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2) Paris et ses souterrains ou le royaume du faux contre le royaume du vraia) Le souterrain parisien : un espace d'authenticitéIl ne semble pas de meilleure introduction à cette deuxième partie que ce commentaire de Jean-Noël Blanc à propos de la dualité de la ville, son dessus, flamboyant, son dessous, effrayant, et sa mise en relief qui fait de la ville un élément en trois dimensions. « La ville monte des profondeurs : sous la surface, un monde caché, creusé. Au-dessus, la ville policée, les moeurs pleines d'urbanité, les séductions, les illusions, oui, au-dessous, la ville réelle, la dureté, les luttes impitoyables, le drame. L'apparente plénitude urbaine recouvre les vides. Les évidences masquent des évidements. Le jour se change en nuit dans cette ville verticale qui perd ses certitudes et sa tranquillité parce que, dans ces failles souterraines, il se révèle que la ville a quelque chose à cacher »39(*). Aussi, nous nous éblouirons dans un premier temps avec les fastes du Paris des années 1800 pour mieux réhabituer nos yeux par la suite à l'obscur profondeur des souterrains parisiens : alors nous découvrirons comme l'ont fait avant nous les personnages des romans étudiés, la plus simple vérité. Ainsi que le disait Gaston Bachelard : "c'est en se tenant assez longtemps à la surface irisée que nous comprendrons le prix de la profondeur".40(*) Le théâtre de Paris : Ce n'est pas pour rien que l'on a surnommé Paris la ville aux mille lumières. Car le Paris du 19ème siècle éblouit ses visiteurs. Paris la magnifique, paris l'ensorceleuse, théâtre de l'illusion où prolifèrent les théâtres. Les ouvrages qui reprennent cette image du Paris comme royaume des faux semblants ne se comptent plus. Prenons seulement Balzac et sa vaste comédie humaine : on n'y voit la vie parisienne que comme une immense mascarade. Les illusions perdues portent dans leur titre la mystification de Paris. De même, dans La mascarade de la vie parisienne, Champfleury nous décrit-t-il une arrivée d'un train de provinciaux à Paris en ces termes : « Pleins de confiance, avant d'arriver, les vicieux, les corrompus et les débauchés, n'en attachaient pas moins sur leurs figures les masques d'humanité, de religion, de probité, de morale, qui devaient leur servir pour jouer leur rôle dans la mascarade de la vie parisienne. »41(*). L'aristocratie est la première touchée par cette hypocrisie que lui imposent les rigueurs de l'étiquette. Les salons deviennent de ce fait le lieu de la fausseté par excellence. Dans Salons et souterrains de Paris, cette opposition est nettement mise en valeur. Les trois personnages principaux apparaissent dans les salons de Célestine Desglajeux sous une fausse identité. Rousselin s'y fait ainsi appeler Pritchard, et les trois amis feignent de ne point se connaître. Leurs faits et gestes sont calculés. Rien n'est naturel ni spontané. Cependant, le roi du paraître est assurément le roi mystère. Ou faut-il l'appeler le roi des catacombes, R.C., Teramo-Girgenti, Robert Carel ou Robert Pascal ? Le nombre de ses identités équivaut au nombre de ses déguisements. Quant à ses réceptions, elles ont l'éclat de ses manières. Or, nous le savons, tout est faux : comble du roman, le lecteur apprend que l'histoire n'est qu'un roman-feuilleton dans le roman, dont les ficelles étaient tirés par le personnage du gnome Macallan. Mais le second Empire nous offre encore un exemple de pierre et d'acier encore plus flagrant de ce soucis de paraître : l'Opéra Garnier. Mastodonte dédié aux arts lyriques, sa magnificence devait initialement refléter la gloire de l'empire. Dorures, parures, sculptures prolifèrent et dégringolent sur la façade du bâtiment. Or, c'est ce temple de l'illusion comique que Gaston Leroux choisira comme décor pour son roman « Le fantôme de l'Opéra ». Et quelle autre vision plus complète de cette « mystification » parisienne l'auteur aurait-il pu nous donner que ce bal masqué ainsi décrit : « Tout le monde remarqua que MM. Les directeurs démissionnaires avaient l'air gai, ce qui, à Paris, fut trouvé de fort bon goût. Celui-là ne sera jamais Parisien qui n'aura point appris à mettre un masque de joie sur ses douleurs et le « loup » de la tristesse, de l'ennui ou de l'indifférence sur son intime allégresse. [...] A Paris, on est toujours au bal masqué et ce n'est point au foyer de la danse que des personnages aussi « avertis » que MM. Debienne et Poligny eussent commis la faute de montrer leur chagrin qui était réel. »42(*). Le contraste entre les deux entités est ici le plus flagrant. Car sous cette beauté du lieu, se cache la laideur du monstre souterrain, Erik, qui porte un masque pour se cacher du regard des autres. Car pénétrer dans les souterrains de Paris revient à franchir la frontière d'un autre monde. Un vers de Delille à l'entrée des catacombes met en garde le visiteur : « Arrête, c'est ici l'empire de la Mort. ». N'entre-t-on pas, dans la mythologie, complètement nu dans le royaume de la mort pour le jugement dernier ? La littérature reprend cette idée de dépouillement total de tout artifice à l'entrée des souterrains, qui, envers du dessus, s'instille en royaume du vrai. Aussi, n'est-il pas étonnant de voir Rousselin dire à ses compagnons « Changeons de toilette. » au sortir des catacombes. Ainsi prend-il « dans une armoire secrète deux costumes complets, dont la mode ancienne et bourgeoise contrastait beaucoup avec les habits dont ils se dépouillèrent, comme deux acteurs qui vont jouer un rôle nouveau. » 43(*). Plongeons désormais dans les profondeurs de Paris. Mais pour cette plongée, nul besoin de masque. A l'inverse des personnages des Salons et souterrains de Paris, ôtons nos déguisements et ouvrons les yeux. Joseph Méry nous fraye le passage : « La bonne ville de Paris n'est connue qu'à sa surface ; si la main de dieu arrachait l'épiderme hérissé de maisons qui couvre les entrailles du sol dans une circonférence de vingt lieues, les regards seraient épouvantés de cette révélation souterraine, de ces formidables arcanes que n'éclaira jamais le soleil, et qui sont les hideux trésors ensevelis par les siècles avares, et qu'aucun oeil ne peut voir, aucune main ne peut enlever. Nous marchons, nous rions, nous dansons, nous jouons sur un tapis composé d'horribles choses, des choses que ne désigne aucune langue et qui attendront toujours un nom. »44(*). Voilà ce que tout lecteur s'apprête à découvrir en parcourant les lignes de cette littérature des ombres : la sombre vérité derrière l'étincelante apparence. L'abolition des apparences : Etincelante apparence... Là est tout le problème et la facilité de la surface, du monde du dessus : la lumière y brille, les yeux peuvent voir, et on se satisfait souvent de cette première analyse sans chercher à dépasser ces simples apparences. Certes, mais qu'advient-il une fois plongé dans les obscurs souterrains des catacombes ? Il n'y a que deux personnages qui puissent voir dans l'obscurité : Médard qui doit cette faculté davantage à son caractère animal qu'à une quelconque puissance magique, et Rousselin, dont la ruse le transforme en une sorte de renard, et qui de ce fait, doit sa faculté lui aussi à son animalité. La vue n'est d'ailleurs pas le seul sens qui soit développé chez ces deux êtres. Thérèse, la fiancée de Philippe de Lussan se rend compte de l'ouïe surdéveloppée de Médard. « Il m'interrompit en me faisant signe d'écouter. Je me tus machinalement et je prêtai l'oreille ; je n'entendis rien. Cependant mon ravisseur, dont les sens étaient sans doute plus exercés que les miens, éprouvait une inquiétude évidente. »45(*). Il en est de même pour Rousselin dont l'ouïe « avait une vertu féline qui ne souffrait pas qu'on l'accusât d'imposture. »46(*). De même, dans les catacombes, « Rousselin y voyait clair dans les ténèbres comme en plein soleil. »47(*) Grégoire Mâchefer, le comparse de Rousselin, qui possède les mêmes facultés, va pour sa part substituer ses yeux à ses oreilles « Nos oreilles sont des yeux, et nous voyons très clair lorsque nous entendons. »48(*). Les autres personnages, ceux qui ne possèdent pas les facultés animales dédiés à Rousselin, Médard et Grégoire Mâchefer, les êtres de la surface donc, qui se retrouvent par accident dans les souterrains, ces personnages donc, vont subir l'obscurité comme un handicap certain. Serait-il pléonastique d'évoquer l'obscurité des souterrains ? Toujours est-il que les romanciers ne cessent d'appuyer cette caractéristique paradoxalement fort visible. Mais cet effort tend à produire deux effets : en premier lieu, la référence à l'obscurité renforce les capacités de l'imaginaire morbide et effrayant. Cet emploi de l'obscurité serait à rapprocher de notre partie concernant le phénomène d'étirement propre au souterrain. Mais ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, c'est la conséquence handicapante de cette obscurité. Elle semble être une fatalité de ces souterrains. Si une quelconque lumière jaillit, elle est inexorablement pâle et ne permet jamais une vision complète de la situation. « L'obscurité serait complète, si quelques lampes sépulcrales ne jetaient de loin en loin une lumière terne, blafarde, vacillante sur les eaux. »49(*). Seul Gaston Leroux fait entorse à la règle et, pour faire « nouveau jeu »50(*) et se moquer des récurrences des romans populaires, dote le commissaire Milfroid de lampes électriques qui éclairent le souterrain « d'une lueur féerique »51(*). Autre dérèglement, il fait de Théophraste Longuet un personnage sourd par intermittence, après que M. de la Nox lui a « versé de l'eau chaude dans les oreilles »52(*). L'être humain en tant que tel plongé dans les souterrains va donc devoir faire appel à ses autres sens, et notamment l'ouïe qui va devenir le moyen de se repérer et d'appréhender le monde par excellence quand les ressources visuelles deviennent inexistantes. « Des ténèbres massives tombèrent comme un voile de plomb sur les yeux des deux hommes, et on n'entendit plus que le fracas sourd de la ville des vivants, assise sur la ville des morts. »53(*). Les sons prennent alors la place prépondérante dans les souterrains. Ils deviennent moyens de repère, de communication, événements, facteurs déclencheurs etc.... Comme le dit Bachelard, l'oreille devient « le sens de la nuit ». Son pouvoir par rapport à la vue est ainsi décuplé. On retiendra en conclusion de ce paragraphe le mot de D. H. Lawrence dans Psycho-analysis : « L'oreille peut entendre plus profondément que les yeux ne peuvent voir. ». Le son peut se caractériser par son existence, ou bien, son contraire, par le silence. Car c'est le silence, le silence de mort, le silence initial absolu qui est l'état premier des souterrains. Les occurrences qui font référence à ce silence absolu sont nombreuses : « l'eau autour de nous ne faisait aucun bruit. »54(*). Or, à l'instar de l'obscurité et de la lumière dans les souterrains, les sons qui viennent se greffer sur le silence ne sont jamais clairement définis. On ne peut pas bien en cerner les contours. Ils sont soit incompréhensibles, soit inarticulés, caractérisés pour la plupart par leur aspect inachevé, leur côté sauvage, hostile. Ce ne sont jamais des paroles articulés, humaines. Ces sons sont déshumanisés, animales presque. Il s'agit de « cris furieux »55(*), de «plainte», d' « un cri de rage ou de douleur »56(*), de soupirs : « Même quand il n'est pas là, mes oreilles sont pleines de ses soupirs... »57(*) se plaint Christine Daaé. Tantôt anéantis, tantôt multipliés à l'infini, les sons n'ont pas de repères fixes, à l'instar de l'homme perdu dans le souterrain. « On se fatigue très vite de chanter dans les catacombes parce que la voix ne porte pas. » déclare le commissaire Milfroid58(*). A l'inverse, ces sons semblent parfois prendre une autonomie nouvelle, en deviennent presque vivants. « Les hurlements du jeune homme se prolongeaient d'échos en échos, se brisaient contre des milliers d'angles aigus, bondissaient sous des voûtes infinies, et ne trouvant pas d'issue eux-mêmes, reprenaient les carrefours déjà parcourus, se croisaient, se confondaient, se heurtaient en formant une lamentation immense, comme si les ossements des catacombes eussent entendu sonner la trompette de Josaphat. Puis le silence retombait. »59(*). On peut s'apercevoir grâce à cet extrait de ce phénomène d'amplification créé par les souterrains. L'imagination humaine tend effectivement à amplifier les choses, une fois plongée dans le noir. L'obscurité les étire jusqu'à leur donner une dimension nouvelle. L'imagination n'a plus de limites, puisque les frontières ne sont plus visibles. D'où ce prolongement du son d'échos en échos dans une course folle, que l'immensité labyrinthique des catacombes vient sceller. Des phénomènes infimes prennent une importance considérable, à la manière de ces objets inanimés et communs (un rideau, une peluche) qui deviennent dans les cauchemars enfantins, monstres et fantômes. Ainsi, les sons les plus infimes deviennent des coups de tonnerre. « En pareille latitude, le moindre bruit qui n'est plus en harmonie avec tous les petits murmures qu'on écoute depuis longtemps, arrête le pas, brûle les oreilles, agite la racine des cheveux, étreint les muscles du cou. »60(*). Nous avons ainsi développé le thème des sens, qui, si l'on s'en réfère à nos dictionnaires, sont au nombre de cinq. Pourtant, le souterrain fait appel à un sixième sens, celui que nous pourrons appeler le « sens logique ». Le souterrain tel que nous l'avons présenté est ainsi le royaume du vrai. Il est surprenant de noter ce phénomène qui fait coïncider réflexion sur un thème donner ou un problème à résoudre, et inspection des souterrains. A croire que les personnages, en parcourant le labyrinthe des sous-sols, parcouraient en parallèle les méandres de leur logique. Le plus bel exemple que nous ayons à citer est ce passage qui fait se dialoguer Théophraste Longuet et le commissaire Milfroid. A peine tombés dans les catacombes, le commissaire entreprend de résoudre une énigme sur laquelle Théophraste Longuet butait sans parvenir à trouver de réponse. « Cette conversation si naturelle entre deux hommes au fond des catacombes » va permettre au commissaire de prendre « le bon bout de [sa] raison » et de faire la lumière sur ce qu'il appelle « la vérité éternelle » 61(*). Conclusion paradoxale : c'est dans l'obscurité que l'on finit par y voir clair. Le souterrain, espace de vérité, espace de découverte, va donc devenir l'issue fatale de toute quête.
Tout au long des oeuvres et depuis la mythologie, le souterrain a toujours été un espace d'exploration. Il est le terrain inconnu que l'on défriche peu à peu. Et quels trésors n'y trouve-t-on pas ! Le lieu de la découverte : Mais les quêtes ne se ressemblent pas. Nous pouvons en discerner plusieurs. Il y a tout d'abord la recherche de sa propre personnalité, celle de sa virilité et de son passage au monde des adultes, quête qui intéressera notre partie sur l'inconscient. La deuxième quête, est celle de la vérité, donc. Souvent inconsciente elle aussi, elle pousse le personnage devant les vérités enfouies par l'oubli et le nombre des années. Il n'est donc pas surprenant de rencontrer ces révélations récurrentes au fil de nos lectures. Que va chercher Robert dans ses catacombes ? La découverte de la vérité sur l'identité de son fils, alors même qu'il vient de le tuer. « Le fils assassiné par le père !... Oh ! Il y a donc une justice divine !... »62(*). Cette vérité qui s'accompagne d'une punition, celle de ses crimes, n'est pas la seule à l'ébranler. La réapparition quasi fantomatique de la mère de son enfant dans les souterrains fait ressurgir les crimes odieux de son passé qu'il s'était bien chargé de faire taire. «-C'est elle, te dis-je. -Mais qui, elle ? -Thérésa ! » 63(*) lui dit Jacques, son compagnon de débauche. C'est la lutte contre l'oubli. Robert qui croyait son passé enterré, voit une main surgir de la motte de terre. « -Souviens-toi de Thérésa ! »64(*) lui jette la mère de Georges au visage. C'est la vérité, celle qui fait mal à entendre, celle qui éclate au visage qui réapparaît. Et elle va engendrer la punition. La vengeance : Nous l'avons vu, le souterrain est un espace vierge, sauvage, absolument étranger à toute civilisation. De ce fait, la justice se fait naturellement, selon un principe fort simpliste, celle de la loi du Talion. Si tu as tué, tu seras tué etc.... Aussi, la pitié, le pardon, valeurs toutes chrétiennes sont exclues de ces sombres labyrinthes. Une lutte sans merci s'engage donc entre les prisonniers de ces couloirs de la mort... La vengeance est nourrie et enrichie par l'atmosphère lugubre de ces souterrains, et elle devient une sorte de monomanie chez les protagonistes qui en sont hantés. Le héros de Pierre Zaconne, Robert, qui sait très bien qu'il sera guillotiné déclare « cependant, vous le voyez, je n'ai pas quitté la capitale, où mille agents mystérieux me recherchent avec une activité incessante... et je ne la quitterai pas jusqu'à ce que je me sois vengé !... »65(*). C'est son fils qu'il cherche à venger, celui-là même à qui il a planté un couteau dans le coeur par un autre espoir de vengeance. C'est la loi du Talion, celle de la jungle, où toute considération humaine est absente. « La haine qui les animait tous deux était aveugle et sauvage. »66(*). Georges, le fils sacrifié, alors même qu'il « apportait maintenant, dans la lutte, une âpreté désespérée qui n'avait plus rien d'humain. » 67(*), se sachant condamné, formule un ultime désir : « Oh ! Me venger ! ... Me venger !... murmura Brown, qui râlait déjà. »68(*). Ce désir de vengeance est lui aussi la seule raison de vivre de Médard. Ayant vu son père torturé en place de grève, « Le fils de Lubin Pernet, fidèle au serment qu'il avait fait au supplicié, avait accepté le legs d'une monstrueuse vengeance contre une population entière. »69(*). Fait étonnant, seul l'amour semblerait faire oublier ses élans destructeurs au monstre des cavernes. « Si Thérèse vient avec moi, je pardonne ; plus de vengeance, plus de colère, plus rien. »70(*). A croire que ce qui fait de l'homme un animal doué de sensibilité, doué d'âme, lui donne aussi la faculté du pardon, élément primordial de la civilisation qui empêche la destruction de la société. Médard sortirait alors des souterrains de sa morale. Hélas, Médard est incapable de s'extraire de ses souterrains réels. De ce fait, toute justice humaine lui est impossible. Pas étonnant donc, que la jeune et fraîche Thérèse, croyant être victime d'un viol réclame réparation auprès de Philippe de Lussan : « vengez-nous l'un et l'autre, car il nous a séparés pour toujours ! »71(*). Dans le milieu souterrain, les rapports humains sont d'une franchise à toute épreuve. Il est le lieu de la vérité par excellence. La trahison y est donc vue comme l'un des crimes les plus odieux. Elle est punie de ce fait par la mort immédiate. Salomon Hartmann, le malheureux guide de Philippe de Lussan et du petit abbé de Chavigny prédit les conséquences de son acte : « Nous y périrons tous, et si nous en réchappions cette fois, il saurait bien le punir plus tard de ma trahison. »72(*). Prédictions qui se révèlent juste puisque quelques pages suivants, Médard déclare à Philippe de Lussan avec son laconisme habituel : « Hartmann ne viendra pas... mort. [...] Il m'avait trahi. »73(*). Jugement pour le moins sans appel. Eustache Grimm, Sinnamari et le colonel Régine connaîtront le même sort dans le roi mystère pour avoir trahi l'innocence de la mère du roi mystère. De la même façon, l'amitié qui liait Lecerf et Rousselin est tranchée par la même sorte de couperet. Rousselin nous offre ainsi une longue tirade qu'il illustre à merveille notre propos : « Lecerf, [...] Tu es un traître ! et si tu ne m'as pas trahi, tu me trahiras ! [...]Tu as violé tous les serments de l'amitié ; tu t'es révolté contre ton bienfaiteur ; tu as déchiré la main qui t'a retiré de la boue pour t'endormir sur une mine d'or ! Eh bien ! trois fois traître, trois fois lâche, trois fois vil, tu ne sortiras pas de ce souterrain ; tu ajouteras un squelette de plus à cette noire population de la mort ! [...]Ici, je ne crains rien ; ici, je savoure les deux plus douces choses de ce monde, la vengeance et l'impunité.»74(*). Ainsi, se perpétue cette idée d'une justice parallèle, une justice souterraine, presque animale. Dans la bouche de Lecerf ressuscité, ou plutôt tiré de ses souterrains par l'aide impromptue de l'avocat Benoît, cette justice animale devient une justice d'outre-tombe. Elle prend alors une valeur encore plus symbolique, devient plutôt une sorte de justice éternelle. « Tu crois voir devant toi un fantôme de minuit, un spectre vengeur sorti du tombeau pour t'épouvanter ? Eh bien ! Tu ne te trompes pas. La justice des hommes ne peut pas te poursuivre, et cette idée faisait ta sécurité. [...] Voilà ce que tu n'as pas prévu : le fantôme de minuit ! »75(*). L'isolement des personnages souterrains est renforcé par l'incapacité de la police à pénétrer dans les catacombes. Ou bien, quand elle y parvient, sa couardise n'accorde aucune place à la capture des malfrats, laissant par la même le héros de l'histoire se débrouiller seul. Philippe de Lussan sait à quoi s'attendre : « Cet homme ne peut éviter longtemps le châtiment que ses crimes ont mérité. »76(*). Certes, mais il devra la rendre seul, cette justice. Mais ces remarques nourriront davantage notre deuxième chapitre. Il n'y a donc pas de demi mesure sous terre, symbole de la franchise quasi animale qui s'y pratique. L'amour et la haine s'opposent également, mais ne se mélangent jamais. Cependant, dans cette lutte entre le bien et le mal, les "monstres" du souterrain ne sont pas foncièrement mauvais. Disons qu'ils obéissent à leur logique toute particulière. A plusieurs reprises, leurs actions vont contrecarrer ce manichéisme qui venait opposer distinctement le bien de la surface, du mal des souterrains. Nous avons abordé le thème de la trahison. Mais il s'agit là du côté négatif de l'amitié, tant soit que le mot amitié ne soit pas encore trop faible pour caractériser les liens qui unissent les amis dans les souterrains. « Quel intérêt ai-je à te trahir ? Tu me dois la vie »77(*) déclare Rousselin à Grégoire Mâchefer, le forçat réfugié dans les catacombes. Si la lutte qui oppose les ennemis dans les catacombes est une lutte à la vie à la mort, l'attachement l'est de même entre amis. Peut-être peut-on expliquer ceci par cette phrase de Rousselin : « Je connais les hommes ; la reconnaissance est pour eux un fardeau plus lourd que cette voûte qui t'écrase. »78(*). Une fois engloutie dans les profondeurs des souterrains, peut-être la reconnaissance leur parait-elle plus légère. Toujours est-il que la pureté des rapports amicaux est mise en lumière par la franchise des mondes souterrains : rien ne se cache, tout se sait. Les personnages se retrouvent donc propulsés dans un milieu hostile, où, poussés dans leurs retranchements, ils se montrent tels qu'ils sont. Il est étonnant de remarquer que c'est toujours en situation de crise que les personnalités se révèlent. « Je ne te quitte pas, Chavigny, dit Philippe avec résolution ; nous partagerons le même sort ; si tu meurs, je mourrai... »79(*) Voilà qui est la preuve du plus beau dévouement, et le symbole de la pureté qui habite le héros de l'histoire. . Erik réagit de même vis-à-vis de son ancien ami le Persan. Il lui sauve ainsi la vie in extremis. Tel est le récit du Persan : « Tout à coup, deux bras monstrueux sortirent du sein des eaux et m'agrippèrent le cou, m'entraînant dans le gouffre avec une force irrésistible. J'étais certainement perdu si je n'avais eu le temps de jeter un cri auquel Erik me reconnut. Car c'était lui, et au lieu de me noyer comme il en avait eu certainement l'intention, il nagea et me déposa doucement sur la rive. »80(*) Le conte de Chagny, le frère de Raoul, n'aura lui, pas cette chance, qui sera noyé dans les eaux noires du lac de l'Opéra. N'est pas ami qui veut avec un fantôme... * 39 Jean-Noël Blanc, Polarville : images de la ville dans le roman policier, (Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991), p. 85 * 40 Gaston Bachelard, L'Eloge de la raison sensible (paris, Grasset, 1996), p.150 * 41Champfleury, La Mascarade de la Vie parisienne, (Paris, A. Bourdilliat, 1860), p.466 * 42 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p. 39 * 43 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.2 * 44 Ibid., p.118 * 45 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p.83, vol.2 * 46 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p. 161 * 47 Ibid, p. 132 * 48 Ibid., p. 164 * 49 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.120 * 50 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet (Paris, France loisirs, 1980), p.219 * 51 Ibid., p.219 * 52 Ibid., p.221 * 53 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p. 91 * 54 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.162 * 55 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p. 94 * 56 Ibid., p.161 * 57 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.151 * 58 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet (Paris, France loisirs, 1980), p.229 * 59 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.94 * 60 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.161 * 61 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet (Paris, France loisirs, 1980), p.220 * 62 Pierre Zaconne, Les Drames des catacombes, Le Roger Bontemps n° 251 (Paris, P. Collier, 1861-1862), p.338 * 63 Ibid., p.338 * 64 Pierre Zaconne, Les Drames des catacombes, Le Roger Bontemps n° 251 (Paris, P. Collier, 1861-1862), p.338 * 65 Ibid., p.362 * 66 Pierre Zaconne, Les Drames des catacombes, Le Roger Bontemps n° 250 (Paris, P. Collier, 1861-1862), p.331 * 67 Ibid., p.332 * 68 Ibid., p.332 * 69 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p. 298, vol. 2 * 70 Ibid., p. 257, vol.2 * 71 Ibid., p.259, vol.2 * 72 Ibid., p.2 vol.2 * 73 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), pp. 273-274 vol.2 * 74 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), pp. 89-90 * 75 Ibid., p. 114 * 76 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p. 251, vol.2 * 77 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.162 * 78 Ibid., p.99 * 79 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p.110, vol.1 * 80 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p. 264 |