Conclusion :
Nous avons ainsi tenté d'explorer, à notre
manière, les représentations du Paris souterrain que nous ont
léguées les romanciers du 19ème. Que peut-on
retenir d'une pareille étude ? Notre manière de percevoir
ces obscurs couloirs qui se faufilent 10, 20, 30, parfois jusqu'à 70
mètres sous les pavés de la capitale a-t-elle tellement
changé ? A cela, je répondrais que non.
Nous avons observé dans nos oeuvres, que le souterrain
était un milieu fascinant, et pour les personnages des romans, et pour
ceux qui en narraient les histoires. La peur, le mystère, la
quête, tous ces éléments que nous avons
évoqués nourrissent cette curiosité. A-t-on si rapidement
évolué, en l'espace d'un siècle ? Il ne s'agit
d'ailleurs même pas d'évolution. Car ces éléments,
peur, mystère ou soif de quête sont intrinsèques à
l'homme. L'homme a et aura toujours peur, sera toujours curieux face au
mystère (et c'est ce qui le fait et le fera toujours avancer), tout
simplement parce qu'il est humain et qu'il est doué d'une conscience. Il
suffit d'ouvrir les recueils de contes qui fascinent toujours autant et qui
continuent à apporter des réponses, pour s'apercevoir que, si
l'environnement de l'homme change au fur et à mesure que sa main le
façonne au gré de ses trouvailles, l'homme en son for
intérieur est toujours régi par les mêmes
mécanismes. De ce fait, le souterrain parisien, s'il a perdu de son
mystère, et n'inspire donc plus la peur qu'il a pu un jour provoquer,
conserve la richesse des mondes souterrains quels qu'ils soient, et que
Bachelard a si bien théorisée dans son ouvrage La Terre et
les rêveries du repos. Qu'on le veuille ou non, le souterrain sera
toujours assimilé à la matrice originelle, et conservera de cette
assimilation la sérénité, la sécurité,
l'isolement et le recueillement qu'on lui a toujours attribués.
Alors certes, la géographie du Paris souterrain a
beaucoup évolué depuis le récit des périples de
Jean Valjean. Le réseau des égouts s'étend
désormais bien au-delà des frontières du Paris
d'Haussmann. L'égout n'est plus ce boyau encombré, mal entretenu,
dangereux, dont Victor Hugo trace le fétide portrait. Les égouts
de Paris sont désormais sous étroite surveillance.
Car tel est le phénomène actuel du
21ème siècle. A l'ère où l'on part
explorer la lune, Mars, Titan, et quelles planètes encore plus
éloignées, quels secrets peuvent encore dissimuler les
souterrains de Paris ? De secrets, ils n'en recèlent plus vraiment.
Seules les légendes demeurent. Désormais, les sous-sols de Paris
ont été dans leur presque totalité apprivoisés.
L'Inspection des carrières surveille de près l'évolution
des anciennes carrières, surveille la formation d'éventuels
fontis, la fréquentation de ces sites.
Mais si les souterrains sont ainsi étroitement
encadrés, pire, ils ont été colonisés par un intrus
des temps modernes : le métropolitain. Creusé comme un
gruyère, Paris est désormais aussi agité au dessus
qu'au-dessous. Une rumeur affirmerait même que, si l'on rasait la
totalité de la surface de Paris, on aurait à peine assez de
matériaux pour combler les vides de ses souterrains... De quoi donner
froid dans le dos.
Car ces éboulements qu'évoquaient Alexandre
Dumas et Elie Berthet ne sont pas de pures fantaisies littéraires, ni
même des accidents révolus. Le 23 février 2003, une
école du 13ème arrondissement de Paris s'effondrait,
aspirée par les vides du chantier pour le prolongement de la ligne du
Météor. Les immeubles de Montmartre font aussi
régulièrement état d'affaissements, à la grande
frayeur des riverains. Alors le mythe du Paris souterrain, encore vivant ?
Oui, d'une certaine façon. On n'écrit certes
plus comme au 19ème siècle sur les souterrains, car
les épopées dans les catacombes ne feraient plus
crédibles. Mais un phénomène parallèle tend
à se développer. Il suffit d'observer le nombre de
« cataphiles » qui ne cesse d'augmenter, au grand dam des
polices spécialisées et des conservateurs du patrimoine
souterrain de Paris. Ces derniers n'ont effectivement de cesse de
déplorer les graffitis et autres pollutions engendrées par ces
visiteurs atypiques. Mais il est intéressant à relever, cet
engouement pour les souterrains, qui met en lumière le fait que les
sous-sols parisiens continuent à engendrer des passions.
Récemment, un groupuscule de « cataphiles »
forcenés a ainsi réussi à constituer une salle de
cinéma sous le palais de Chaillot et à pénétrer
dans les si fameux souterrains de l'Opéra Garnier !
Si l'aspect « aventure » s'est plus ou
moins atténué avec l'augmentation de la fréquentation des
souterrains parisiens et l'ouverture au grand public d'une parcelle des
catacombes, la fascination demeure exactement la même. Comme il existe
des passionnés des toits de Paris, il existe des passionnés des
souterrains de Paris.
On pourrait sans aucun doute chercher une raison à
cela, qui se rapprocherait des théories sur l'inconscient que nous avons
abordées dans notre deuxième chapitre. Mais à cela
s'ajoute de nos jours un besoin des « cataphiles » de fuir
en quelque sorte le monde réel. Nous avons évoqué les
légendes des catacombes. Celles-ci donnent un cadre à
l'établissement des jeux de rôles, phénomène actuel
qui se développe chez les jeunes, et qui a pour but de fabriquer de
toutes pièces une histoire dont chacun des participants est un
protagoniste. Preuve que le souterrain sait encore stimuler les imaginations en
quête d'univers hors du commun.
Et hors du commun, les souterrains de Paris le sont encore. On
trouve ainsi une certaine fierté chez les initiés du monde
souterrain, qui se vantent de posséder les connaissances de cet univers
d'exception. Car ne devient pas « cataphile » qui veut. Il
y a tout un protocole à suivre. Entre autre, le
« cataphile » doit se démettre de son
identité à l'entrée du souterrain. Il adopte alors un nom
d'emprunt, à l'instar de nos personnages qui ôtaient le masque en
pénétrant dans les catacombes. Se donner un nom d'emprunt,
n'est-ce pas se donner un nom qui reflétera au plus près notre
personnalité ? Il existe donc une caste souterraine.
De même, cohabitant dans des souterrains
parallèles, les égoutiers ont une fierté vis-à-vis
de leur travail. Egoutier est encore un des rares métiers qui se
transmet de père en fils.
La littérature s'est donc relativement
éloignée des souterrains parisiens, qui devenaient par trop
démocratiques, laissant la place aux imaginations individuelles. Les
romans policiers se sont tournés vers les banlieues ou les quartiers
sordides de la ville, à ses heures nocturnes. Mais il est rare de
trouver des Thénardier ou des Patron-Minette dans les couloirs
aseptisés du Paris souterrain. Les champs sémantiques ont
changé de référent avec la transformation du décor.
Le souterrain n'offrait plus assez de liberté à l'imagination, et
à l'amplification que permet tout ce qui est entouré de
mystère. Les romans d'aventures se sont également exilés
dans les contrées tropicales. Quel romancier fantasque songerait de nos
jours à aller explorer aux côtés de son héros, les
collecteurs des égouts Sébastopol ou des Petits-Champs ?
De même, les récits relatant la présence
diabolique dans les catacombes de Paris ont perdu de leur impact sur le
lecteur. Il en faut toujours plus, maintenant, pour impressionner. Car les
progrès de l'éducation, de la science ont éclairé
les zones d'ombres de l'ignorance, ces vides propices aux fabulations.
Sans doute le souterrain a perdu de sa
crédibilité à mesure que Paris perdait de son aura.
Certes, on entend encore les lointains échos de l'exception culturelle
française, de Paris, comme la plus belle ville du monde, comme capitale
de la culture... Mais quelle influence Paris exerce-t-elle maintenant en
comparaison de sa gloire passée ? Désormais, la France
parait arrogante. On évoque même la France comme reflet de la
vieille Europe...
Or, nous l'avons vu, l'influence du souterrain n'existe en
partie que par la puissance de son contraire, le Paris de surface. Quand Paris
bouillonnait d'idées, de pouvoirs, de foules à sa surface, quel
contraste le souterrain offrait-il ! Mais maintenant que cette
fièvre a investi les sous-sols, et que l'agitation du dessus s'est
transformée en brouhaha, quel intérêt la littérature
trouverait-elle encore à s'y attarder ?
L'attrait des romanciers du 19ème pour les
souterrains parisiens, comme nous l'avons expliqué auparavant,
s'expliquait par le romantisme de ces contrées inédites,
inexplorées, propres aux fabulations... A l'ère de
l'électrique, de l'électronique, du GPS, des
télécommunications, qui rêve encore des mystérieuses
catacombes dans les mêmes proportions ? Nous avons perdu
l'innocence des romantiques vis-à-vis de notre capitale. Paris perd peu
à peu de sa superbe pour ne devenir que la capitale du quotidien.
Certains disaient « Paris sera toujours Paris », ce qui
plaçait la belle ville dans un mouvement d'éternité. Mais
à partir du moment où elle s'ancre dans le présent,
où elle devient le cadre banal de la vie de tous les jours, dans quelle
mesure cette maxime peut-elle encore faire autorité ?
Vision somme toute pessimiste, mais qui s'inscrit dans la
théorie de l'histoire cyclique. Comme Rome, comme Athènes, Paris
n'échappera sans doute pas à son sort. Seront-ce les souterrains
qui décideront de sa fin ? 1944 avait déjà failli
réaliser cette hypothèse, et l'on ne doit la survie de Paris
qu'à l'intelligence et l'amour pour la capitale du général
allemand Von Choltitz qui refusa d'enclencher les bombes dont il l'avait
minée.
Le mythe de Paris, bien que terni, continue cependant à
inspirer les imaginations des romanciers ou des cinéastes.
Récemment, un film comme Peut-être imaginait Paris
recouvert de sable, et l'anéantissement total de la capitale devient en
quelque sorte cliché dans les films hollywoodiens à
scénario catastrophe. Mais les raisons de ces destructions ne sont plus
intrinsèques à Paris, elles proviennent d'une menace
extérieure, et la représentation de Paris dans ces circonstances
n'est souvent limitée qu'à son symbole : une vague Tour
Eiffel qui surgit derrière un brouillard.
Les ossements des catacombes, eux, n'ont que faire de ces
bouleversements. « Endormis par la mort, ici sont nos
ancêtres. » prévient la gravure du Grand autel de
l'Obélisque dans une des galeries de l'ossuaire. Et ce ne sont pas
quelques apocalypses littéraires qui viendront les réveiller...
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