2) Le souterrain de Paris, un lieu atemporel ?
a) Paris mythique
L'enfer fait partie des références
traditionnelles du souterrain. La comparaison entre par la même occasion
dans un univers moins temporellement marqué. L'enfer est une
représentation qui, en plus de traverser les frontières, a
traversé les temps. C'est à la mythologie qu'appartient ce lien
entre ces deux univers : le souterrain parisien, et le souterrain
infernal.
Nous avons donc évoqué le pandémonium.
Mais c'est l'enfer traditionnel, celui de la culture chrétienne qui a
nourri nos auteurs, c'est à dire un enfer où bouillent les
marmites, où la chaleur vient compléter les autres tortures.
On a souvent comparé Paris à l'enfer. L'ouvrage
de Hugues Leroux intitulé L'Enfer parisien reprend ainsi
ce mythe d'un Paris capitale de l'enfer. Le bouillonnement de l'activité
parisienne, les costumes de ses opéras, l'insalubrité de ses
rues : tous ces facteurs favorisent la comparaison. Comme le dit
Pierre-Jean Dufief dans Paris dans le roman du 19ème,
« dès le XVIIème siècle, Boileau
considérait que les difficultés de la circulation à Paris
avaient quelque chose d'infernal. Vers 1830, la comparaison de Paris avec
l'enfer connaît une vogue particulière. On parle alors de la
chaleur presque infernale de la capitale, qui s'oppose à la froideur de
la province. La chaleur symbolise l'énergie à une époque
où le machinisme se développe, où les machines à
vapeur se multiplient. L'image de l'enfer brûlant traduit
l'activité fébrile des parisiens. ». Tout en
appuyant une fois encore le choix de notre étude restreinte à la
ville de Paris (ici opposée à la « froideur de la
province »), cet extrait nous confirme que ce bouillonnement propre
à Paris doit sans doute chercher sa source dans ses souterrains.
Assurément pour Balzac, Paris est « cet enfer qui,
peut-être un jour, aura son Dante ». Car si l'enfer
déborde déjà en surface, le souterrain de Paris
transformé en enfer apparaît comme une évidence. La
comparaison est flagrante dans Les Misérables :
« La bouche d'égout de la rue de la Mortellerie
était célèbre par les pestes qui en sortaient ; avec
sa grille de fer à pointes qui simulait une rangée de dents, elle
était dans cette rue fatale comme une gueule de dragon soufflant l'enfer
sur les hommes. »222(*). La référence à l'enfer de
Dante, formé de neuf cercles concentriques est également
utilisée par Hugo : « Jean Valjean était
tombé d'un cercle de l'enfer dans un autre. »223(*). Comme dans le mythe de
Dante, où le séjour dans les enfers s'assimile à un
parcours initiatique, les héros de nos romans, qu'il s'agisse de Jean
Valjean, de Philippe de Lussan, ou de Raoul de Chavigny, n'ont comme seul
recours leur ruse et leur courage pour sortir de ces contrées peu
fréquentables.
La figure du diable, si souvent présente dans la
littérature du 19ème siècle, vient encore
renforcer la métaphore. Souvenez-vous, nous avions déjà
cité George Sand dans le recueil intitulé Le diable à
Paris.
Ainsi, le souterrain apparaît comme un espace maudit,
où dieu lui même semble absent, remplacé par les ruses du
diable. Jean Valjean en subit les conséquences dans les
égouts où le sol se dérobe sous ses pieds:
« La chausse-trape du salut s'était subitement ouverte
sous lui. La bonté céleste l'avait en quelque sorte prise par
trahison. Adorables embuscades de la
providence ! »224(*). L'infortuné héros ne pourra retrouver
la présence divine qu'en son for intérieur, mais certainement pas
dans ce sinistre décor, où même le plus haut se refuse
à descendre. « Infernales
carrières »225(*) soupire Elie Berthet lui-même. De
même, Lecerf, enfermé dans les catacombes,
« revoyait les ténèbres opaques, le chaos de
l'Erèbe, le noir mat et désolant, à travers lesquels il
fallait marcher au hasard et sans espoir d'issue. »226(*).
L'enfer a donc profondément marqué notre
littérature souterraine. Mais la mythologie antique a été
bien avant nos auteurs, friandes de ces légendes qui prenaient pour
décor les enfers. Préalablement nourris de culture biblique,
c'est également de mythologie gréco-romaine qu'ont
été abreuvés nos romanciers. Tant et si bien que l'on
retrouve les traces de ces influences entre leurs lignes.
Les références aux fleuves des enfers sont ainsi
nombreuses. Perdu au milieu des catacombes, l'abbé de Chavigny
récite les fleuves des enfers mythiques : « Je te
suivrais à travers les sept fleuves de l'enfer, qui sont : Le Styx,
le Léthé, le Ténare, l'Averne, le Cocyte, le
Phlégéton et... et... ma foi ! j'ai oublié le
septième. »227(*). Si l'on rajoute aux fleuves cités par
l'abbé de Chavigny, l'Achéron, on se rend compte que l'eau est un
élément essentiel de l'univers infernal. Or, l'évocation
de l'eau souterraine est récurrente dans nos oeuvres ; mais cette
eau est menaçante, inquiétante : « on
distingua une sorte de mugissement lointain, continu, semblable à celui
d'une cascade, et plus près de la troupe, un murmure irrégulier,
comme celui d'un courant d'eau. »228(*) Puis, plus tard, les
personnages voyant les trombes d'eau déferler, s'écrient :
« elles viennent au galop ! »229(*); cette menace prend
même des accents apocalyptiques sous la plume de Joseph Méry qui
voit dans la chute de quelques gouttes d'eau du ciel des catacombes l'annonce
« que le dernier plancher du fleuve allait s'entrouvrir pour
laisser rouler dans ces affreuses galeries la trombe d'un déluge
souterrain. »230(*). C'est bien pourtant l'eau qui, au final, engloutit
l'ennemi Rousselin : une « lutte
désespérée de l'homme et des eaux, duel terrible dont il
était facile de prévoir le dénouement. On aurait dit que
la vague avait une intelligence, et que ses lèvres froides cherchaient
le prisonnier dans ses extrêmes asiles pour
l'étouffer. »231(*).
Comment alors, ne pas comparer Philippe de Lussan, affrontant
les dangers des catacombes à la recherche de sa Thérèse au
mythe d'Orphée affrontant les enfers pour venir y chercher son
Eurydice ? Bien que l'aboutissement ne soit pas aussi heureux dans la
mythologie que dans le roman, le rapprochement des deux histoires a sa
pertinence.
Du côté de chez Joseph Méry, Acharias, le
guide des aqueducs, s'inspire bien évidemment du passeur Charon,
personnage brutal, méchant et avare, et qui se fait d'ailleurs payer le
passage de la terre aux enfers par les âmes. Ceux qui n'ont pas
payé sont condamnés à errer 100 ans sans repos. Acharias
lui-même fait payer ses visites souterraines. « L'infernal
portier aux trois têtes canines se laissait séduire par des
gâteaux emmiellés. Le miel des temps modernes est
l'or. »232(*). Enfin, chez Elie Berthet, L'abbé de Chavigny
déclare franchement : « Et maintenant, je suis
prêt à braver Pluton, Cerbère, Satan, la triple
Hécate, Lucifer, tous les diables de la mythologie et de l'ancien
testament ! »233(*).
On peut également dresser un parallèle entre
l'histoire d'Ulysse, vue par Homère, et celle de nos romans. Quand
Ulysse descend aux enfers, ce dernier rencontre un royaume humide, où
l'on accède par des marécages qui ne voient jamais le soleil. Les
rues de Paris ont souvent été comparées, par la boue qui
jonchait le pavé, à des marécages, d'autant que, comme
l'indique le quartier du marais, Paris fut un temps un marécage
authentique. Les romanciers font souvent référence à
l'insanité des rues : « songez à la rue,
songez au pavé couvert de passants, songez aux boutiques devant
lesquelles des femmes vont et viennent décolletées et dans la
boue. »234(*).
Et pour rester aux côtés d'Ulysse, il serait
intéressant de comparer la sirène d'Ulysse à celle
d'Erik... ou plutôt du Persan, qui se retrouve victime du chant de la
« sirène Erik » : « c'est alors
que j'avais eu affaire à la Sirène qui gardait les abords de ces
lieux, et dont le charme avait failli m'être fatal, dans les conditions
précises que voici. Je n'avais pas plus tôt quitté la rive,
que le silence parmi lequel je naviguais fut insensiblement troublé par
une sorte de souffle chantant qui m'entoura. [...] Cela était si suave,
que cela ne me faisait pas peur. Au contraire, dans le désir de me
rapprocher de la source de cette douce et captivante harmonie, je me penchai,
au-dessus de ma petite barque, vers les eaux, car il ne faisait point de doute
pour moi que ce chant venait des eaux
elles-mêmes. »235(*). Le fait qu'Erik sorte de l'eau s'inscrit
directement dans ces croyances qui faisaient des eaux stagnantes un moyen de
communication avec les enfers. Le diable en sortait et attirait les malheureux
au fond des eaux. N'est-ce pas ce que fait Erik ? Curieuse ressemblance
entre ces égarés qui viennent mener leurs barques sur les eaux du
lac du fantôme et ces défunts qui devaient, dans les croyances
populaires, traverser en bateau le lac des enfers.
Toujours est-il, pour en finir avec Homère, que la
cruauté des habitants des cavernes fait l'unanimité, comme
l'illustre au final le cyclope Polyphème qui ne sait, à son stade
de sauvagerie, faire la différence entre un homme et un animal. C'est
donc de cyclopes que l'abbé de Chavigny, libéré par
Médard, qualifie ses geôliers : « Le dernier
service qu'il m'a rendu, en m'arrachant des griffes de Bonnard et de ses
cyclopes, m'a touché. »236(*).
Les rituels antiques et païens, qui se sont
inspirés de ces mythologies, mais également de pratiques
animistes, reprennent les mêmes éléments fondamentaux que
dans les oeuvres ici étudiées. Ainsi, il existait en
Béotie un rituel pour consulter l'oracle de Trophonios qui consistait
à faire subir au prétendant un simulacre de descente aux enfers.
Ce dernier descendait dans une caverne et y demeurait d'un jour à une
semaine. Car, de son retour à la lumière, quand il racontera son
rêve, jaillira la vérité. Rite initiatique que Philippe de
Lussan, Raoul de Chagny et Henry ont tous suivi sous un jour (ou une nuit)
différent.
Il y a une autre figure majeure propre à la mythologie
que l'on croise fréquemment dans les oeuvres de notre
étude : celle du monstre souterrain. Prenons le mythe de
Thésée et du Minotaure. Ce dernier, enfermé dans un
dédale, mi-homme, mi-bête, dévore tous les sept ans, sept
jeunes filles et sept jeunes garçons. Ces pulsions viles à
rapprocher du ça et incarnées par le monstre, sont vaincues par
le héros, ici en l'occurrence Thésée, assisté de
son ami Pirithous. La ville d'Athènes se retrouve ainsi
libérée de ce fléau. Prenons le fantôme de
l'Opéra : nous obtenons le même trio. Raoul, assisté
du Persan, va tenter de délivrer Christine Daaé. La
délivrance de cette dernière entraîne la mort de son
geôlier, le monstre Erik. Autre exemple. Philippe de Lussan,
assisté de son ami l'abbé de Chavigny, va tuer Médard et,
tout en libérant par la même occasion la belle
Thérèse, le héros se dit que « ce serait une
action louable de délivrer l'humanité de ce
monstre. »237(*). L'abbé se décidant à suivre
Philippe s'exprime ainsi :
« Je n'oublie rien. Mais quand Thésée
descendit aux enfers, Pirithoüs était inexcusable de ne pas l'y
suivre pour l'aider à frotter Pluton et à enlever Proserpine.
C'est décidé : si le diable nous tord le cou, il nous le
tordra de compagnie... » 238(*) Le fil d'Ariane, élément clef du
mythe du Minotaure, est lui aussi présent à de nombreuses
reprises dans nos oeuvres, ici chez Joseph Méry239(*) où Lecerf
« examina très minutieusement, à toutes les issues
des carrefours, la ligne noire tracée sur les parois, et qui servait
autrefois de fil d'Ariane, dans ce labyrinthe inextricable qui se
déroule sans fin sous la ville de Paris. ».
Ces monstres, c'est aussi le mythe de l'enlèvement de
Proserpine par Pluton, le roi des enfers ; et tout particulièrement
dans le cas de Christine Daaé, partagée entre l'amour sombre
d'Erik, et celui lumineux de Raoul, comme Proserpine, partagée entre le
monde souterrain de son mari, et celui de sa mère, Cérès,
déesse du blé.
Mais c'est dans Le Fantôme de l'Opéra
qu'apparaît une figure, certes non mythologique, mais pour autant
légendaire qui s'apparenterait au joueur de flûte de Hamelin. Ce
dernier, par le seul son de sa flûte, était parvenu à mener
les rats qui infestaient la ville jusqu'à la rivière où
ils se jetèrent tous. Chez Gaston Leroux, Raoul et le Persan
aperçoivent en premier lieu « une figure en feu qui
s'avançait à hauteur d'homme, mais sans
corps ! »240(*). Gaston Leroux, avec son talent pour transformer
l'anecdotique en événement extraordinaire, en profite pour rendre
l'apparition la plus effrayante possible : « La figure en
feu, qui paraissait une figure d'enfer - de démon embrasé -
s'avançait toujours à hauteur d'homme, sans corps, au-devant des
deux hommes effarés... »241(*). Mais quelques minutes plus
tard, la figure se met enfin à parler : « Ne bougez
pas ! ne bougez pas !... Surtout, ne me suivez pas !... C'est
moi le tueur de rats !... Laissez-moi passer avec mes
rats !... [...] Tout à l'heure, pour ne point effaroucher les
rats devant lui, il avait tourné sa lanterne sourde sur lui-même,
illuminant sa propre tête ; maintenant, pour hâter sa fuite,
il éclaire l'espace noir devant elle... Alors il bondit,
entraînant avec lui tous les flots de rats, grimpants, crissant, tous les
mille bruits... »242(*).
Ces légendes populaires se retrouvent dans nos oeuvres
étudiées. Le diable vert s'inspire librement de la légende
du diable Vauvert, légende parisienne qui disait du château de
Vauvert qu'il était habité par le diable. Les bruits provenaient
en fait de brigands qui avaient élu domicile dans ces vieilles pierres.
Mais les petites gens croyaient ferme au maléfice de ces souterrains. A
l'occasion de l'effondrement d'une maison, « Les dames de la
foire Saint-Germain soutenaient sérieusement qu'un esprit malfaisant, un
antéchrist, peut-être le diable Vauvert, que les chartreux de la
rue d'Enfer étaient parvenus à exorciser plusieurs siècles
auparavant et qui s'était déchaîné de nouveau,
jouait ces mauvais tours à la population
parisienne. »243(*).
Chez Alexandre Dumas, on retrouve les traces de ces
superstitions. « Le puits qui parle » que le commissaire
Jackal va visiter doit son nom aux croyances populaires qui y faisaient vivre
les pires démons. Dans ce cas, il s'agissait sans doute des voix des
conspirateurs qui se réunissaient dans les sous-sols parisiens.
b) Paris, un lieu hors du temps
Il semble donc que les souterrains aient inspiré de tous
temps même les imaginations les plus simples. Il faut dire que le
souterrain pris en tant que tel, indépendamment de la ville de Paris
donc, est un lieu à priori hors du temps, ou plutôt, omni
temporel : il y a toujours eu des souterrains, qu'ils aient
été créés par l'homme ou par la nature elle
même. Nous avions vu comment les auteurs parvenaient à faire du
souterrain parisien un univers à part entière, avec ses
carrefours, son ciel. Le souterrain devient de ce fait un univers autonome,
avec sa temporalité, ses règles de fonctionnement, son histoire
propre. Coupé de la surface, donc du monde vivant, le souterrain est un
autre monde, un monde de l'au-delà. C'est l'univers des morts, nous
l'avons vu avec les catacombes. C'est donc le témoin de ce qui n'est
plus, donc du passé.
Ainsi, quand nos personnages descendent dans ces caves y
découvrent-ils les objets entassés depuis des lustres. Tel est le
sens du bric-à-brac que Rousselin trouve au fond d'une salle des
catacombes. «Il vit d'abord une salle assez vaste et solidement
voûtée, qui paraissait avoir servi de lieu d'asile et de refuge
à différentes époques. Les murs conservaient encore
quelques inscriptions, qui ressemblaient souvent aux hiéroglyphes des
temples souterrains d'Isis. Ce qui fit faire à l'archéologue
Rousselin une réflexion ou une théorie, malgré ses sombres
préoccupations. L'écriture est née dans une crypte, se
dit-il. [...] L'homme, privé d'un compagnon, a parlé aux
murs qui l'entouraient, et ensuite il a voulu laisser sur ces mêmes murs
des empreintes de son passage et des traces visibles de ses
douleurs. »244(*). Le souterrain est donc le moyen de conserver les
traces de l'existence, un souvenir. Ainsi, Rousselin s'arrêtant devant un
graffiti, déclare : « le brave homme n'était
pas aussi lettré que ses voisins. Il n'a cependant voulu partir sans
laisser sa trace. »245(*). Parti donc sur la trace des hommes du passé,
voilà Rousselin transformé en archéologue. De la
même façon, à la fin du roman, c'est au tour de Lecerf et
de Benoît de découvrir, dans les souterrains de Paris, les
vestiges de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés :
« Cette vaste salle devait être le réfectoire ;
je suis persuadé que nous trouverions quelque excavation pour conduire
la fumée. »246(*).
Mais si le souterrain est l'endroit où l'on entrepose
les éléments du passé, c'est aussi là où on
cherche à les enterrer. Comme jetés aux oubliettes, ces objets
sont portés loin du regard. C'est un moyen simple de refouler la
culpabilité. Ainsi, dans Le Fantôme de l'Opéra, la
cave a-t-elle été le décor des massacres des communards.
Mais à l'inverse des actions, l'écrit, lui, laisse des traces.
« J'ai relevé, dans le cachot des communards, beaucoup
d'initiales tracées sur les murs par les malheureux qui furent
enfermés là et, parmi ces initiales, un R et un C. - R C ?
Ceci n'est-il point significatif ? Raoul de Chagny ! Les lettres sont
encore aujourd'hui très visibles. »247(*). La remarque est encore
plus explicite chez Joseph Méry, quand il évoque les massacres
religieux qui poussèrent les malheureux persécutés
à se réfugier dans les catacombes : « Les
hideux trésors ensevelis par les siècles avares, et qu'aucun oeil
ne peut voir, aucune main ne peut enlever. Nous marchons, nous rions, nous
dansons, nous jouons sur un tapis composé d'horribles choses, des choses
que ne désigne aucune langue et qui attendront toujours un
nom. »248(*). Et qui sont ces victimes que l'on a tenté
d'oublier dans les sous-sols ? « Les maillotins au
quatorzième siècle, les tire-laine au quinzième, les
huguenots au seizième, les illuminés de Morin au
dix-septième, les chauffeurs au
dix-huitième. »249(*) Le souterrain est ainsi pris comme une
« poubelle » de l'histoire. On y jetterait les horreurs
à défaut de pouvoir les annuler, et tant pis pour les
éventuels archéologues qui pourraient retrouver leurs traces.
« Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte
entre les pavés. Les grands assassinats publics, les boucheries
politiques et religieuses traversent ce souterrain de la civilisation et y
poussent leurs cadavres. Pour l'oeil du songeur, tous les meurtriers sont
là. »250(*) Comme le dit Victor Hugo, le souterrain ou
l'égout littéraire étant intimement lié à la
représentation de l'être humain, « L'histoire des
hommes se reflète dans l'histoire des cloaques. Les
gémonies racontaient Rome. [...] Toutes les malpropretés de la
civilisation, une fois hors de service, tombent dans cette fosse de
vérité où aboutit l'immense glissement social, elles s'y
engloutissent mais elles s'étalent. [...] Cela enseigne en même
temps. Nous l'avons dit tout à l'heure, l'histoire pas par
l'égout.»251(*). C'est encore, sous la plume de l'auteur :
« L'esprit croit voir rôder à travers l'ombre, dans
l'ordure qui a été de la splendeur, cette énorme taupe
aveugle, le passé. »252(*).
Le souterrain est donc un lieu du souvenir, mais
également un lieu de l'oubli. Car pour se souvenir, il faut bien oublier
au préalable, pour redécouvrir ensuite. C'est pourquoi le
délabrement, qui est l'empreinte du temps qui passe, est un état
récurrent des souterrains. Tel est le constat de Joseph Méry
pendant la visite de l'ancienne abbaye :
« Malheureusement, la ruine arrive quand même. Le
délabrement a été le résultat le plus direct de
l'abandon de ces constructions souterraines. »253(*).
Malgré tout, le passé semble ainsi figé
dans la pierre, immortalisé. Et pour reprendre les mots de J-P. A.
Bernard dans Les Deux Paris, Paris se feuillette comme un livre de
pierres. Plus on descend physiquement, plus on remonte dans le temps. Les
souterrains de Paris sont donc un espace « hors du temps ».
Révolutions, cataclysmes, accidents, ce ne sont là que les
problèmes du monde du dessus. Le sous-sol, lui, reste immuable,
conservant la même température, le même silence, la
même configuration, la même atmosphère. Pas étonnant
donc que le souterrain et son aspect sauvage, qui en fait un lieu vierge,
épargné par la main de l'homme, conserve intact les
éléments naturels : « La route était
encombrée de grosses pierres arrondies par le travail des eaux ; la
roche, déchirée d'une manière bizarre, laissait voir
çà et là des débris fossiles, des coquillages et de
grands ossements d'animaux antédiluviens. »254(*). C'est ainsi que le
paléontologue Cuvier dans la Peau de Chagrin de Balzac,
s'effraie « d'entrevoir des milliards d'années, des
millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l'indestructible
tradition divine ont oubliés. ». C'est donc aux
temps les plus reculés que remonte le souterrain.
Utopie :
Alors le souterrain parisien, un lieu omni temporel, ou un
lieu hors du temps ? Plutôt un lieu aux frontières
géographiques et temporelles incertaines. Voilà donc le
souterrain : un milieu sauvage, brutal, mais sincère, comme la
jungle. C'est sans doute pour ces raisons que les auteurs ont fait du
souterrain le refuge de l'utopie.
Prenons dans un premier temps la conception de Rousseau du
« bon sauvage » qu'il présente dans sa
préface de son discours sur l'origine des inégalités. Pour
résumer sa pensée, citons-le : « La nature a
fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et
le rend misérable. ». A partir de ce mythe de la
pureté de l'état naturel, les romanciers ont cru bon de faire des
souterrains de la capitale, espace encore vierge et naturel, le refuge de ces
sociétés utopiques. Car l'état du bon sauvage est encore
selon Rousseau, « un état qui n'existe plus, qui n'a
peut-être jamais existé, qui probablement n'existera
jamais... »
Si l'on retourne à l'origine du mot utopie tel que l'a
défini Thomas More, l'utopie signifie « lieu de
nulle part », donc hors du temps, hors de l'histoire. Ce n'est
pas anodin si Utopie, à la base, est une île. Les règles
quant à elles sont simples : pas de propriété,
homogénéité des habitations, des heures de travail, des
heures d'étude. Quant à l'industrie de base, c'est l'agriculture.
Observons maintenant la civilisation des Talpa, toute droite issue de
l'imagination de Gaston Leroux. On notera la beauté pure des corps des
femmes Talpa (« quelle carrière de Carrare ou du
Pentélique donna jamais au monde agenouillé un marbre plus
précieux et plus pur ? »255(*)), la pureté de leur
langue (« le plus pur français, la plus pure langue
d'oïl du commencement du XIVème
siècle. »256(*)), l'harmonie qui semble régner entre les
membres de la communauté. Ainsi, comme dans toutes les utopies, le droit
de propriété est aboli. « Chez les Talpa [...] on
ne vend pas, parce qu'on n'achète pas. Chacun prend ce qu'il a
besoin de prendre. »257(*) De même, le libertinage est de rigueur, le
monde des Talpa n'étant régi par aucune loi. « Pour
en revenir au mariage, il n'y avait donc pas de mariage, mais l'union la plus
libre qui se pût imaginer. »258(*) Cette société est née
alors qu'« une famille, dans les premières années
du quatorzième siècle, s'est trouvée enfermée dans
les catacombes, à la suite d'une catastrophe. »259(*). Si bien
qu'« Au bout de trois générations, des gens ne se
souviennent même plus du dessus de la terre. D'autant plus qu'ils ont
peut-être intérêt à en perdre la mémoire. Ce
qui se passait alors sur la terre n'était point si
ragoûtant. »260(*). Comme on le voit, la coupure avec le monde
extérieur permet la création d'une société nouvelle
régie par des règles autonomes.
C'est sans doute pour cette raison que les personnages
plongés dans les souterrains ont une perte totale de la notion du temps.
Philippe de Lussan et l'abbé de Chavigny, sortant des catacombes
après une nuit d'angoisse, sont ainsi victimes de ce bouleversement.
« Six heures du matin ! dit-il ; avons-nous
passé si peu de temps dans ces affreuses
carrières ? » s'exclame Philippe, à quoi
l'abbé lui répond : « J'aurais cru que nous
avions passé trois jours entiers dans ces trous
noirs ! »261(*). Même sensation pour le commissaire Jackal,
kidnappé par les hommes de Salvator : « La marche fut
lente [...] ; elle dura trois quarts d'heure qui parurent des
siècles au prisonnier. »262(*); ou pour Rousselin, dont les
effets sont accentués par l'obscurité des catacombes dans
lesquelles il vient à son tour de se perdre : : « Une
demi-heure a des proportions séculaires en pareille circonstance ;
Rousselin attendit pourtant avec une patience stoïque ce nouveau signal
tombé du clocher du Val-de-Grâce, comme une voix de
salut. »263(*). L'isolement, l'absence des repères
sensoriels ou temporels, la déformation et l'étirement des
frontières, font donc du souterrain un univers totalement
indépendant qui, dans un cas, permet l'émancipation de
l'innocence, de la pureté, de la simplicité des règles
naturelles, mais de l'autre, surprend le voyageur égaré et scelle
son sort qui se résume, dans la majeure partie des cas, par la mort.
* 222 Victor Hugo, Les
Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 3
* 223 Ibid., V, III, 1
* 224 Victor Hugo, Les
Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, III, 1
* 225 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1,
p.321
* 226 Joseph Méry,
Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy
frères, 1890), p.93
* 227 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1,
p.277
* 228 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2,
p.304
* 229 Ibid., v.2, p.304
* 230 Joseph Méry,
Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy
frères, 1890), p.94
* 231 Joseph Méry,
Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy
frères, 1890), p.311
* 232 Ibid, p. 120
* 233 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1,
p. 273
* 234 Victor Hugo, Les
Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, I, 4
* 235 Gaston Leroux, Le
Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959),
p.263
* 236 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2,
P. 234
* 237 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2,
p.251
* 238 Ibid., v.1, p.265
* 239 Joseph Méry,
Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy
frères, 1890), p.88
* 240 Gaston Leroux, Le
Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959),
p.252
* 241 Gaston Leroux, Le
Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959),
p.252
* 242 Ibid., pp. 254-255
* 243 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1,
p. 37
* 244 Joseph Méry,
Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy
frères, 1890.), p. 167
* 245 Ibid., p. 169
* 246 Ibid., p. 306
* 247 Gaston Leroux, Le
Fantôme de l'Opéra, (Paris, Le livre de poche, 1959),
p.338
* 248 Joseph Méry,
Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy
frères, 1890.), p.118
* 249 Victor Hugo, Les
Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 2
* 250 Ibid., V, II, 2
* 251 Victor Hugo, Les
Misérables, (Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875), V, II, 2
* 252 Ibid., V, IV, 2
* 253 Joseph Méry,
Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy
frères, 1890.), p.170
* 254 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.2,
p.268
* 255 Gaston Leroux, La
Double Vie de Théophraste Longuet, (Paris, France loisirs, 1980),
p.243
* 256 Ibid, p.245
* 257 Gaston Leroux, La
Double Vie de Théophraste Longuet, (Paris, France loisirs, 1980),
p.260
* 258 Ibid., p.264
* 259 Ibid., p.248
* 260 Ibid., p.248
* 261 Elie Berthet, Les
Catacombes de Paris, (Paris, Librairie de L. Hachette et Cie, 1863), v.1,
p.125
* 262 Alexandre Dumas,
Salvator, (Genève, Edito-service, 1973) vol.3, p.9
* 263 Joseph Méry,
Salons et souterrains de Paris, (Paris, Michel Lévy
frères, 1890.), p. 130
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