de Calliclès à l'égard de la démesure, est à mettre en étroite relation avec « l'éloge de l'injustice » que l'on prête à Thrasymaque dans les livres I et II de La République. Thrasymaque, personnage de La République, est un sophiste qui affirme sans détour que « l'injustice commande à ceux qui sont authentiquement moraux et justes21(*) ». Cela signifie que le sage et le tempérant sont les subordonnés du pouvoir tyrannique, et contribuent à l'intérêt de celui qui est le plus fort, font son bonheur en étant à son service. Autrement dit, le sage (celui qui a une attitude morale en toutes choses, euèthikôn) est en toutes circonstances, placé dans une position inférieure que l'intempérant. De ce fait, Thrasymaque fait l'éloge de l'injustice et l'intempérance en la plaçant au dessus de la justice et de l'intempérance. Dans la bouche de Thrasymaque, ce terme se transforme en reproche, puisque la moralité des faibles est le signe de leur soumission. Tout le discours de Thrasymaque, qui se rapproche en ce sens de celui Calliclès, est une charge contre l'attitude morale, puisque l'idéalisme est le fait des faibles, alors que le réalisme impose la profitabilité de l'injustice sur la justice comme fait. « L'injustice est plus profitable que la justice, lance t-il à Socrate. Le plus facile pour t'en rendre compte, c'est d'aller jusqu'à considérer comme l'injustice la plus totale, celle qui rend l'homme qui la commet tout à fait heureux. L'injustice, quand elle se développe suffisamment, est plus forte, plus libre, plus souveraine que la justice, et comme je le disais au départ, le juste est en réalité l'intérêt du plus fort, et l'injuste constitue pour soi-même avantage et profit22(*) ». Nous assistons à une sorte de renversement dialectique qui fait de l'intempérance et de l'injustice, les sources, les fondements du bonheur et du pouvoir. Thrasymaque identifie l'injustice la plus totale, celle qui est parfaite c'est-à-dire « l'injustice la plus complète et la plus entière », à la l'injustice politique, considérant l'injustice criminelle ou simplement morale, d'un degré inférieur. L'injustice la plus haute, celle que Thrasymaque défend bec et ongles, c'est l'immoralité politique des dirigeants exploiteurs. En résumé, Thrasymaque dénigre la justice et la tempérance en les drapant du voile de la faiblesse, de la servilité et du malheur, alors qu'il fait l'éloge de l'injustice politique. Il fustige l'injustice commise de manière caché, et loue celui qui a la force de l'imposer. Mieux, « les hommes injustes sont à la fois des sages prudents et des gens de bien23(*) » au sens où « ceux qui sont entièrement injustes sont capables de soumettre des cités et des nations entières24(*) » ; l'injuste prendra même avantage de l'homme injuste et de l'action injuste, et il fera tous les efforts nécessaires en vue d'exploiter au maximum tout le monde25(*). L'injustice qui est de ce point de vue une arme et force considérable, est la vertu du tyran. Il n'y a donc rien d'étonnant, et par là-même rien de scandaleux, aux yeux de Thrasymaque, de ranger l'injustice aux côtés de la vertu et de la sagesse, et la justice avec leur contraire. L'injuste est sage et bon, alors que le juste n'est ni l'un ni l'autre. L'homme injuste ressemble à l'homme sage et bon, juste ne leur ressemble pas26(*). Thrasymaque conçoit l'injustice comme quelque chose de bien et de prestigieux, et lui attribue toutes les qualités que le sens commun attribue au juste. Il a « l'audace », selon « Socrate » de ranger ou plutôt d'élever l'injustice au rang de la vertu et de la sagesse27(*).

L'homme doit être conscient qu'il ne peut déborder ses propres limites. Cependant, est-ce que cet éloge de l'hybris rend Calliclès exemplaire de l'immoralisme ?

I.1.4. CALLICLES, PRECURSEUR DE L'IMMORALISME

Calliclès prend le contre pied de Platon et de sa morale intellectualiste. Cela le rend exemplaire de l'immoralisme ?

En effet, le sophiste en faisant l'éloge de l'hybris est partisan dans ses théories comme dans sa pratique, d'un immoralisme qui prône des règles de conduite inverses à la morale courante. Le bonheur ne se donne à l'humain que par l'entremise d'une rupture d'avec la morale et le droit. Le bien n'est accessible que par l'entremise de la transgression, la démesure. De plus l'immoralisme de Calliclès nie l'existence de toutes obligations morales, les assimilant à des chimères inventées par des natures faibles.

Par ailleurs l'oscillation de la pensée sophistique entre relativisme et nihilisme moral peut faire prévaloir la thèse d'une morale anomique (absence de règles fixes) chez ces derniers. Qu'a cela ne tienne, il apparaît qu'avec un sophiste comme Calliclès, immoralisme et anomie peuvent cohabiter.

En revanche, on est amené à penser que le naturalisme d'un Calliclès le conduit à faire de la recherche du plus grand plaisir, en laquelle la puissance de la nature s'exprimerait à l'état brut, une norme éthique. Dès qu'on admet que les normes morales dépendent des intérêts, rien ne les rendra légitimes sinon la satisfaction des intérêts qu'elles servent. Si bien que l'immoralisme de Calliclès n'est pas incontestable.

* 20Ibid., p. 11.

* 21 PLATON, La République, Livre I, 343c.

* 22 Ibid., Livre I, 344a-344c

* 23 Ibid., Livre I, 348d.

* 24 Ibid.

* 25Ibid.., Livre I, 349c.

* 26Ibid., Livre I, 349d.

* 27 Ibid., Livre I, 348e.

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