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b) Le souterrain ou l'inconscient
Mais qu'est-ce que l'inconscient, cette chose qui fait peur, qui surgit parfois, que l'on essaye d'enfouir, qu'on aimerait que ça n'existe pas mais qui demeure pourtant, bien réelle ? Cette idée d'une fracture et d'une multiplicité du moi a commencé justement à poindre au alentour des années 1860. Ainsi se questionne, en 1862, Wilkie Colins dans son roman Non Name : « Existe-il, avec d'infinies variations pour chaque individu, des forces innées du Bien et du mal en nous tous, des forces situées en profondeur, hors d'atteinte de l'encouragement des mortels, et de la censure des mortels - le bien caché et le mal caché, tous deux pareillement à la merci de l'occasion libératrice et de la tentation assez forte ? » Et si l'on reprend la formule de Patrick Wotling, « loin d'être l'essence de l'homme, la conscience n'est qu'un phénomène de surface »88(*), le parallèle entre Paris-conscience et Souterrains-subconscient est tout à fait plausible : l'inconscient, c'est bien cette « pensée du sous-sol » au sens propre comme au sens figuré. Le souterrain est donc la métaphore de notre inconscient. Mais c'est d'abord le refuge primaire, le ventre de la mère. C'est l'endroit sécurisé, sécurisant, coupé du monde extérieur où nulle menace ne semble pouvoir pénétrer. La symbolique de la terre comme élément matriciel est une référence fréquente dans la mythologie ou dans l'inconscient collectif. Gaïa, déesse de la terre, première déesse de la genèse gréco-romaine, n'est-elle pas la mère nourricière par excellence, la « Matrice universelle »89(*) comme le dit Bachelard ? Le verset d'Isaïe s'adressant aux juifs reflète une fois de plus cet attachement entre la terre et le concept d'enfantement. « Rappelez dans votre esprit cette roche dont vous avez été taillés et cette citerne profonde d'où vous avez été tirés. » (LI, 1). Or, qui dit souterrain dit dans la terre, donc, dans le ventre de cette mère universelle. Il est intéressant à ce sujet de relever les allusions peu vraisemblables à l'atmosphère de ces souterrains. Chez Joseph Méry, le sol des catacombes « est argileux, gluant, humide. »90(*). Chez Elie Berthet, l'entrée des souterrains est représentée comme « un trou sombre d'où s'échappait un air tiède, humide, nauséabond.»91(*) . Curieuse référence quand on sait que la température des catacombes oscille entre 15 et 18°C. Ces citations dénotent l'ambivalence des souterrains : sombres, inconnus, ils font peur. Mais coupé du monde, ils attirent et offrent l'assurance d'une sécurité quasi inviolable, comme dans le ventre de la mère. « La sécurité, pour certaines familles, n'existait qu'à cent pieds sous la surface du sol ; par exemple, les troubles religieux ont fait creuser plus de souterrains qu'ils n'ont fait bâtir de maisons. »92(*) Tel fut le cas des Huguenots pendant la Saint-Barthélemy. L'exploration du souterrain peut donc en quelque sorte être considéré comme la recherche du paradis perdu de la petite enfance. On notera ainsi le besoin quasi primitif des personnages à s'y construire un « nid », un refuge pour échapper aux recherches de l'extérieur, alors blottis dans ce qu'ils projètent comme le giron maternel. Bachelard donne une explication très claire à ce sujet : « passé un certain seuil de mystère et d'effroi, le rêveur entré dans la caverne sent qu'il pourrait vivre là. Qu'on y séjourne quelques minutes et déjà l'imagination emménage. Elle voit la place du foyer entre deux gros rochers, le recoin pour le lit de fougères... »93(*). Il serait intéressant, à la lumière de cette citation, d'éclairer les textes de Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, de Gaston Leroux, Le fantôme de l'Opéra, et enfin, Les Drames des catacombes de Pierre Zaconne. En effet, dans chacun de ces ouvrages, on peut remarquer que les protagonistes installent leur habitation dans les souterrains de Paris (à la différence par exemple du roi mystère qui, s'il aménage effectivement une parcelle des catacombes de Paris, ne fait des anciennes carrières que son lieu de travail, et n'y séjourne pas quotidiennement.). Erik, le fantôme de l'Opéra, aménage dans les sous-sols du théâtre un vaste palais, mais qui renvoie en contre partie l'image d'un vraie petit nid douillet qui tranche avec le sinistre aspect du propriétaire : « Ce lit-bateau, ces chaises d'acajou ciré, cette commode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carrés de dentelle au crochet étaient placés sur le dos des fauteuils, la pendule et de chaque côté de la cheminée les petits coffrets à l'apparence si inoffensive... enfin, cette étagère garnie de coquillages, de pelotes rouges pour les épingles, de bateaux en nacre et d'un énorme oeuf d'autruche... le tout éclairé discrètement par une lampe à abat-jour posée sur le guéridon... Tout ce mobilier qui était d'une laideur ménagère touchante, si paisible, si raisonnable « au fond des caves de l'Opéra », déconcertait l'imagination plus que toutes les fantasmagories passées. »94(*). De même, Lecerf de Salons et souterrains de Paris, contraint de se cacher car passant pour mort, parvient à aménager un espace relativement coquet, soit : « une chambre, où la lumière des lampes remplaçait avantageusement le soleil de l'hiver Parisien. L'humidité des murs avait disparu derrière d'épaisses boiseries. [...] Le sol, très bien parqueté, et recouvert, en outre, d'un tapis moelleux, n'eût pas déparé la chambre nuptiale d'une riche héritière, et le plafond, avec son dôme éclatant d'étoffes de Perse, dissimulait artistement la voûte d'un caveau. »95(*). Même constat de la part de Rousselin, entrant dans une partie des catacombes jadis occupée par des révolutionnaires : « A en juger par les ornements des pierres, plus gracieux, plus coquets, plus capricieux, ce devait être le boudoir de ces demeures souterraines. Une couchette à peu près convenable, deux fauteuils, un bahut composaient l'ameublement de cette pièce. Ce bahut était en vieux bois de chêne sculpté avec un certain goût, mais ne remontait pas au temps que les voûtes désignaient comme celui de la construction du souterrain. »96(*). Enfin, Georges, le bandit des Drames des catacombes, s'est constitué dans une partie des catacombes « une sorte de salon, meublé avec un grand luxe, et sur lequel une lampe carcel répandait une douce lumière. »97(*). Ainsi, les souterrains offrent à nos personnages un refuge. Or, quels points communs ces personnages réunissent-ils ? Il s'agit là tous de proscrits, soit par leur laideur (c'est le cas d'Erik. Son physique disgracieux en fait un être en dehors de l'espèce humaine, donc de la société), soit par le vice (les règles de la société rejettent dans les profondeurs Lecerf, Rousselin ou Georges tels qu'ils sont derrière leur apparence). Le souterrain offre donc un lieu où ces proscrits trouvent la tranquillité nécessaire pour vaquer à leurs occupations souvent peu recommandables. C'est une cachette, le seul endroit où ils peuvent encore évoluer. Bachelard précise bien, et son idée est ici confirmée, que la grotte reste le lieu « où l'on se résigne à vivre. »98(*), car elle s'adresse avant tout aux individus en proie à certains maux qui les empêche de trouver une sécurité ou un réconfort ailleurs. La grotte n'est pas un choix, mais une nécessité. Sortir de la caverne signifie donc une transition, un passage de la vie végétative, à la « vraie » vie. Si l'on considère le souterrain comme le ventre maternel, de ce fait, le passage de l'obscurité au grand jour s'assimile à une naissance. Mais l'on peut considérer que l'être humain a deux naissances. La première, naturelle, qui va marquer le passage du liquide amniotique à l'air extérieur. La deuxième naissance est le passage à l'âge adulte, qui s'annonce à la puberté et se révèle à la fin de l'adolescence. Alors seulement l'individu accède à la « vraie » vie. Sortir de la caverne équivaut donc à une naissance. Mais sortir du labyrinthe correspond à la seconde naissance. C'est ici que nous allons faire la distinction entre ces deux types de souterrains : la caverne ou la grotte, et le labyrinthe. Nous verrons en quoi le souterrain Parisien s'assimile davantage au labyrinthe. Dans le premier cas, il n'y a pas d'action puisqu'il n'y a pas de déplacement. La grotte aménagée est l'endroit du repos, c'est l'endroit du repli. Mais la nuance apparaît au moment où les issues de cette caverne se ferment. Alors, la notion de sécurité disparaît. Là débute celle du labyrinthe, où le prisonnier devra chercher lui-même la sortie. Comme le dit Bachelard, « on veut être protégé, mais on ne veut pas être enfermé »99(*). Or, la littérature souterraine va beaucoup exploiter ce thème du souterrain-labyrinthe, puisque l'enjeu de la séquestration sera une libération, une émancipation du héros, et donnera lieu à une multitude de péripéties. « Au lieu des rêveries du repos prennent place des volontés de creuser, d'aller plus profondément dans la terre. »100(*). L'individu doit donc chercher une issue à son état inconfortable, et ainsi, fuir son état végétatif. Cette prise de conscience marque le début de la quête. Il serait intéressant d'illustrer cette transition entre la grotte et le labyrinthe par l'exemple de Victor Hugo, exemple d'autant plus intéressant qu'il met en relation la quête de l'auteur et celle de son personnage. Freud a soutenu qu'il existait une parenté entre l'art et les rêves, autrement dit entre la littérature et l'interprétation que l'on peut faire des rêves. Ainsi, l'imagination des auteurs est également un moyen pour leur inconscient de s'exprimer. En cela, le choix du thème d'un livre n'est donc pas anodin. L'ouvrage de Charles Baudoin est représentatif de cette théorie, qui trace un parallèle entre l'évocation dans Les Misérables du débordement des égouts en 1802 et le fait que 1802 soit l'année de naissance de l'écrivain. Il insiste ensuite longuement sur l'exploration du cloaque de 1805 à 1812, années pendant lesquelles Victor Hugo effectue ses propres recherches sur le mystère des origines. L'exploration des égouts, c'est l'exploration de la sexualité, la découverte du sexe opposé. Car entrer dans le souterrain répond à notre « besoin de pénétrer, d'aller à l'intérieur des choses, l'intérieur des êtres, c'est une séduction de l'intuition de la chaleur intime. Où l'oeil ne va pas, où la main n'entre pas, la chaleur s'insinue. »101(*). C'est donc la curiosité qui nous pousse à braver notre peur de l'inconnu, et à entamer notre exploration. Bachelard distingue bien cette ambivalence entre les « grottes d'effroi » et les « grottes d'émerveillement. » Si cette obscurité rebute, elle attire inexorablement l'individu. Certains, pour des raisons non avouables. Ainsi, Joseph Méry rapporte-t-il, à propos du passeur de ses aqueducs souterrains et imaginaires, qu'« Acharias, comme tant d'autres, a maintes fois sacrifié au dieu du jour ; l'or fait descendre dans les canaux souterrains ceux qui n'auraient jamais dû les voir. »102(*) Car cette curiosité peut avoir de fâcheuses conséquences pour l'équilibre de la surface. Ou pour les individus qui n'ont pour unique dessein que leur curiosité. Le chef machiniste du Fantôme de l'Opéra paiera ainsi de sa vie. Le persan narre ainsi sa triste fin : « Le chef machiniste avait dû, comme moi, surprendre certain soir Erik au moment où il faisait jouer la pierre du troisième dessous. Curieux, il avait à son tour tenté le passage avant que la pierre ne se refermât et il était tombé dans la chambre des supplices, et il n'en était sorti que pendu. »103(*) Et le piège est fatal, car la curiosité est un vilain défaut dans les catacombes. Une fois qu'on y a pénétré, on ne peut plus en sortir. Et à la sécurité du souterrain se substitue l'enfermement. « Ce long boyau, droit en blanc, n'avait ni grandeur ni caractère ; on cherchait un travail de géant et on ne trouvait qu'un trou de taupe. »104(*) Le souterrain perd son aspect confortable et devient un univers oppressant. D'autant plus oppressant que le confinement des lieux est renforcé par le gigantisme et l'infini de ce qui se cache derrière la pierre visible : « Le rêveur de la cave sait que les murs de la cave sont des murs enterrés, des murs à une seule paroi, des murs qui ont toute la terre derrière eux. Et le drame s'en accroît, et la peur s'exagère. »105(*). Les souffrances de la séquestration se transforment en claustrophobie. Ces pareils inconvénients sont ressentis par le brave Théophraste Longuet et le commissaire Milfroid, séquestrés par le peuple Talpa. Ce dernier nous fait part de ses inquiétudes en ces termes : « Je songeai sérieusement à les quitter et je me proposais d'exécuter mon dessein, quand j'appris par damoiselle de Coucy [...] que les places publiques avaient décidé de ne nous laisser partir que lorsque les vingt mille Talpa nous auraient passé les doigts sur le visage, pour que le peuple talpa fût dégoûté à jamais de tenter de retourner sur le dessus de la terre dont il est parlé dans les livres sacrés. »106(*). Thérèse chez Elie Berthet, Marthe chez Pierre Zaconne, le commissaire Jackal chez Alexandre Dumas ; subiront de pareils séquestrations. Mais cet enfermement va enclencher un processus nouveau. Car voilà tout l'intérêt du labyrinthe souterrain : c'est dans ses méandres que l'individu va débuter sa quête, et ayant trouvé l'issue, il accédera à un nouveau savoir, à une nouvelle richesse qui marquera son passage à une vie nouvelle. Comme le dit Bachelard, « L'imagination ne travaille pas dans la terre comme à la surface de la terre. Sous terre, tout chemin est tortueux. C'est une loi de toutes les métaphores du cheminement souterrain. »107(*). Les cheminements dans les souterrains s'assimilent à ceux de notre inconscient. Et pour cause, primitivement, la terre est la matière du mystère, celle que l'on creuse pour en extirper les trésors. N'est-ce pas Reynaut, le malheureux torturé des Drames des catacombes qui y enfouie son trésor : « au pied de l'escalier, à gauche ; tu gratteras la terre, tu verras une trappe, et c'est là ! »108(*). De même, Lecerf, qui « avait gagné vingt-huit mille francs la première nuit de ses noces », est « impatient d'ensevelir tout cet or dans la cave la plus discrète du château »109(*). Victor Hugo aurait ainsi, selon une théorie de Charles Baudoin, un « complexe » anal qui lui ferait associer les excréments à de l'or : « Si notre or est fumier, en revanche, notre fumier est or. »110(*).Victor Hugo intègre ainsi dans Les Misérables un long développement sur la possibilité de recycler la boue des égouts comme engrais, idée qu'expose également Maxime Du Camp. L'idée qu'il faut en retenir est que la terre recèle des richesses, et que le souterrain, à l'instar de la mine, permet cette extraction. Par extension, il faut donc en déduire que notre inconscient qui est représenté par le souterrain est lui aussi source de richesses. Voilà qui peut intéresser les héros de nos histoires, qui tous, sont confrontés aux difficultés du souterrain labyrinthique. Car si un séjour sous la capitale n'est pas une partie de plaisir, c'est qu'en contrepartie, justement, il y a un enjeu, un enrichissement à la clef. L'enrichissement ici n'est plus matériel, mais personnel. Alexandre Dumas utilise la métaphore du souterrain pour illustrer l'état psychique des personnages. « Vous savez ce qui arrive au voyageur perdu dans les catacombes, au voyageur qui, écrasé de fatigue, assis sur une pierre creuse, sur un ancien tombeau, le front couvert de sueur, regarde et écoute avec angoisse s'il ne verra pas une lumière, s'il n'entendra pas un bruit : il entrevoit une lueur, il perçoit un son, il se lève : "peut-être!" dit-il. Il en était ainsi de Pétrus : il venait de voir briller une lueur dans le souterrain sombre. »111(*) Prenons le cas de Philippe de Lussan, qui est sans doute le plus représentatif de ce parcours initiatique. Amoureux de Thérèse, Philippe voit sa promise enlevée par un monstre souterrain, le dénommé Médard. Confronté à ce faux dilemme qui est d'allé chercher sa promise ou non, Philippe s'engouffre dans les souterrains qui se révèlent être bientôt semés d'embûches. Car la quête n'est pas évidente : on ne parvient pas ainsi à cette « virilité » qui transforme le petit garçon en un homme. « Le but suprême ne s'atteint que par l'effort humain, une volonté tenace. »112(*). Ce n'est qu'après ces souffrances nécessaires que « l'homme alors conscient, en sortira transfiguré ; il sera un autre être, un initié. »113(*). Devant ces souterrains, le constat est irrémédiable : « même aspect, même multiplicité de routes qui se croisaient sans cesse. »114(*). « Les obstacles et les difficultés se multiplient d'une façon vraiment décourageante. »115(*). Or, cette épreuve, il ne peut qu'être seul à l'affronter. Philippe en a bien conscience, qui déclare au petit abbé : « Si maintenant tu voulais revenir en arrière, je serais capable d'aller seul. C'est un défi que je me suis jeté à moi-même ! »116(*). Certes, l'abbé de Chavigny continue à l'escorter. Mais qui est-il, sinon la part enfantine de Philippe de Lussan ? La littérature a souvent flanqué ses héros principaux d'un personnage secondaire, souvent léger, une sorte de fou du roi. Ces deux personnages sont pour autant inséparables, et pour cause : ils sont la même personne, dont les deux personnalités se retrouvent séparées pour une meilleure lisibilité. Une fois réunifié, le héros de l'histoire devient, à la fin de son périple, un héros à part entière. Sa part enfantine, ayant bravé elle aussi les dangers, accède au monde des adultes. Comme le dit Jean-Pierre Bayard, « en descendant aux enfers, dans le feu qui ne brûle que les méchants, l'homme prouve sa vraie nature ; purifié il sort grandi de cette épreuve »117(*). Mais l'aboutissement de l'initiation intervient sans doute au moment où Philippe de Lussan tue Médard. La remarque qui échappe à Philippe jette une lumière nouvelle sur les liens qui le rapprochait du sauvage. « C'était un monstre de férocité ! murmura-t-il ; pourtant il n'y avait peut-être qu'un homme au monde qui aurait dû épargner sa vie ! et cet homme c'était moi... »118(*). Philippe lui devait la vie, Médard l'ayant sauvé une multitude de fois. Doit-on y voir une figure du père, qui expliquerait en quoi Philippe était le seul « au monde qui aurait dû épargner sa vie » ? Ou bien l'étouffement des caprices enfantins incarnés par le personnage de Médard ? Toujours est-il que par cet acte, son mariage avec la jeune Thérèse devient possible. Philippe entre dans la nouvelle vie. Seulement alors, l'épilogue nous raconte que « dès le lendemain de ce jour, une armée d'ouvriers et d'ingénieurs habiles s'emparait de ces carrières redoutables, qui ne devaient plus avoir de mystère désormais et allaient devenir les Catacombes. »119(*). Les souterrains défrichés, il n'y a plus de secrets, de peurs puisque la lumière est apparue. Ce thème du jeune homme qui descend dans les souterrains y chercher sa promise est un thème récurrent de nos littératures. Dans Les Drames des catacombes, Henri va affronter les labyrinthes avec une étonnante facilité qui fait s'interroger Georges « par quel instinct avait-il pu se guider au milieu des complications de cet inextricable réseau ? »120(*) L'instinct, ou plutôt, le désir de retrouver Marthe, évidemment. Raoul de Chagny va lui aussi tout faire pour affronter les souterrains et le monstre de l'Opéra Garnier qui les peuple, afin de retrouver la belle Christine Daaé. « Il lui semblait entendre les cris de la jeune fille à travers ces planches fragiles qui le séparaient d'elle ! Il se penchait, il écoutait !... Il errait sur le plateau comme un insensé. Ah ! Descendre ! descendre ! descendre ! dans ce puits de ténèbres dont toutes 121(*)les issues lui sont fermées ! » Le souterrain est ce lieu du retour à l'état zéro. On se met à nu devant ses peurs, ses doutes, et on part en exploration afin d'acquérir ce qui nous faisait tant défaut. On dit bien qu'il faut toucher le fond pour pouvoir rebondir... Pour Jean Valjean, la quête est quelque peu différente. Il s'agit davantage d'une quête religieuse. Il y a, dans le parcours de Jean Valjean, une volonté d'échapper à la boue du cloaque. On aura noté là-dessus la récurrence des références négatives et de l'assimilation du souterrain à la saleté tout au long des oeuvres étudiées. Mais nous y reviendrons ultérieurement.
Il serait intéressant, pour clore ce passage sur la quête, de noter la configuration des escaliers qui donnent accès à ces souterrains. « On descendait en tournoyant dans un abîme. »122(*). L'escalier est tantôt « un escalier à spirale dont les marches étaient presque détruites par l'infiltration des eaux. »123(*), tantôt un « escalier noir et tortueux [qui] semblait descendre dans un abîme. »124(*), tantôt « un escalier tournant et roide.» 125(*). La spirale est une figure symbolique, qui signifiera dans un premier temps un mouvement de pénétration. La spirale creuse le roc, creuse la terre. L'escalier en spirale creuse le sol jusqu'aux catacombes, et, tel une foreuse de mineur, sert d'outils aux héros de nos histoires. La spirale, c'est aussi le cercle infini, la « gidouille » du père Ubu qui matérialise sa soif de pouvoir, de jouissance exacerbée. Le père Ubu est en quelque sorte un personnage du souterrain, qui réagit aux exigences de son ça. La spirale de l'escalier reprend ainsi cette image, et confère l'idée d'une profondeur titanesque, presque infinie si l'on peut s'exprimer ainsi. Effectivement, le ça n'a pas de frontières matérielles, et le meilleur moyen de l'atteindre est sans doute encore de se laisser littéralement entraîner dans des gouffres sans fond. Ainsi, comme le dit Bachelard, le souterrain est l'occasion d'une émancipation de soi. Le souterrain lui apparaît comme « le berceau des premières industries. [...] Il faut savoir rentrer dans l'ombre pour avoir la force de faire notre oeuvre. »126(*). De la force, et du courage. Car écrire sur le souterrain, c'est un risque pris par l'auteur d'enliser son récit dans des digressions fétides. « La vie réelle dans les labyrinthes des mines est souvent décrite comme une vie sale. Elle s'expose comme le courage d'être sale. »127(*). Se donner le droit d'être sale, c'est donc affronter les interdits sociaux, faire une révolution en soi. N'est-ce pas ici aussi, une émancipation ? Si l'on confronte la littérature à la philosophie, on observe la même démarche du côté de chez Nietzsche qui reprochait « à la psychologie traditionnelle de ne pas s'être hasardée dans les profondeurs »128(*). A sa manière, il est aussi un courageux explorateur. « Jamais un monde de connaissances plus profondes ne s'est ouvert à la hardiesse des navigateurs et des aventuriers. » déclare-t-il dans Par-delà le bien et le mal. Car le souterrain va être la représentation physique de notre inconscient. Or, l'inconscient est le refuge du ça, cet ensemble de pulsions d'ordre sexuel, agressives, instinctives, refoulées. Le souterrain, par extension, va devenir le lieu de l'immonde, de l'enfouissement, qui dégénère et corrompt. « Le thème du souterrain convoque les peurs liées à l'étouffement, à l'écrasement, tout autant que celles qui se rattachent aux pires dangers inconnus. Le souterrain rassemble toutes les terreurs. On y manque de lumière, et d'air. On s'y débat dans une atmosphère lourde, viciée, malsaine. On s'y sent écrasé, on y est perdu. Pas d'issue, pas de débouchés, pas de fin. Cet espace clos tient du cloître et de la tombe. Les désirs s'y enterrent et l'angoisse y règne. C'est un monde de cauchemars. »129(*). Les références à l'insalubrité des souterrains sont récurrentes, qui vont donner l'impression de puanteur. « L'air devenait lourd et chaud ; la flamme des bougies pâlissait dans cette atmosphère chargée de gaz méphitiques et il s'en exhalait une fumée fétide qui restait suspendue, sans se déformer, au ciel de la galerie. »130(*), ces galeries, ou ces « longs couloirs, où l'air manquait aux poumons.»131(*). Quant à Jean Valjean, il va sans dire que son passage dans le souterrain est marqué par le même sceau. « Une bouffée de fétidité l'avertit du lieu où il était. »132(*). Evidemment il vient de tomber dans les égouts, dont la représentation va inspirer tous les souterrains. Mais qu'est-ce qui inspire les égouts ? Le ça, tout simplement. Il n'est donc pas étonnant de rencontrer dans les souterrains de notre littérature toute une série de personnages peu recommandables. Nous avons étudié dans notre chapitre précédent cette galerie de portraits : sociétés secrètes, voleurs, contrebandiers, galériens y formaient la plupart des figures. Pas étonnant pour autant que leurs activités se déroulent dans les profondeurs de la terre, à l'abri des regards, à l'abri de l'oeil des Lumières, celui que l'on voit représenté en tête de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ici encore, on retrouve cette séparation entre ombre et lumière, mais au sens figuré. Dans les souterrains, nul ne répond aux exigences de sa raison, de son surmoi, en quelque sorte. Mais la faune souterraine écoute les désirs du ça, les pulsions agressives qui gravitent autour du plaisir égoïste de chacun. Le souterrain, « c'est là que dans des refuges secrets impénétrables à l'oeil de curieux, on ourdit des intrigues, on tend des pièges, on ébauche des vices, on prépare des forfaits ; c'est là que l'hypocrisie se venge des contraintes du jour, par un abandon déplorable à des voluptés criminelles ; que des pères vont oublier les leçons de sagesse qu'ils donnent à leurs fils, que des seigneurs se dégradent dans le sein de la débauche ; qu'on avise aux moyens d'escroquer un marchand, de subtiliser un créancier, de faire son patrimoine de l'existence d'autrui, ; qu'on fabrique de fausses lettres de change, qu'on médite des divorces, qu'on prépare enfin des morts tragiques »133(*). Il est donc normal que la police, symbole de l'autorité, le surmoi donc, aux antipodes du ça, n'ait pas accès aux souterrains. Rousselin avoue ainsi à son compagnon de catacombes : « Je ne veux pas être pris une belle nuit dans mon lit par quelque fantôme policier qui fera un trou dans ce mur. A Paris, la police sait tout ; elle connaît tous les souterrains ; elle sait que ce sont des lieux d'asile pour les proscrits de la justice. [...] c'est une erreur, interrompit Grégoire avec timidité, vous faites trop d'honneur à la sagacité de la police. »134(*). Comme nous l'avons vu précédemment, la loi des souterrains est une loi instinctive, centrée sur l'intérêt de chacun. Rousselin a conscience de cette prédominance du ça sur le surmoi dans les souterrains, qui livre l'individu aux angoisses de ses propres pulsions finalement. « J'admets que la police ne se mêle pas du dessous, et qu'elle surveille même très mal le dessus ; mais ces certaines gens dont tu parles, ces certaines gens qui font profit de cette surveillance incomplète, sont plus à craindre pour moi que la police. Ces souterrains, où tu m'as fait réfugier, ont des habitants. »135(*). Qui sont ces habitants, si ce n'est nos propres fantômes, cette autre personnalité que nous tentons d'enfouir, et qui fait de nous des docteur Jekyll et mister Hyde en puissance ? Comme le dit Bachelard, « Nous sommes des êtres profonds. Nous nous cachons sous des surfaces, sous des apparences, sous des masques, mais nous ne sommes pas seulement cachés aux autres, nous sommes cachés à nous-mêmes. Et la profondeur est en nous, dans le style de Jean Wahl, une trans-descendance. »136(*). Cette séparation entre le souterrain et la surface, entre le ça et le surmoi se retrouve fidèlement dans Les Misérables. « Les Misérables est une géographie des instincts, une distribution topographique de l'âme-multiplicité de Paris. » Et pour cause, nous avons dépeints les différents passages d'une strate à l'autre de l'âme humaine. Jean Valjean est ainsi « l'expression même de la hiérarchisation des pulsions. »137(*). Ayant volé, il parvient à l'élévation de l'âme la plus suprême. Puis, « père, la petite Cosette à la main, il erre dans les « labyrinthes » de Paris et de l'histoire. ». Depuis la boue des égouts dans laquelle il s'enlise, il parvient à s'élever jusqu'au sublime. Victor Hugo le dit lui-même : « Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c'est [...] la marche du mal au bien, de l'injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l'appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l'enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ : la matière; point d'arrivée : l'âme. »138(*). Comme l'explique bien Jean-Pierre Bayard, « pour que l'âme gagne la béatitude éternelle, pour pouvoir dépasser sa propre nature, il faut retourner aux origines, il faut descendre dans les entrailles terrestres. [...] il faut descendre lucidement dans le puits à degrés, retrouver ses états successifs». Jean Valjean se retrouve ainsi quasi noyé dans la fange. Il n'a que le visage hors de l'eau et ses forces sont à bout. Mais, grâce à son dévouement mis en exergue par son état critique, que Jean-Pierre Bayard nomme la « mort initiatique », Jean-Valjean va pouvoir toucher le sublime. Alors, « l'élu y puise la force ascensionnelle qui lui permet de gagner le ciel. »139(*). Malgré l'obscurité du souterrain, il en ressort avec « l'âme pleine d'une étrange clarté. »140(*) * 88 Patrick Wotling, La Pensée du sous-sol, (Paris, éditions Allia, 1999), p.34 * 89 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997) p.202 * 90 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.131 * 91 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1 p.89 * 92 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.159 * 93 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997), p.185 * 94 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.321 * 95 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p. 279 * 96 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p. 173 * 97 Pierre Zaconne, Les Drames des catacombes, Le Roger Bontemps n° 243 (1861-1862), p.275 * 98 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997), p.192 * 99 Ibid., p.186 * 100 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997), p. 256 * 101 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, (Paris, Gallimard, 1983), p. 84 * 102 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997), p.120 * 103 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.278 * 104 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), vol.1, p.92 * 105 Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, (Paris, P.U.F, 1998), p.37 * 106 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet, (Paris, France loisirs, 1980), p.267 * 107 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997), p. 250 * 108 Pierre Zaconne, Les Drames des catacombes, Le Roger Bontemps n° 253 (1861-1862), p.354 * 109 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.82 * 110 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V,II,1 * 111 Alexandre Dumas, Salvator, (Genève, Edito-service, 1973), vol. 2, p. 280 * 112 Jean-Pierre Bayard, La Symbolique du monde souterrain et de la caverne, (Paris, Editions Guy Tredaniel, 1994), p.277 * 113 Ibid, p.277 * 114 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), vol.1, p.93 * 115 Ibid., vol.2, p.279 * 116 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), vol.2, p. 273 * 117 Jean-Pierre Bayard, La Symbolique du monde souterrain et de la caverne, (Paris, Editions Guy Tredaniel, 1994), p.259 * 118 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), vol.2, p. 314 * 119 Ibid., vol.2, p. 315 * 120 Pierre Zaconne, Les Drames des catacombes, Le Roger Bontemps n° 244 (1861-1862), p.284 * 121 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.200 * 122 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), vol.1, p.258 * 123 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), pp. 9-10 * 124 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), vol.1, p.235 * 125 Pierre Zaconne, Les Drames des catacombes, Le Roger Bontemps n° 243 (1861-1862), p.275. * 126 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997), p.193 * 127 Ibid., p.248 * 128 Patrick Wotling, La Pensée du sous-sol, (Paris, éditions Allia, 1999), p. 65 * 129 Jean-Noël Blanc, Polarville : images de la ville dans le roman policier, (Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991), p.87 * 130 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), vol.2, p.268 * 131 Pierre Zaconne, Les Drames des catacombes, Le Roger Bontemps n° 250 (1861-1862), p.330 * 132 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V,III,1 * 133 Louis-Sébastien Mercier, Les Entretiens du Palais-Royal de Paris, (Paris, chez Buisson, 1786) p.111 * 134 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.266 * 135 Ibid., p.267 * 136 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, (Paris, José Corti, 1997), p.260 * 137 Panagiotis Christias, « Ecce Paris, Ecce homo : l'intestin de Léviathan », Sociétés, n° 73 (2001) : p.12 * 138 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, I, 20 * 139 Jean-Pierre Bayard, La Symbolique du monde souterrain et de la caverne, (Paris, Editions Guy Tredaniel, 1994), pp. 287-288 * 140 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, III, 6 |