Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique( Télécharger le fichier original )par Hans EMANE Université Omar Bongo - Maitrise 2009 |
III.3.1. LE PROBLEME MORAL ET LA DOCTRINE DES IDEESS-FORCESDéjà présente dans la Critique des systèmes de morale contemporaine, « la doctrine des idées-forces » trouve sa formulation la plus aboutie dans la thèse d'Alfred Fouillée qui publiera un an plus tard en 1890 sous le titre de L'Evolutionnisme des idées-forces. Beau-père de Guyau, A. Fouillée emprunte beaucoup des arguments ce dernier, mort trois ans plus tôt. Si le premier principe de la doctrine des idées-forces est l'indissociabilité du sentir et de l'agir, le second principe de cette doctrine en est l'indissolubilité, non seulement de chaque sensation particulière et de l'activité générale. Guyau écrivait que ce qu'il conçoit comme « sa morale des idées-forces » c'est l'hypothèse selon laquelle « l'idée même de l'action supérieure, comme celle de toute action, est une force tendant à se réaliser. L'idée est même déjà la réalisation commencée de l'action supérieure318(*) ». Il découle de cette conception de Guyau, que la doctrine des idées-forces consacre « la profonde identité qui existe entre la pensée et l'action ; c'est par cela même le sentiment de l'unité de l'être, de l'unité de la vie319(*) ». Or, comment l'idée morale explique t-elle les deux termes du problème moral : la direction de la volonté et l'objet du vouloir ? Quand bien même Guyau définit le sujet actif, l'agent moral comme constitué par une volonté d'agir, soutenue par un effort pour réaliser une idée, comment expliquer que certains individus ne conforment pas leur action à la plus haute idée qu'ils ont en eux-mêmes ? Comment rendre compte de la folie morale, de l'idiotisme morale, bref de l'immoralité ? III.3.2. L' IMMORALITE COMME MUTILATION INTERIEUREDans son premier ouvrage, Guyau est amené à poser le problème de l'immoralité.« Je ne suis pas seulement un être collectif et social, écrit le jeune Guyau ; si j'appartiens à certaines sociétés, si j'appartiens à l'Etat, je m'appartiens avant tout à moi-même, et comme tel je doit obéir qu'à mon intérêt, je suis armé du droit naturel de Hobbes. J'ai devant moi trois probités, trois justices, trois morales, c'est-à-dire en définitive trois intérêts ; comment agir ? De ces trois intérêts, la morale même prescrit de choisir le mien, dussé-je être jugé coupable et injuste, la morale me prescrit en quelque sorte l'immoralité 320(*)». Ce passage est très intéressant : Guyau montre comment la morale de l'intérêt conduit toujours le moi à tourner le dos à la société et à l'Etat. En suivant poursuivant mon désir, je me pose comme immorale au sein de la communauté. La nature est amorale : c'est la conclusion à laquelle est arrivé Guyau. En poussant plus loin son raisonnement, il finit aussi par démontrer puis à admettre « qu'il y a au fond de la nature, prétendue `aussi bonne que possible', une immoralité fondamentale qui tient à l' opposition des fonctions entre les êtres, à la catégorie de l'espace et de la matière321(*) ». De là sans doute, l'idée selon laquelle, les instincts primaires sont immoraux y compris ceux qui paraissent moraux322(*). Comment justifier `l'immoralité fondamentale de la nature amorale' ? A priori, cela peut sembler un paradoxe ou une absurdité flagrante d'affirmer sans détour `l'immoralité de la nature amorale'. La seule oeuvre naturelle qui échappe par essence à l'amoralité c'est la vie humaine en tant qu'elle a pris conscience d'elle-même en s'élevant à la dimension du moi. Mais lorsqu'on regarde de très près, on se rend compte que cette forte oxymore n'est pas dénué de sens. Pour quelles raisons ? Tout simplement parce que la nature se mutile elle-même lorsqu'elle permet en son sein, l'opposition entre ces différentes composantes. L'immoralité est essentiellement et principalement chez Guyau, une mutilation intérieure. La nature amorale conçue comme macrocosme peut donc être dit immorale en ce sens très précis. Quant au moi entendu comme microcosme, il est immoral quant il est égoïste et ne s'élève pas à dimension intersubjective ou transubjective. L'égoïsme323(*) est donc immoral, ou s'il on veut l'égoïsme est l'immoralité. De la même manière le solipsisme, l'égotisme sont d'autres formes de mutilation intérieure ; car celui qui se regarde le nombril se prive d'autrui qui est selon Guyau, l'être sui generis du moi. La transparence à soi est aussi un symptôme de la mutilation de soi. Le moi immoral renie ou nie une partie de lui-même. On peut alors parler d'immoralité comme « négation des soi, comme négation de l'être » où Hegel parlait de négativité abstraite.
Connaître le bien, l'approuver, et pourtant faire le mal324(*), révèle au sein même du moi intérieur, une division, un divorce, un hiatus entre la pensée et l'acte. Ne pas agir comme on pense, ou plus exactement s'abstenir d'agir ou agir à l'encontre de sa pensée est pour Guyau un supplice, un calvaire, une torture qu'il nomme immoralité. L'immoralité est donc pour lui une mutilation de soi, une mutilation intérieure, c'est-à-dire une fracture entre l'idée et l'action. Quand il fait le mal, l'agent immoral laisse le bien en chemin, sur le bas côté. Il abandonne et renonce à une part de lui-même. L'immoralité est le phénomène intérieur au cours duquel, le moi est amputé d'une de ses parties. Le moi est privé soit du bien, soit de l'action vertueuse qui est la réalisation ou l'accomplissement de la pensée rationnelle. Guyau s'explique : « Celui qui n'agit pas comme il pense, pense incomplètement. Aussi sent-il qu'il lui manque quelque chose, il n'est pas entier, il n'est pas lui-même. L'immoralité est une mutilation intérieure. Ne pas agir selon ce qu'on croit le meilleur, c'et ressembler à quelqu'un qui ne pourrait rire quand il est joyeux, ni pleurer quand il est triste, qui ne pourrait rien exprimer du dehors, rien traduire de ce qu'il éprouve. Ce serait le suprême supplice325(*) ». On retrouve là, des éléments de la thèse aristotélicienne selon laquelle, la seule chose immoral qu'il soit c'est de ne pas faire ce qu'il faut quand il le faut. L'immoral est en quelque sorte ce que Guyau appelle « un mensonge en action ». Guyau va jusqu'à penser que l'acte, qui est la vie elle-même, qui est l'être, se désolidarise de son principe qui est la pensée. L'immoralité révèle selon Guyau, l'hétérogénéité de l'acte comme vie, comme être, qui se désunit, qui se disjoint ou qui se sépare de la pensée. En ce sens on peut dire que l'immoralité consacre l'autonomie de l'acte par rapport à la pensée326(*). L'immoralité brise l'unité substantielle du moi, et donc rompt « l'unité de l'être ». C'est la raison pour laquelle mutilation de soi va de paire avec « dédoublement ou opposition des différentes facultés de l'être qui se limitent l'une l'autre 327(*)». Mais c'est plutôt parce que ne pas agir comme l'on pense constitue un ébranlement du socle métaphysique ou plus exactement de l'équilibre ontologique du sujet. Car l'être immoral « est toujours un métaphysicien spontané ou réfléchi328(*) ». Affirmer que l'immoralité est coextensive à la morale chez Guyau, c'est affirmer que l'immoralité n'est pas simplement le revers, le dos, le verso de la moralité, c'est dire aussi que l'immoralité est une forme d'incomplétude, d'inachèvement, d'imperfection, alors que la morale est conçue comme « unité de l'être et de la vie ». III.3.3. L'IMMORALITE COMME OPPOSITION DES FACULTES DE L'ETRE En d'autres termes, dans certains cas d'immoralité, l'intelligence et la volonté s'affrontent selon Guyau. Comment cela est possible alors qu'on sait que « la volonté n'est qu'un degré supérieur de l'intelligence, et l'action un degré supérieur de la volonté329(*) » ? Comment expliquer, dans certains cas avéré d'immoralité, ce hiatus entre la volonté, l'intelligence et l'action ? Affirmer que la volonté est un degré supérieure de l'intelligence, c'est dire en d'autres termes que l'intelligence en sa fine pointe, est volonté. L'intelligence se porte elle-même à son propre dépassement qui est la volonté. Guyau oppose à « la volonté pure et désintéressée » de Kant, l'idée d'une « volonté intérieure ». Interne parce que « je sens en moi une énergie tout intérieure qui doit rentrer en ligne de compte. S'il y a le monde inconnu, il y a le moi connu et je sais qu'intérieurement je veux, et c'est ma volonté qui fera ma puissance330(*) ». La simple idée d'une pureté et d'un désintéressement de la volonté, ne saurait rendre compte de « la fécondité de la volonté » qui est vie, et « portée à se prodiguer, à se sacrifier dans une certaine mesure, à se partager avec d'autres331(*) ». En vertu du « mécanisme interne de la pensée et de la vie », nous pouvons affirmer avec Guyau que vouloir c'es penser, penser c'est vivre, et vivre c'est agir. Dès lors, « l'action est un degré supérieur de la volonté332(*) » puisqu'elle en est la concrétion. Or, si nous admettons que « la volonté intérieure » qui est vie, apparaît aussi dans le même temps comme le maillon fort du système, c'est donc d'elle que peut provenir ce « dédoublement ». En effet, Guyau conjecture « une direction immorale de la volonté qui est une négation des `lois de la raison pure pratique'333(*) ». Qu'est-ce que précisément que cette volonté immorale334(*) et inféconde ? Guyau la conçoit comme une volonté égoïste replié sur elle-même. « En d'autres termes, il y aurait coïncidence de ce que nous appelons volonté immorale chez l'homme avec la volonté normale de tous les êtres335(*) ». Si l'immoralité est une opposition entre les différentes facultés de l'être, c'est principalement par que « la moralité n'est autre chose que l'unité de l'être336(*) » et de la vie. Quant à l'éthique, Guyau la définit comme « une systématisation de l'évolution morale de l'humanité337(*) ». Cette unité est mise en péril par la volonté qui, pour diverses raisons, nie les lois de la raison pure pratique. L'immoralité est donc le symbole d'une défaillance dont la volonté338(*) est la principale cause. C'est la direction immorale de la volonté, et donc sa défaillance qui est le principe de l'immoralité humaine. Guyau rejoint en ce sens Platon et Aristote.
* 318 Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 214. * 319Ibid., p. 214. * 320 La morale d'Epicure, op.cit., p. 345. * 321 Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., pp. 15-16 * 322 La morale d'Epicure, op.cit., pp. 21-22. * 323 Le combat de Guyau contre l'égoïsme est d'inspiration hobbesienne, rousseauiste, lessingienne mais surtout schopenhauerienne. « L'égoïsme, écrivait Schopenhauer, voilà donc le premier et le principal, mais non toutefois le seul ennemi, qu'ait à combattre le motif moral » (Les Fondements de la morale, op.cit., p.145). Qu'est-ce que ou que représente l'égoïsme pour être l'objet d'un tel acharnement philosophique ? « L'égoïsme, explique t-il, chez l'homme, est enraciné bien fortement dans le centre même de l'être, dans son essence : disons mieux, il est cette essence même. L'égoïsme, de sa nature, ne souffre pas de bornes : c'est d'une façon absolue que l'homme veut conserver son existence, rester exempt de toutes les souffrances, et parmi les souffrances il compte tout ce qui est manque et privation ; il veut la plus grande somme possible de bien-être. Il veut posséder toutes les jouissances dont il est capable, et même il fait son possible pour s'ouvrir à des jouissances nouvelles. Tout ce qui s'oppose aux efforts de son égoïsme, excite son mécontentement, sa colère, sa haine. Il y voit un ennemi à anéantir. Il veut autant qu'il se peut, jouir de tout, posséder tout ; et n'y pouvant arriver, du moins il veut disposer de tout en maître : `Tout pour moi', rien pour les autres', voilà sa devise. L'égoïsme est gigantesque : il déborde l'univers. Donnez à un individu le choix d'être anéanti, ou de voir anéantir le reste du monde : je n'ai pas besoin de dire, de quel côté, le plus souvent, la balance pencherait. Chacun fait ainsi de lui-même le centre de l'univers ; il rapporte tout au soi. Les événements qui s'accomplissent devant lui, par exemple les grands revirements qui se font dans la destinée des peuples, il les juge d'abord d'après son intérêt ; si petit, si éloigné que soit cet intérêt, c'est par là d'abord qu'il les comprend. Il n'est pas au monde de plus extrême contraste : d'une part cette attention profonde, exclusive, avec laquelle chacun contemple son moi, et de l'autre l'air d'indifférence dont le reste des hommes considère ce même moi. Le spectacle à son côté comique ; de voir cette foule d'innombrable individus, dont chacun regarde sa seule personne, au moins en pratique, comme existant réellement, et le reste en somme comme purs fantômes. Le monde apparaît, du point de vue esthétique, comme un musée de caricatures, du point de vue intellectuel, comme une maison de fous, et du point de vue moral, comme une auberge de chenapans. La cause de ceci est, en dernière analyse, en ce que chacun de nous se connaît `immédiatement', et les autres `indirectement' : or la connaissance immédiate maintient son droit. De ce point de vue subjectif, et où reste nécessairement placée notre conscience, chacun est à lui-même l'univers entier : tout ce qui est objet n'existe pour lui qu'indirectement, en qualité de représentation du sujet ; si bien que rien n'existe, sinon en tant qu'il est dans la conscience. Le seul univers que chacun de nous connaisse réellement, il le porte en lui-même, comme une représentation qui est à lui ; c'est pourquoi il en est le centre. Par suite encore, chacun à ses yeux est le tout de tout ; il se voit possesseur de toute réalité. Rien ne peut lui-être plus important que lui-même. Tandis que du point de vue intérieur, son moi s'offre à lui à des dimension colossales, vu du dehors, il se ratatine, devient quasi rien. En outre il sait, de science certaine, ceci : ce moi, qui à ses yeux vaut tout le reste et plus, ce microcosme, où le macrocosme ne surgit qu'à titre de modification, d'accident, ce microcosme qui est pour lui l'univers entier, doit disparaître par la mort, et ainsi la mort à ses yeux équivaut à la disparition de l'univers. Tels sont les éléments dont l'égoïsme, cette plante née de la volonté de vivre, se nourrit. Ainsi se creuse le fossé, entre chaque homme, un large fossé. En expliquant le principe de la morale selon Kant, j'ai eu l'occasion de montrer par quels signes l'égoïsme se révèle dans les actes quotidiens. La politesse, est une négation conventionnelle, de l'égoïsme, dans les petits détails du commerce ordinaire ; c'est une hypocrisie reconnue, mais qui n'en est pas moins imposée, louée : car ce qu'elle cache, l'égoïsme, est une chose si repoussante, qu'on ne veut pas le voir, même quand on sait bien qu'il est là-dessous. L'égoïsme, quand il ne trouve la voie barrée ni par une force extérieure, et sous ce nom ce nom il faut comprendre aussi la crainte inspirée par une puissance de la terre ou du plus haut, ni par des idées vraiment morale, poursuit ses fins sans avoir égard à rien. En cherchant à exprimer brièvement la force de cet agent ennemi de la moralité, j'ai dépeint d'un trait l'égoïsme dans toute sa grandeur » (Ibid., pp.143-145). * 324 Guyau reprend en l'état, la formulation aristotélicienne du problème de l'incontinence. Le problème de l'akrasia est chez Guyau celui de l'immoralité : « Il est immoral d'hésiter un instant entre ce qui est meilleur et ce qui est moins bon ». (Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p.55). Dans cette perspective, la seule chose qui soit immorale c'est de ne pas faire ce qu'il faut quand il le faut. * 325 Esquisse d'une morale sans obligation sans sanction, op.cit, p. 92-93. * 326 Dans L'être et le néant, Jean-Paul Sartre affirme sur le modèle de Guyau que « l'existence de l'acte implique son autonomie » (L'être et le néant, Paris, Gallimard, « Tel », p.552). Il ne faut se méprendre sur ses propos sartrien qui dénote une forte filiation - sur ce point très précis au moins - entre Kant et l'existentialiste français. Il n'es pas question d'immoralité mais de liberté : l'acte est autonome parce qu'il a pour principe la liberté. « La liberté se fait acte, écrivait J. -P. Sartre, et nous l'atteignons ordinairement à travers l'acte » (op.cit., p.42). * 327 Ibid., p.93. * 328 Ibid., p. 139. * 329 Ibid. * 330 Ibid., p. 151. * 331 Ibid., p. 86 * 332 Ibid., p.93. * 333 Ibid., p. 189. * 334 Parmi les philosophes modernes, D. Hume, en Grande-Bretagne, a parlé d'un « sens moral de la beauté » qui trancherait entre ce qui moral ou immoral, et Herbart chez les allemands a considéré l'éthique comme une branche de l'esthétique. Mais est-il justifier que seul une conscience éthico-esthétique puisse délimiter le domaine du moral et de l'immoral ? « Je ne nierai pas que le spectacle de la vertu, répond Brentano, soit une vision plus réjouissante que celui de la perversion morale. Mais il est impossible d'accorder qu'en cela seul résiderait l'essentielle supériorité du comportement moral. C'est au contraire, une supériorité d'ordre intérieure qui distingue la volonté morale de la volonté immorale. C'est également une certaine justesse qui constitue la supériorité fondamentale de certains actes de la volonté, par rapport à d'autres actes qui leur sont opposés, ainsi que celle de la moralité par rapport à ce qui est immoral » (L'Origine de la connaissance morale, op.cit., pp. 45-46) . * 335 Ibid., p.43. * 336 Ibid., p.93 * 337 Ibid., p. 115. Ce qui conforte Guyau dans son irréligiosité c'est que selon lui, « l'absolu s'est déplacé, il est passé du domaine de la religion à celui de l'éthique » (Ibid., p.55). * 338 De l'avis de Guyau, « l'excès de souffrance sur le plaisir suppose une faiblesse ou une défaillance de la volonté, conséquemment de la vie même. La volonté qui faiblit se condamne elle-même » (Ibid., p.38). Aristote, une fois de plus, est convoqué implicitement dans l'analyse et l'interprétation de l'immoralité comme opposition des facultés de l'être. |
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