Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique( Télécharger le fichier original )par Hans EMANE Université Omar Bongo - Maitrise 2009 |
III.2.3. LA THEORIE DE L'INDIFFERENTISME MORAL282Guyau n'a de cesse de préciser « son hypothèse de l'indifférence morale de la nature », plus simplement, son concept d'amoralité. En ce sens, sa position peut être qualifiée amoraliste en ce qu'elle défend « l'indifférence de la nature à nos plaisirs et à nos peines ». Cette hypothèse a des implications, « des effets pratiques » que nous mettrons en exergue par la suite. Mais pour le moment, demandons-nous en quel sens peut-on parler d'indifférence morale de la nature ? Adjoindre du beau ou du laid, du bien ou du mal, ou quelques autres qualités à un quelconque phénomène naturel, est une erreur, une méprise. La nature est une réalité neutre, inconsciente du plaisir comme de la souffrance, du bien et du mal. Par exemple, une pomme qui tombe sur la tête de Socrate, est amorale ; car quand bien même la chute de la pomme, blesse le philosophe, elle ne saurait être dite ni bonne ou ni mauvaise. Bayle faisait le même constat quand il affirmait que les comètes ne sont pas des miracles et ne sont des augures ni d'un bien ni d'un mal à venir. L'amoralité est donc l'absence de tout concept de moralité. Le préfixe « a » marque ici la privation. L'indifférentisme moral se définit dans ce cas par « l'impuissance humaine relativement au tout ». Guyau s'explique plus longuement à ce sujet. L'indifférence morale «c'est l'indifférence de la nature au bien ou au mal ; or, de cette indifférence une foule de raisons peuvent être données. La première est l'impuissance humaine relativement au tout, dont elle ne peut changer d'une manière agréable, la direction304(*) ». En ce sens, Guyau compare le système de la nature à un océan majestueux qui vient s'échoir sur les bancs de sable. La volonté humaine est ici semblable à une digue dérisoire, inutile, vaine, que l'écume fera rompre. Guyau met en rapport « la force fatale de la nature, par opposition aux efforts impuissants de la volonté humaine305(*) ». Quant au bien et au mal, deux catégories morales chères à l'humain, ils sont tout aussi négligeables, insignifiants pour la nature, que son origine son cours. Mieux, le bien et le mal ne sont nullement antagoniques au sein de l'être. Tout au mieux, ils se neutralisent en participant au grand équilibre du monde. « Le bien et le mal, écrivait Guyau, ne semblent pas plus être d'essence contraire pour la nature que le froid et le chaud pour le physicien ; ce sont des degré de la température morale, et il est nécessaire que, le chaud et le froid se neutralisent au bout d'un certain temps dans le monde, comme se neutralisent dans l'océan les mouvements divers des vagues306(*) ». L'autre argument justifiant l'amoralité de la nature est en rapport avec sa direction, son cours régulier. En effet, la nature n'a pas de direction morale vers sa fin ou son but ultime : par exemple, le bonheur de l'humanité ou sa disparition. « Donner un but à la nature, ce serait la rétrécir, car un but est un terme. Ce qui est immense n'a pas de but307(*) ». Ainsi une seconde raison à l'indifférentisme moral de la nature « c'est que le grand tout dont nous ne pouvons changer la direction, n'a lui même aucune direction morale. Absence de fin, amoralité complète de la nature, neutralité du mécanisme infini. En effet, l'effort universel ne ressemble guère à un travail régulier, ayant un but308(*) ». La nature est infinie, illimité et sans but. On voit alors que l'amoralité de la nature se mesure à l'aune de notre impuissance à dompter son immensité, son cours régulier et continu. Si bien que « les mouvements particuliers de [la] volonté [humaine] ne peuvent plus retentir sur l'ensemble de la nature que le battement de l'aile d'un oiseau volant au-dessus d'un nuage n'est pas capable de rafraîchir mon front309(*) ».
Il faut cependant se garder de croire ou de penser, que l'amoralité de l'être infini cache en réalité son désordre ou sa difformité. « Que la terre a disparu, que l'homme a disparu, et qu'il ne reste plus la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux et ses reflux, les changements perpétuels de sa surface, qui cachent sa profonde et monotone uniformité310(*) ». Par glissement sémantique, on a fait de l'amoralité, le caractère de tout ce qui ne tient pas compte de la morale, et spécialement de la morale courante, sans toutefois la contredire formellement. En réalité, l'amoralité ne fait pas fi, ne fait pas cas de la morale. Il est dans la peau de celui pour qui la morale n'existe pas, et n'a donc aucune influence sur lui. En ce sens l'amoral est un marginal, un non-conformiste, une sorte d'individu asocial ou antisocial. Il devient nécessaire d'admettre à côté des deux types classiques d'immoralité (action délibérément mauvaise et faiblesse de la volonté, un troisième et dernier type : l'action mauvaise amorale définie comme un manque d'intérêt pour la valeur de l'action311(*). Ce ne peut donc pas être dans l'action de nuire à son insu qu réside l'amoralité : dans ce cas de figure c'est la contingence, ou le hasard qui règne. Or il semble bien qu'il y a une manière amorale de nuire à dessein par pur mépris de la morale ou par dédain de la valeur morale de l'acte.
Dès lors, on a fait de l'amoralisme la doctrine ou l'attitude d'esprit positiviste ou empiriste, qui consiste à n'admettre que les jugements de fait, et à nier toute objectivité voire toute réalité aux valeurs morales, à refuser, à contester toute idée de morale. L'amoralisme est devenu par le truchement des époques, une attitude « antimorale », pour parler comme Schopenhauer, qui écarte toute référence à une universalité ou à une objectivité de la morale. De telle sorte que l'amoraliste est considéré par le sens commun comme celui qui a attitude délibérée d'indifférence, de détachement, de désintéressement à l'égard des propriétés morales. Pour d'autres, l'amoraliste manifeste une certaine ignorance ou méconnaissance des normes éthiques et sociales, et possède au bout du compte, une prédisposition à agir contre. L'amoraliste, même si Guyau ne l'admet pas, est une personne possible. Un amoraliste est quelqu'un qui croit sincèrement qu'il doit entreprendre une action, mais qui n'en a pas le moindre désir, et ce alors qu'il ne souffre pas d'un disfonctionnement de la motivation. Selon cette conception, il n'est pas étonnant comme certains facteurs, comme « la faiblesse de la volonté » ou la dépression, puissent avoir pour conséquences que la personne qui a des croyances axiologiques n'est guère motivée à agir en fonction de ses croyances. Celui qui souffre de dépression peut fermement croire qu'une action est désirable, par exemple, mais il n'éprouve pas les émotions qui pourraient le motiver à agir en fonction de ses croyances. Le cas de l'amoraliste lui aussi s'expliquer de manière similaire. On peut attribuer le manque de motivation de celui qui croit sincèrement qu'une autre action est désirable, sans pour autant désirer la faire, faute d'émotion correspondante. En effet, il est impossible de ne pas ressentir certaines émotions alors que l'on ne souffre pas de faiblesse de volonté, de dépression, ou de dysfonctionnement de la motivation. Toutefois, si d'après cette conception, l'amoraliste est un personnage possible, celui qui éprouve les émotions en question sans être motivé, ne l'est pas312(*). Cependant, doit-on distinguer l'amoraliste de l'amoral ? La question, nous semble t-il mérite d'être posée. Nous pensons qu'on peut être amoraliste sans être amoral. En effet, l'amoralisme ou l'indifférentisme moral est une doctrine selon laquelle « le bien et le mal demeurent des choses toutes humaines, toutes subjectives, sans rapport fixe avec l'univers ». C'est la raison pour laquelle il est indifférent à leur égard ; c'est la raison pour laquelle il les méprise. L'amoraliste défend l'idée selon laquelle les systèmes moraux sont arbitraires et infondés. Plus radicalement, l'amoralisme peut être défini comme la croyance selon laquelle le bien et le mal n'existent pas, et sont donc dénués de toute réalité, de tout sens. En revanche, ce mépris, cette indifférence peut rester purement théorique ou spéculatif. L'amoraliste peut parfaitement assumer son amoralisme théorique, et s'abstenir de voler une pomme sur un étalage. En clair, nous dirons que l'amoraliste se situe au niveau de la théorie, et l'amoral au niveau de l'action313(*). III.3. DE L'IMMORALITE A qui manifeste le désir de parler de l'immoralité, échoie à chaque fois la même question : de quoi va t-il parler ? Ou plus exactement de quoi ne va t-il pas parler ? L'immoralité, comme l'amoralité, est une notion capitale dans la pensée de Guyau. Dans le langage courant, elle renvoie à tout ce qui est contraire à la morale, malsain ou abject. On regroupe sous la notion générale `d'immoralité', tout ce qui est sans principe de morale et le caractère d'un acte ou d'une personne qui ne respecte pas l'injonction morale. Or, parce que toute vie morale se veut rationnelle, tout acte immoral est la plupart du temps assimilé à un acte irrationnel. Est immoral en ce sens, tout ce qui va à l'encontre de la lumière naturelle, de la raison. L'immoralité est donc le caractère de tout acte, tout comportement, tout discours, antagoniques, antinomiques aux prescriptions rationnelles. Le sens commun qualifie `d'immoral', celui qui agit ou vit à contre courant des normes communément admises par la société, aux bonnes moeurs. La doctrine philosophique dite éthique de l'intervention pénale, en outre, va nous permettre de jeter un éclairage supplémentaire sur les présupposés que recouvrent la notion générale d'immoralité. On appelle moraliste, la conception philosophico-juridique selon laquelle, l'intervention du droit pénal se justifie exclusivement en raison, et à la mesure de l'immoralité du comportement auquel elle s'applique. Le moralisme part du principe que l'accomplissement de l'infraction pénale, considérée comme un acte immoral tant sur un point de vue subjectif qu'objectif, constitue la condition à la fois nécessaire et suffisante pour justifier la peine. De même que la nature et la gravité de l'infraction engendrée par l'immoralité, constituent les seuls critères permettant de justifier la nature et l'intensité de la peine ou de la sanction314(*). Envisagé dans toute sa rigueur, le moralisme consiste à considérer l'immoralité d'un comportement comme condition nécessaire et suffisante à son incrimination. La fonction du droit étant de donner pleine efficience et efficacité à la morale293. La portée exacte d'une telle conception ou attitude, est cependant tributaire d'une double précision relative au degré d'immoralité et du type de morale pris en compte. Elle induit de fait, une échelle ou une hiérarchie de l'immoralité. D'un autre côté, si le moralisme entend justifier l'incrimination pénale d'un comportement par le seul fait de son immoralité, et cela indépendamment des conséquences qui peuvent en découler, il est certain, en effet, que l'hypothèse des degrés d'immoralité, ne conduit pas à affirmer, même pour un ardent défenseur du moralisme extrême, que toute conduite immorale devrait être érigée en infraction pénale. Habituellement, le moralisme exige que cette immoralité atteigne un certain seuil, une certaine intensité, et qu'elle soit en conséquence susceptible d'une définition suffisamment précise, voire qu'elle consiste en une transgression délibérée ou intentionnelle. La majorité des philosophes du droit pense l'existence d'un véritable consensus social relatif à l'immoralité d'un comportement - compris non comme une simple opinion moyenne ni comme une simple opinion majoritaire, mais comme l'absence de tout dissentiment social significatif - constitue une condition nécessaire à son incrimination, étant à la fois le caractère particulièrement contraignant des sanctions et la réprobations spécifiquement sociale qu'elle est censée exprimer315(*).
Celui qui agit contre la morale en la (re)connaissant est dit immoral. Cela sous-entend bien sûr que pour être jugé immoral, il faut d'abord avoir une morale. Il faut se référer à un système de valeurs que l'on contredira, dont on enfreindra les principes, par la suite. Est dit immoral, celui qui agit contrairement à la morale, qui en viole les principes. Le préfixe `im' variante de `in', qui signifie `pas' qui a servi à forger le mot, marque ou signifie la négation. Immoral signifie ce qui est contraire à la morale, aux bonnes moeurs. On nomme aussi `immoral', tout ce qui va à l'encontre de ce que nous dicte la conscience, qui va contre les injonctions de la conscience (morale). La frontière est souvent ténue entre l'amoralité et l'immoralité. On a estimé pendant longtemps que leur sens était voisins, quasi identique voire similaire. Plus simplement, amoral est souvent utilisé comme synonyme d'immoral. Or, l'immoral va contre la morale avec une conscience plus moins bonne (selon les cas) de ce qu'il fait ; l'amoral n'a même pas conscience de l'existence des jugements moraux316(*).
Toutefois, la question est d'ordre philosophique, éthique, plutôt que linguistique. Un acte sera en effet jugé amoral par certains, et immoral par d'autre selon qu'on considère que les notions morales du bien et du mal n'ont pas été prise en considération (amoral) ; ou lorsque l'idéal du bien a été attaqué (immoral). Autrement dit, amoralité et immoralité - comme la moralité d'ailleurs - n'échappent pas à l'écueil du relativisme. Un être amoral ne fera pas forcément le mal ; il peut aussi faire le bien, mais n'en n'aura pas conscience. Dans tous les cas de figure, il n'aura pas conscience de faire ni le bien ni le mal. Portant l'être amoral agissant de façon morale, sera marginaliser en ce qu'il agit inconsciemment317(*).
Au regard de ce sui précède on peut être amené à penser que l'immoralisme est de ce fait, une attitude de délibérée ou non délibérée d'hostilité à l'égard de la morale, rejet des valeurs morales, et poursuite souvent consciente du mal. C'est aussi l'attitude de celui qui, de manière systématique et parfois provocante - comme les sophistes Calliclès et Thrasymaque - refuse, dénie toute valeur ou tout intérêt à la morale courante. L'immoraliste est celui qui pense, parle, agit en contradiction avec la morale. Plus simplement, l'immoraliste est celui qui professe l'immoralité. Nous allons voir par la suite comment Guyau en arrive à construire son concept d'immoralité et les sens ou les acceptions qui lui donnent. * 304 Ibid., p. 40. * 305 La morale d'Epicure, op.cit., p. 174. * 306 Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, p. 40. * 307 Ibid., p. 44. * 308Ibid., p. 42. * 309 Ibid., p. 42. * 310 Ibid., p. 45. * 311 Ronald MILO, « L'Amoralité », in Esprit, vol. 92, n°368, octobre 1983, pp. 481- 498. * 312 Christine TAPPOLET, Emotions et valeurs, Puf, « Philosophie morale », 2000, pp. 245-248. * 313 Un philosophe contemporain français a parfaitement décrit le paradoxe que constitue la position et l'attitude amoralistes. Il écrivait très justement en ce sens: « On peut affirmer en toute rigueur que l'amoraliste n'est pas un sociopathe, incapable d'avoir des sentiments, ou incapable d'éprouver du plaisir. L'amoraliste n'est pas non plus un idéaliste qui rejette le bien conventionnel au nom d'un bien supérieur. Il peut fort bien reconnaître l'existence d'un bien transcendant nos conventions rationnelles arbitraires ; mais c'est précisément ce bien qui l'indiffère. Il estime à la limite, qu'une infinité de choses ont plus d'importance que ce bien suprême (la beauté, l'accomplissement de soi, la gloire, le pouvoir...etc.). Mais toutes ces choses sont tout aussi incompatibles avec l'idée la plus haute qu'il se fait du bien. Il ne se sent nullement concerné par cette dernière. Elle n'a aucune autorité sur lui » (R. Ogien, Le réalisme moral, Paris, Puf, 1999, p.101.). * 314 En clair le moralisme, doit juger, comme l'affirmait Renouvier dans La Science de la morale, « l'intention immorale de l'action ». 293 Hegel a savamment montré la complémentarité du droit (abstrait) et de la morale (objective) dans ses Principes de la philosophie du droit. L'immoralité porte atteinte à la morale, et peut être une violation, une transgression ou une désobéissance à la loi. * 315 Le psychologue et philosophe autrichien Franz Clemens Brentano va critiquer cette indistinction que suppose l'éthique de l'intervention pénale ; indistinction entre injustice et immoralité. Dans son article sur le thème de « la sanction de ce qui est juste et moral », Brentano affirme que l'on ne saurait répondre de la même manière à une injustice qu'à une faute morale. « Même lorsque nous examinons les choses plus en détail, écrit-il, le mensonge, la trahison, le meurtre, la luxure, et bien d'autres vices encore que la morale réprouve, seront évalués selon des critères cognitifs. Nous condamnerons tel comportement comme étant répréhensible parce que injuste, tel autre parce qu'immoral. Mais l'injustice recoupe t-elle en effet, complètement l'immoralité ? Non : les devoirs auxquels nous contraints le droit ont des limites ; en revanche toute notre action relève du devoir en général» (F.C. Brentano, L'Origine de la connaissance morale suivi de La Doctrine du jugement correct, op.cit., p. 78 et p. 82) . * 316 En creusant un peu, on tombe sur l'idée freudienne que ce veut le `ça', le réservoir pulsionnel, le réservoir des pulsions inconscientes, est amoral car il ne fait pas a priori la distinction entre le bien et le mal, ou du moins il n'opère pas la distinction en leur donnant un sens absolument moral. Le `ça' obéit seulement à des pulsions (éros et thanatos) et à la recherche du plaisir. Par exemple, le tueur en série qui obéit à sa pulsions de meurtre, sans avoir a priori la conscience de l'immoralité de l'acte : l'acte est immoral, et l'être est immoral. Après coup on pourra donc dire que cet individu a commis des meurtres d'une brutalité déconcertante. * 317Contre la tyrannie du sens commun ou le langage courant, A. Schopenhauer dans Les Fondements de la morale (1841), va se permettre bien avant Guyau, de construire ou de forger le concept `d'unmoralisch', que l'on traduit par `antimoral', afin de le distinguer de l'expression allemande ordinaire `unsittich' qui plutôt signifie antiéthique. « Je prend la liberté de composer ainsi ce mot, explique Schopenhauer, contrairement aux règles, parce que le mot antiéthique manquerait de précisons. Il y a bien les mots, maintenant à la mode, de sittlich et unsittlich, mais c'est un mauvais synonyme pour moralisch et unmoralisch : en effet, d'abord l'idée de moralité est une idée scientifique et pour de telles idées, c'est du grec ou du latin qu'il convient de tirer nos termes » (Les Fondements de la morale, Traduction d'A. Burdeau, Paris, Le livre de Poche, 1991, p. 141). Cette distinction Guyau la connaît puisqu'il commente abondamment la notion schopenhauerienne de pitié qui figure en bonne place dans Uber die Grundlage der Moral. L'argumentation que Guyau construit autour de la pitié lui sert à étayer l'impossible amoralité de la vie humaine. « La pitié, commente t-il, sans la signification pessimiste que lui donne Schopenhauer, est une idée vraiment universelle que rien ne peut limiter ou restreindre. La pitié reste inhérente au coeur de l'homme et vibrant dans ses profond instincts » (Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, op.cit., p. 153 et p. 157). On constate par ailleurs que Guyau a lu Die Welt als Wille puisqu'il parle du vouloir-vivre (op.cit, p. 35) et qu'il est sensible à l'analyse schopenhauerienne de la volonté et de la mort (La Morale d'Epicure, op.cit., pp. 169-170). Le terme allemand unmoralisch forgé par Schopenhauer, sert à qualifier les sentiments et les états d'âmes qui sont la marque ou la manifestation « infaillible d'un coeur décidément mauvais, d'une profonde corruption. Aussi faut-il y voir un degré plus haut dans la perversité morale » (Ibid., pp. 146-147). L'égoïsme, la haine, la méchanceté, la malveillance, la joie maligne, l'envie entre autres, sont recensés et qualifiés de « puissance antimorales qui rappellent celle des Ténèbres » (p. 147). C'est la raison pour laquelle, bien plus qu'une opposition aux règles admises par la morale, en forgeant le concept d'antimoralité, Schopenhauer entend considérer « les côtés sombres de la nature humaine » (Ibid.) En problématisant, en questionnant le sens que nous avons à donner à unmoralisch, le philosophe allemand est amener à comparer sa démarche avec celle de Dante. « Ma voie s'écarte peut-être de celle des autres moralistes : elle ressemble à celle de Dante, qui d'abord conduit aux Enfers » (Ibid.). En revanche, antimoral et immoral ne sont pas tout à fait synonyme. `Immoral' chez Schopenhauer, exprime une violation de la loi morale, un écart de la conscience et indique quelque chose digne de flétrissure. `Immoral' marque la distance entre l'acte et la pensée. Or, « c'est par cette distance qu'il faut juger de notre valeur morale ou de notre immoralité » (op.cit., p.217). Ensuite, Schopenhauer nous exhorte à ne « pas confondre la grossièreté et la délicatesse avec la moralité et l'immoralité » (op.cit., p.188), confusion commune chez certains philosophes de l'Antiquité. De la même manière, Schopenhauer nous demande de ne nullement « confondre en une seule chose immoralité et incrédulité» (op.cit.,p. 224) comme le fond souvent les partisans de l'immoralisme, qui expriment une opposition à la morale reçue comme chose vieillie, contraire à la vie ou comme chimérique. Enfin le pessimisme de Schopenhauer ainsi que sa conception tragique de la réalité, le conduisent à affirmer que « le monde est plein de mal. Les hommes ne sont point ce qu'ils devraient être. Tout cela aggrave donc l'idée qu'il nous faut faire de l'immoralité réelle où vit l'espèce humaine » (op.cit.,p. 138). C'est encore le pessimisme qui le conduit penser que « la comédie morale de l'univers aboutit en réalité à une comédie fort immorale» (op.cit., p. 122). Schopenhauer trace dans le même temps, un parallèle entre la farce immorale que constitue la réalité et l'immoralité humaine qui est la même en tout lieu du monde. De telle sorte que « si diverses que soient les moeurs répandues sur la Terre, on ne voit point la moralité de hommes, ou pour mieux dire leur immoralité varie dans une mesure correspondante ; pour l'essentiel, l'immoralité est à peu près partout au même point » (op.cit., p. 188). |
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