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3.2 Mémoire de jouetEn parallèle à cette inscription du jouet au rang d'objet de Mémoire, il existe une autre forme de mémoire, à laquelle est exposé le jouet au sein du musée. Il peut être la cible d'une mémoire rapportée, une mémoire d'intention. Une mémoire qui ne reflète pas forcément sa mémoire intrinsèque. Cette mémoire nait à l'occasion des expositions temporaires de jouets, qui suivent une thématique et un axe précis de découverte de ces jouets. Une exposition thématique focalise l'attention du visiteur sur un aspect précis. Elle plonge le visiteur dans une autre dimension. Elle revit et revisite l'Histoire ou des histoires imaginaires, présentées au visiteur. L'exposition thématique est conçue comme une pièce de théâtre, avec une intrigue, une entrée, un développement, un dénouement et une véritable scénographie. De ce théâtre « surréaliste », les jouets sont les acteurs. Mais ils ne sont plus les protagonistes de leur propre histoire. Non, dans ce cas, ils servent de figurants. Ils sont acteurs, au sens artistique actuel du terme, de l'histoire d'un autre, d'un scénario qui ne leur appartient pas en propre. En jouant cette histoire, le jouet s'oublie derrière elle. Il n'est plus porteur de son imaginaire intrinsèque. Il révèle simplement l'imaginaire d'un autre, la conscience de l'être humain, qui en l'occurrence a conçu l'exposition. Mémoire artificielle, selon l'expression de Frances Yates48(*). Mais aussi mémoire subjective49(*). L'exposition thématique est une représentation mémorielle de l'Histoire. Un bref aperçu d'une vision continue d'un aspect de la vie. Ce phénomène de réécriture de l'Histoire se décèle plus particulièrement derrière les événements et manifestations qui entourent les commémorations de faits historiques50(*). La Mémoire y est d'ailleurs fortement sollicitée. Or l'année 2008 est l'occasion pour le département du Nord (59) de célébrer le 90ème anniversaire de la fin de la Grande Guerre de 1914-1918. Pour ce souvenir, le Musée de la Poupée et du Jouet Ancien de Wambrechies (59) organise une exposition thématique d'une durée d'un an, intitulée « Le Jouet s'en va-t-en guerre ! ». Titre au combien symbolique, avec un impact psychologique puissant. Car il place en parallèle deux mots qui, dans leurs concepts, se contredisent : « jouet » et « guerre ». Le jouet est un objet vivant, allégorie du mouvement, tournée vers l'imagination et la vie. La guerre est l'exact opposé. Elle est une personnification de l'action et du mouvement, mais dans une finalité de destruction et de mort. D'autant plus lorsque cette guerre évoquée est la Grande Guerre, le premier emblème de la destruction totale et systématique des guerres du XXème siècle. C'est donc d'une dénégation et presque d'une absurdité extraordinaire que la vie raconte la mort, que le jouet remémore la guerre. Il s'agit là d'une transgression forte des valeurs intrinsèques du jouet, en vue d'une commémoration d'événements militaires historiques. Cette mémoire contextuelle, non forcément permanente, est accrue selon deux types de profils de jouets. Le cas des jouets de guerre est un aspect particulier de l'exposition. Les jouets de guerre de la première guerre mondiale représentent un patrimoine important et d'une portée infinie. Ceux-ci sont créés pendant la guerre, parfois par les poilus dans les tranchées, ou bien par les grands magasins, comme le Printemps ou le Bon Marché : poilus, Feldgrau, soldats de plomb.... Ou bien encore après la fin de la guerre, avec des matériaux récupérés, tels des chars-jouets, des avions, ou des représentations de combats... Les vitrines prévues rassemblent des jouets créés pendant la guerre, ou juste après. Tous figurent la guerre, et possèdent d'entrée de jeu cette mémoire commémorative inscrite dans leur conception même, dans leur aura technique et compositionnelle51(*). Ce qui leur confère un plus grand impact sur les visiteurs, de par leur authenticité même. Mais il existe un deuxième profil tout aussi intéressant. Il s'agit de jouets anciens, ou actuels, qui ne sont pas des jouets de guerre. Néanmoins ils le deviennent par analogie, par le fait même qu'ils sont intégrés dans les vitrines pour représenter les grands événements de 14-18 : baigneurs PetitCollin, poupées 1900, voitures Citroën... Les poupées vont ainsi s'investir dans la peau des soldats du front ou des civils de l'arrière. Ces vitrines d'exposition, ces scènes de guerre, d'une atmosphère toute particulière, servent de cadre à un transfert de mémoire de ces jouets entre eux, les authentiques jouets de guerre et les autres. Par exemple, le Printemps avait sorti à la fin de la guerre une reproduction des tranchées, dans une sorte de liège, de 15 cm2, représentant le sol laminé, les barbelés, les poteaux pour stabiliser le sol... Pour les besoins de l'exposition, cette oeuvre sera reproduite en mortier à une échelle supérieure de 2mx1m. Cependant cette reproduction, cette copie52(*), même si elle n'est pas spécifiquement un jouet en tant que tel, bénéficie et récupère l'aura psychologique qui se dégage de l'oeuvre originale. Ces différentes vitrines de jouets de guerre forment un nouveau mémorial de la guerre. La direction prise par la Mémoire suit une voie tracée, une « voie sacrée »53(*), et dévie quelque peu de son but originel. Le phénomène d'intention qui sous-tend l'exposition thématique amène à une fin « mémoriale » et immémoriale de la compréhension de l'événement. La mémoire personnelle du jouet-objet s'efface au profit d'une mémoire historique et partielle. En outre, les concepteurs de cette exposition « Le Jouet s'en va-t-en guerre ! » souhaitent que l'exposition, de par son intérêt et son importance tant matérielle - quarante vitrines - que spirituelle et historique, devienne permanente. Cela risque à terme de condamner le jouet à ne refléter que l'intention du concepteur d'exposition, à ne révéler qu'une seule interprétation possible, et à détourner le jouet de sa mission personnelle, singulière et intime, de transmission dans son contact avec le visiteur, puisqu'il est ici englobé dans un tout. Cela conduit à l'atrophie intrinsèque de la mémoire du jouet, qui ne se représente plus lui-même, qui, à cause d'expositions thématiques, n'existe encore une fois ni par lui-même, ni de lui-même. * 48 Frances YATES, L'art de la mémoire. 1987. * 49 Opposition entre la mémoire subjective défendue par Platon et la mémoire objective prônée par Aristote. Cours de master Patrimoine et Mémoire, de Jean-Paul DEREMBLE. * 50 Jean-Yves BOURSIER, « Le monument, la commémoration et l'écriture de l'Histoire », N°9-2001, Commémorer, Site Web Revues.org, catégorie Socio-Anthropologie. http://socio-anthopologie.revues.org/document3.html * 51 Alexandra BARBIER-GUYOT, L'aura et/ou la valeur d'usage. Mémoire de Master 1 professionnel Administration patrimoniale, Lille 3, 2008. * 52 Voir André MALRAUX, Le Musée Imaginaire, le phénomène de la copie. * 53 Nom donné par Philippe Pétain à la voie qui reliait Verdun à la France et qui menait sans interruption des ressources humaines et militaires. |