|
||
|
b) Le souterrain : refuge de population surnaturelleQuand on ne connaît pas un lieu, on l'imagine. Et quand on doit peupler un lieu imaginé, l'esprit adapte l'habitant à la configuration de l'endroit. Aussi, catacombes, égouts, aqueducs et caves de Paris vont donc être peuplés par les romanciers d'après la description première qu'ils auront fait des souterrains. On peut dresser ici différentes catégories de ces habitants sub-terriens. Nous verrons dans un premier temps les êtres surnaturels, qui se rattachent à des lieux ou féerique comme le lac des Talpa, ou lyrique, comme l'opéra Garnier, pour nous pencher par la suite sur ces êtres humains qui, par la suite d'un accident, d'un événement quelconque, se sont retrouvés parachutés dans les sous-sols de Paris. Les êtres surnaturels : La figure type lié au souterrain est sans aucun doute le diable, dont la demeure, les enfers, est toujours dans les profondeurs de la terre. L'art en général au 19ème siècle était très friand des figures diaboliques. La peau de chagrin de Balzac, La salamandre d'Eugène Sue, la peinture de Méphistophélès de Delacroix ou le Faust de Berlioz sont autant de réminiscence de la figure diabolique. La personne du diable est alors considérée comme une sorte de génie, habile possesseur de la connaissance universelle. Nuls secrets ne lui résistent, pas même les murs. Le personnage de Médard, ce jeune sauvage nyctalope qui hante Les Catacombes de Paris d'Elie Berthet a, dans ses dons surnaturels, celui de pouvoir se déplacer dans la nuit, celui d'apparaître et de disparaître tout aussi rapidement, et celui de ne jamais se perdre. Autant d'atouts qui ont quelque chose de diabolique. L'abbé de Chavigny ne peut réprimer cette exclamation : « Mais cette homme est possédé du démon ! »4(*), et les occurrences qui le comparent à un diable ou un démon foisonnent tant qu'il serait inutile et laborieux de les relever toutes ici. Le diable est parfois représenté comme un ange déchu, un être malheureux, qui tenterait de se racheter « par l'amour qu'il éprouverait envers quelque mortelle »5(*). Cette vision que l'on retrouve dans La chute d'un ange de Lamartine, Une larme du diable de Théophile Gautier ou Tristesse du diable de Leconte de Lisle, s'appliquerait davantage au personnage d'Erik qui, ayant obtenu de sa bien aimée une affection sincère, la libère de ses chaînes en se décidant enfin à mourir : « j'ai arraché mon masque pour ne pas perdre une seule de ses larmes... Et elle ne s'est pas enfuie !... Et elle n'est pas morte ! Elle est restée vivante, à pleurer... sur moi... avec moi... Nous avons pleuré ensemble !... ».6(*) Erik possède également du diable la ruse machiavélique, et l'imagination morbide lui dicte des supplices dignes des enfers. La chaleur qui envahit la chambre des supplices, pièces rectangulaires en totalité recouverte de miroirs, fait crier au vicomte de Chagny : « J'étouffe ! disait-il... Toutes ces glaces se renvoient une chaleur infernale !... »7(*). Rousselin possède les mêmes caractéristiques du génie sadique. « Le génie de la torture n'inventera jamais des horreurs comparables au supplice de ces labyrinthes ténébreux, nommés Catacombes. »8(*) Ainsi, en enfermant Lecerf dans les catacombes, Rousselin apporte la preuve qu'il possède le même raffinement dans la recherche de la souffrance qu'Erik. Mais ce caractère diabolique est renforcé par ses pouvoirs quasi surnaturels. Sa résurrection, ou son retour au grand jour après son séjour dans les catacombes, sont autant de miracles. Sa connaissance précise des souterrains tend à prouver son intelligence diabolique, une intelligence et une connaissance qui dépassent celles de l'être humain. Cette ruse, cette finauderie semblent qualifier Acharias, le passeur des aqueducs de Salons et souterrains de Paris. Joseph Méry n'hésite pas à comparer son personnage au diable boiteux de Lesage : «Parfois les amateurs qui cherchent les vieux livres sur nos quais ont retrouvé l'édition première d'un roman de Lesage, le Diable boiteux. En tête du livre se voit une vieille estampe qui représente le héros diabolique, avec un crâne dénudé, le torse rompu et brisé comme le tronc noueux d'un arbre pittoresque, les jambes cagneuses et d'inégale longueur ; avec cela l'oeil vif, perçant, moqueur, la lèvre sardonique, le sourire narquois, un ensemble de physionomie enfin qui révèle l'intelligence. Tel est le diable boiteux, tel serait le portrait que nous pourrions tracer d'Acharias. »9(*) Acharias partage également avec Rousselin qu'il promène dans sa barque, cette connaissance totale du monde souterrain qui fait de lui le maître absolu de ces lieux engloutis... d'où sa comparaison au diable, maître des enfers. Enfin, Gérard de Nerval reprend une légende parisienne, celle du diable Vauvert et la transforme à sa manière, en une nouvelle fantastique. Ayant goûté aux vins des caves de l'ancien château de Vauvert, l'intrépide sergent et sa couturière de femme mettent au monde un enfant vert, cornu et flanqué d'une queue qui est en quelque sorte le fils du diable, si ce n'est la réincarnation du diable lui-même, car il est « têtu, colère et malicieux »10(*). Dans les autres types de personnages surnaturels qui peuplent les souterrains de Paris, nous rencontrons bien évidemment le fantôme qui se caractérise par sa transparence, sa capacité à apparaître et disparaître comme par magie et à traverser les murs. Le fantôme de l'Opéra, alias Erik que nous avons déjà évoqué, possède, bien qu'il n'en soit pas un, les caractéristiques du fantôme : sa faculté à être partout à la fois, à se mouvoir sans être vu entre les étages de l'Opéra, comme s'il pouvait se déplacer à l'intérieur de la pierre, sa laideur et son teint cadavérique, enfin, sa tête de mort. Fantôme ou vampire : Erik est présenté comme un être nocturne par Christine Daaé sur les toits de l'opéra : « Nous sommes chez nous, chez moi, dans le ciel, en plein air, en plein jour. Le soleil est en flammes, et les oiseaux de nuit n'aiment pas à regarder le soleil ! Je ne l'ai jamais vu à la lumière du jour. »11(*). L'oiseau de nuit, c'est Erik, bien évidemment, « l'homme au manteau et au masque noir »12(*). Comme si une fatalité avait frappé les êtres des souterrains, Erik n'apparaît jamais au grand jour. Même sur les toits de l'Opéra, il se cache derrière les statues. Et quand il sort enfin de l'Opéra, quand il ôte enfin son masque au grand jour (bien qu'il interdise toujours qu'on regarde ses traits), c'est pour mourir trois semaines plus tard. N'est-ce pas le propre du vampire de mourir, une fois touché par les rayons du soleil ? Nous venons de parler de la laideur qui semble donc associée au souterrain en ce qu'elle est le pendant de la beauté, comme l'obscurité l'est de la lumière, ou le souterrain de la surface. Dans cette opposition systématique, le souterrain est le lieu de l'assouvissement de tous les fantasmes les plus réprimés, ceux que l'on tente d'enfouir au fond de nous même, dans les caves de notre inconscient, mais qui se rappellent à nous par pulsions (nous ferons une étude plus approfondie des relations entre le souterrain et l'inconscient à la deuxième partie de notre deuxième chapitre : Les deux Paris). Comme le disait Bachelard, « la cave est alors la folie enterrée, des drames murés. Les récits de caves criminelles laissent dans la mémoire des traces ineffaçables. »13(*). On ne s'étonnera donc pas de retrouver chez nos feuilletonistes français les preuves évidentes d'une influence de la littérature gothique ou du roman noir, sous la houlette d'Anne Radcliffe ou de Lewis pour ne citer que ces deux là. Et pour cause, les romanciers gothiques ont réussi à atteindre dans leurs écrits un degré d'horreur avancé, qui donne parfois la nausée devant tant de chair putréfiée, de sang, de tortures ; au point que l'on se demande parfois si l'on ne sombre pas dans le simple voyeurisme morbide à lire avec tant de complaisance la description de tels spectacles. Dans The Monk, Lewis n'épargne pas à son lecteur la description d'une crypte peuplée de corps en décomposition, où le cruel Ambrosio a enfermé vive la pauvre Agnès. Un épisode de La double vie de Théophraste Longuet, sans doute le roman le plus cru de son auteur, ne nous épargne pas une scène du genre. Cartouche, à la fin de sa vie, après être passé à la question, est jeté à moitié mort dans le charnier de Montfaucon. Dans cette horreur souterraine, les corps mutilés et putréfiés composent le paysage, et Cartouche lui-même, qui est dans un état plus que critique, constate l'aspect hideux de la scène. « On apporte ici tous les suppliciés de la ville. Il y en a de frais, il y en a de pourris, il y en a de bien conservés et tout secs ; mais d'autres ne sont pas présentables : ils tombent en ruine. »14(*) Nous passerons sur les détails des horreurs narrés par la suite, mais l'esprit est là. De même, Gaston Leroux ne nous épargne pas les scènes des tortures infligées à Cartouche dans les souterrains de la conciergerie. « On ouvre une grille... Je suis dans les ténèbres des caves[...] Je suis dans la chambre de la torture. J'ai devant moi des hommes vêtus de longues robes, mais je ne distingue pas leurs visages. [...] Je crois bien que les gaillards vont me faire souffrir tout mon saoul et que la journée sera rude[...]. »15(*). Effectivement, s'ensuit une longue description des souffrances de Cartouche-Théophraste Longuet d'un réalisme à choquer les âmes sensibles. Est-ce la franchise qu'inspirent les souterrains qui pousse l'auteur à ces épanchements lugubres, ou bien le style de cette littérature « souterraine » et populaire qui encourage l'horreur à s'afficher ? Toujours du même auteur, Le roi mystère du même auteur nous offre la description d'une décapitation dans les caves de Montmartre. « Un coup retentit dont l'échafaud tout entier résonna, derrière le rideau rouge. Et après coup, on entendit un cri de douleur atroce et des plaintes... et des plaintes... et il y eut un autre coup... et il y eut encore des plaintes... un gémissement lamentable qui ne demandait qu'à finir. Et on entendit encore un coup !... Et puis l'échafaud se tut !... »16(*) Nous obtenons le même résultat dans Les Drames des catacombes de Pierre Zaconne. La description de la torture au fer rougi de Reynaut à qui on veut arracher son trésor est pour le moins brutale. Une fois de plus, les descriptions qui s'attardent sur les plaies crépitantes font parfois douter des intentions de l'auteur. Hélas, lui aussi a un inconscient et une fascination pour l'horreur. Mais nous y reviendrons. La faune des catacombes : Nous venons de parler des êtres surnaturels qui peuplent les catacombes et les caves de nos romanciers. Cette association systématique entre le caractère effrayant du diable ou du fantôme (effrayant car inconnu, immaîtrisable, dangereux) et le souterrain (mêmes qualificatifs) s'étend par la même occasion à toute la population souterraine. Les habitants de chair et d'os des souterrains sont d'entrée de jeu marqués du sceau des profondeurs. Cette marque se lit sur leurs traits, leur comportement, leur aspect général, qu'il en soit des hommes ou des animaux. Commençons dans un premier temps par étudier la faune souterraine de notre littérature. La plus remarquable est sans doute celle de Joseph Méry qui nous offre une fois de plus une description fantasmagorique des souterrains : « La barque marchait, et réveillait par le bruit des rames, les chauves-souris collées aux voûtes[...] Sur le trottoir étroit [...], on voyait courir d'affreux coléoptères, des lézards, des animaux sans nom, auxquels parfois venaient se mêler des rats gigantesques, quadrupèdes qui osent ou daignent disputer ce domaine aux reptiles. Au loin, on entendait les coassements du crapaud, animal hideux qui fuit la lumière [...]. L'étranger plongea la main et la retira aussitôt tenant un énorme serpent [...].»17(*) Ainsi, la faune du souterrain chez Joseph Méry est assez repoussante. Cependant, elle reste bien évidement fabulée, les souterrains de Paris n'ayant jamais accueilli que des insectes et des rats dans les égouts, et des chauves-souris dans ses carrières. Mais les catacombes les plus enfouies offrent un cadre trop inhospitalier pour permettre la survie d'une quelconque espèce. Un écrivain comme Victor Hugo se laissera pourtant tenté par ce même genre de fabulation animalière. N'est-ce pas en effet un moyen supplémentaire pour rendre ces lieux encore plus inhospitaliers qu'ils ne l'étaient auparavant ? Ainsi découvre-t-on, dans Les Misérables, des « scolopendres de quinze pieds de long »18(*). Nous avons cependant un autre exemple de cette faune imaginaire dans le roman de Gaston Leroux, la double vie de Théophraste Longuet. Aux abords du lac souterrain que nous avons évoqué précédemment, M. Longuet et le commissaire Milfroid rencontrent des canards. Mais le plus intéressant, si ce n'est déjà de noter qu'il n'y a évidemment pas de canards dans le sous-sol parisien, c'est l'acclimatation des canards qui, à en juger par le récit du commissaire Milfroid sur les canards du lac de Zirknitz, sont eux aussi « complètement aveugles et presque entièrement nus, c'est-à-dire sans plumes. »19(*). Ce déterminisme lié au milieu dans lequel l'animal évolue s'applique également aux poissons qui peuplent le lac, « des poissons merveilleux aux écailles incolores, sans yeux, nullement sauvages. »20(*). L'aspect monstrueux de ces animaux hybrides s'incère parfaitement dans la lignée des êtres fantastiques, habitants des profondeurs. Les tares physiques (la laideur chez Erik, le visage bestial de Médard...) semblent être un code propre aux souterrains. Ces caractéristiques sont cependant intéressantes à relever ici, car elles renforcent l'idée d'autonomie des souterrains de Paris, idée que nous avions exposée au chapitre sur les villes souterraines de Paris. La faune du Théophraste Longuet annonce le thème de la cécité dans les souterrains de Paris, handicap important puisqu'il va se transformer en avantage pour ceux qui en seront frappés. Mais nous nous pencherons davantage sur le sujet dans notre deuxième partie. Enfin, le souterrain de Paris dévoile ici son aspect sauvage, loin de la civilisation. C'est cet aspect sauvage du souterrain, mis en relief par la civilisation poussée en surface que va évoquer ce paragraphe. Paris est au 19ème siècle, la capitale de l'élégance, de la culture, du raffinement, en bref, la capitale française éclaire des feux de sa civilisation le restant de l'Europe, ouvrage que les conquêtes de Napoléon, puis l'empire de Napoléon III ont tenté d'achever. La description offerte de la société parisienne en surface respire la grâce, le bon goût, les bonnes manières, ou tout ce qui élève l'être humain au rang d'homme civilisé. Aussi, quel contraste dans la description des êtres quand la plume des romanciers s'enfonce sous le pavé parisien ! L'homme souterrain y est présenté comme un animal, comme un être primitif qui n'aurait jamais connu l'évolution. Pour reprendre la théorie du déterminisme du lieu que nous avons évoqué à propos des poissons et des canards de La double vie de Théophraste Longuet, il semble que les hommes subissent dans la littérature la même influence : l'homme des souterrain est réduit au stade animal. Prenons l'exemple de Médard, la créature nyctalope d'Elie Berthet dans Les Catacombes de Paris. Le jeune Médard est un « loup affamé »21(*), « avec la légèreté d'un chat »22(*) et doué du « rugissement d'un lion »23(*). Mais surtout, « ses yeux, fauves et ronds comme ceux d'un oiseau de nuit, paraissaient avoir aussi la faculté de voir dans les ténèbres, et la faible clarté de la lampe suffisait pour les offenser d'une manière sensible. »24(*). Cette transformation complète de l'homme en animal, sorte de loup garou qui devient bête sauvage une fois plongé dans l'obscurité des souterrains, se retrouve dans la description peu flatteuse que fait Rousselin, le sinistre héros de Salons et souterrains de Paris, à Grégoire Mâchefer, un galérien qui a élu domicile dans les catacombes. La description est sans ambages, mais on y retrouve les caractéristiques des mammifères, des oiseaux, des ruminants et des fauves : « tu as un profil horrible ; des yeux enfoncés et couverts de poils ; un nez qui ressemble à un bec ; une bouche de bélier sauvage ; un teint de vampire au clair de lune ; un cou d'autruche déplumée, un regard de tigre à jeun. ».25(*) On notera ici aussi l'allusion au vampire, thème qui a fait l'objet d'une analyse précédemment. Cependant, tous les habitants des sous-sols ne sont pas des « animaux » à part entière. On remarquera toutefois que leurs comportements reprennent ceux des bêtes sauvages et invitent l'auteur à la comparaison. Ainsi en est-il de Rousselin, qui voit sa physionomie se transformer en celle d'un fauve. Les occurrences sont nombreuses à ce sujet, notamment quand celui-ci voit la porte d'un souterrain se refermer sur lui et qu'il se retrouve comme une « bête fauve tombée dans un piège et se débattant avec la planche fatale dressée par le chasseur. »26(*), un sombre dénouement alors même que le dit Rousselin avait pris ainsi ses précautions : « De même que le tigre qui change de caverne avance avec précaution son mufle à l'entrée de son nouveau domicile et flaire les émanations intérieures, pour s'assurer s'il n'y a aucun locataire plus redoutable que lui, Rousselin hésita longtemps sur le seuil de cette porte avant de la franchir. »27(*). Ainsi, semble-t-il nécessaire à tout individu de devenir « animal » dans les souterrains pour assurer sa propre survie. Sans quoi, celui-ci court un danger. Car une fois entré dans les catacombes, le parisien laisse son orgueil à l'entrée et retombe en quelque sorte au stade primitif. Sans feu, sans outil, il devient vulnérable, presque moins qu'un animal puisqu'il n'a ni son instinct, ni ses facultés. A un tel dénuement seront confrontés, Jean Valjean, empêtré dans la fange, Philippe de Lussan, Raoul et le Persan, Lecerf, enfermé dans les catacombes, ou Théophraste Longuet qui, « ayant serré de deux crans sa ceinture »28(*), n'entend que les plaintes de son estomac. La détresse de l'abbé de Chavigny en est une des preuves ; détresse qui, puisqu'il est un homme et non un « animal », a pour conséquence le fait que « ses idées superstitieuses étaient revenues, autant du moins qu'il pouvait avoir des idées dans l'affreuse prostration physique et morale où il était tombé. »29(*). La religion est son seul salut, celle qui, une fois l'issue trouvée, lui fera crier : « c'est un miracle, mon ami, c'est un miracle ! »30(*). De même, Jean Valjean, poussé aux bouts de ses forces, prêt à sombrer dans les sables mouvants de la fange des égouts, trouve sous ses pieds « un point d'appui ». A nouveau, c'est un miracle qui vient de se réaliser. Et Jean Valjean « tomba sur les genoux. Il trouva que c'était juste, et y resta quelque temps, l'âme abîmée dans on ne sait quelle parole à Dieu. »31(*). Il semble donc que l'élévation de l'âme soit encore le seul moyen d'échapper à l'hostilité du milieu naturel. Comme nous le verrons plus loin, le second moyen sera l'usage de la raison, faculté qui différencie encore l'homme de la bête. Nous avons ainsi abordé la faune des souterrains, dans le sens premier du terme, c'est-à-dire comme « l'ensemble des animaux que renferme une région » selon le petit Larousse. Occupons-nous donc maintenant des régions sub-parisiennes et prenons le terme de faune dans son sens plus argotique, qui désignera alors plus généralement la population peu fréquentable de ces souterrains. Les composants de cette faune ont un habitat naturel, répondant aux particularités de chacun. Les écrivains du 19ème ont pour la plupart adhéré à la théorie des milieux. « Ils sont persuadés que l'homme est le produit de son milieu, et que chaque quartier de paris sécrète des types différents : les vieilles maisons sordides du quartier des halles par exemple, expliquent chez Balzac la parcimonie des usuriers ou des artisans qui y vivent. »32(*). Comme les châteaux abritent les nobles, comme les bourgeois abritent de grands appartements, comme les mansardes abritent les artistes de Bohême, les souterrains abritent eux aussi une certaine catégorie : celle des proscrits, des truands, des bandits, des gueux, des malfrats, des faussaires, en bref, et pour synthétiser cette liste non exhaustive, tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent se montrer au grand jour, car ils ont quelque chose à cacher. Jean-Noël Blanc ne voit cependant pas en ces habitants des souterrains que des « criminels et [des] fous. Ce sont aussi des misérables. Ecrasés par la ville, rejetés dans les ténèbres intérieures et inférieures, ils font leur trou dans le trou où la ville les assigne en résidence. Ils y trouvent un abri, précaire, certes, mais suffisant. Condamnés à s'enterrer, ils se terrent, et survivent. »33(*). Le conspirateur semble être l'habitant le plus usuel des souterrains de Paris. Le trio Lecerf-Rousselin-Benoît qui se réunit dans les catacombes des Salons et souterrains de Paris échafaude des plans ingénieux pour conquérir la dot de nobles créatures, pêchant hélas par leur laideur. Ils impriment d'ailleurs de faux articles du journal des Tribunaux : « Les trois acteurs de cette scène étrange pénétrèrent dans un carrefour voisin, où se trouvait un petit atelier d'imprimerie, pourvu du strict nécessaire. »34(*). Cette contrefaçon est à rapprocher de celle des faussaires des Catacombes de Paris d'Elie Berthet. Réfugiés dans une cave, ces derniers fondent leur monnaie à l'abri du regard de la police. C'est dans ce même roman que l'on retrouvera la présence d'une presse, celle de Philippe de Lussan et de l'abbé de Chavigny. Ce dernier voit dans le souterrain le lieu idéal « pour y cacher notre presse, parbleu ! Pour y établir notre atelier, et pour y installer notre prote, nos ouvriers. Nous pourrons alors imprimer tous les pamphlets, tous les libelles, toutes les épigrammes qui nous passeront par la cervelle. »35(*). La conspiration, encore et toujours est ce qui réunit les Mohicans de Paris dans les salles obscures éclairées au flambeau des catacombes de Paris. « Ces hommes paraissaient réunis pour une affaire de la plus haute importance, car ils se pressaient autour d'un orateur [...]. Soit que l'orateur eût la voix faible, soit qu'il parlât doucement avec intention, [...] l'inspecteur de la sûreté publique [...] n'avait pas encore, au bout de cinq minutes d'attention, pu entendre un traître mot de ce qui se disait. »36(*) Cette tendance des écrivains à enfouir leurs « conspirateurs » est tout ce qu'il y a de plus naturelle. Quel meilleur endroit que le sous-sol pour contenir un secret ? Reprenons le mythe de Midas et de son malencontreux barbier qui, incapable de conserver son secret qui lui brûle les lèvres, le confie à la terre. Hélas, la terre a parfois des oreilles, et c'est ce que nous analyserons dans notre sous-partie consacrée aux sens dans les souterrains. Deuxième habitant de prédilection : le galérien évadé. La littérature du roman populaire utilise parfois à outrance le personnage du galérien évadé, en cela que son statut précaire lui impose la discrétion. Sa cruauté foncière et son immoralité sont également en accord avec la réputation du souterrain, représenté comme un sauvage et dangereux. Le meilleur exemple à citer est le personnage de Robert dans Les Drames des catacombes qui fait des catacombes son repaire et le lieu propice à ses débauches. Benoît, galérien évadé du bagne de Toulon dans Salons et souterrains de Paris, ne se réfugie pas exactement dans les souterrains. Mais son personnage de conspirateur et de forçat en fait une créature prédisposée aux souterrains. Enfin, nous pouvons citer Jean Valjean, personnage atypique, galérien avant tout mais que l'on ne pourrait comparer aux autres. Sa présence dans les égouts ne relève pas précisément de son caractère de forçat, mais davantage de la fuite rendue nécessaire par l'arrivée de l'armée sur les barricades de 1832. La figure de la police et de l'ordre, personnifiée sous les traits de Javert, lui impose de trouver un refuge pour échapper à cette justice terrestre impartiale. Il s'en remet donc à la justice souterraine qui va trancher en lui offrant la vie. Cependant, d'une manière générale, les égouts et les catacombes demeurent les refuges idéaux des bandits de toute sorte. « La truanderie, cette picareria gauloise, acceptait l'égout comme succursale de la cour des miracles »37(*), peut-on lire dans les Misérables. C'est dans les égouts que Jean Valjean rencontre Thénardier. Et les brigands Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse, vont se réfugier dans les catacombes. « Le jour, fatigués des nuits farouches qu'ils avaient, ils s'en allaient dormir, tantôt dans les fours à plâtre, tantôt dans les carrières abandonnées de Montmartre ou de Montrouge, parfois dans les égouts. Ils se terraient.»38(*). Mais nous reviendrons plus précisément sur ces drôles d'oiseaux de nuit lorsqu'il s'agira d'évoquer la pollution de la surface de Paris par ses souterrains. La population régulière des souterrains est donc une population sauvage. Est-ce un hasard de trouver dans les catacombes les « mohicans de paris », une organisation secrète du même nom que cette tribu indienne qui, pour l'époque, n'était qu'une tribu de sauvages aux moeurs barbares ? Les romanciers populaires ont donc fait des souterrains parisiens, le haut lieu des basses classes. Ce décalage nourrira une étude ultérieure sur l'éclat de Paris et la noirceur si opaque de ses mondes souterrains. * 4 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p.212 vol.2 * 5 Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, (paris, éditions du Rocher, 1988) * 6 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.328 * 7 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.301 * 8 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.91 * 9 Ibid, p.119 * 10 Gérard de Nerval, Le Monstre vert , (Paris, Librio, 1997), p.15 * 11 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.151 * 12 Gaston Leroux, Le Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959), p.159 * 13 Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, (Paris, P.U.F, 1998), p.37 * 14 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet, (Paris, France loisirs, 1980), pp.167-168 * 15 Ibid., pp.153-154 * 16 Gaston Leroux, Le Roi mystère, (Paris, nouvelles éditions Baudinière, 1977) p.346 * 17 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890.) p.120 * 18 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 3 * 19 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet (Paris, France loisirs, 1980) p.241 * 20 Ibid., p.240 * 21 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p.259, vol.1 * 22 Ibid., p.204, vol.2 * 23 Ibid., p.313, vol.3 * 24 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p.81, vol.2 * 25 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.166 * 26 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p. 283 * 27 Ibid., p. 283 * 28 Gaston Leroux, La Double Vie de Théophraste Longuet (Paris, France loisirs, 1980), p.239 * 29 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), pp.120-121 * 30 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p.123 * 31 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V,III,6 * 32 Pierre Citron, La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire, (Paris, les éditions de Minuit, 1961) * 33 Jean-Noël Blanc, Polarville : images de la ville dans le roman policier, (Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991), p.89 * 34 Joseph Méry, Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy frères, 1890), p.8 * 35 Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), p.59, vol.1 * 36 Alexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, (Paris, livre de poche, 1973) pp. 483-484 * 37 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V,II,2. * 38 Victor Hugo, Les Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), II,VII,4 |