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2.3 Un « espace sacré» dédié au jouet ?« Par l'attachement patrimonial, nous nous créons nous-mêmes de grandes difficultés. Peut-être faut-il rappeler que dans toute société le patrimoine se reconnait au fait que sa perte constitue un sacrifice et que sa conservation suppose des sacrifices ? C'est la loi de toute sacralité. »32(*) Comment devons-nous dès lors définir ce musée du jouet ? Cet espace matériel et temporel où repose cette sacralité ? Car le rituel attaché à la monstration du jouet sous-entend une certaine forme de culte. Un culte auquel par ailleurs sacrifient des publics qui ne sont pas d'emblée attirés par le monde muséal. Cette dimension universelle accroit l'ampleur de ce phénomène cultuel. En outre, le jouet défini comme un patrimoine vivant amène le musée à se dépasser lui-même, pour atteindre une autre dimension, pour gravir un autre palier. Le musée devient un berceau de vie grâce au jouet. Il devient un lieu consacré au jouet, une nef qui guide le visiteur dans sa participation au rituel, dans la célébration de ce culte rendu au jouet. De par le culte universel qui lui est rendu, de par ces sacrifices offerts par des publics aussi divers que variés, le jouet, déjà idole du collectionneur privé au sein de son désert sacré, devient l'idole des foules. Dans son attitude de déité, le jouet remplit son rôle. Il crée des besoins chez les visiteurs, particulièrement des besoins sensoriels, ou en révèle d'autres, comme l'envie de possession, de retourner dans un monde révolu... Les visiteurs transfèrent sur lui leurs attentes, leurs besoins, leurs rêves. Il leur sert de repères. Au sein d'un monde qui se transforme continuellement, en perpétuelle mutation, le jouet apparait paradoxalement comme un jalon stable, une réponse sûre aux questions existentielles refoulées dans les subconscients. Il révèle une réalité invisible et utopique. Le jouet touche les gens de toutes les manières possibles et il occupe à cet égard une place privilégiée. Il leur permet de s'assumer en assumant leurs rêves d'enfants, devant lesquels ils sont soudainement confrontés, et d'affronter l'extérieur et eux-mêmes. Le partage qui se crée entre le jouet-idole et le visiteur-fidèle, permet au jouet d'instaurer dans son visiteur une confiance absolue en lui-même et en ses capacités d'imaginaire et de rêve à accomplir. Le jouet est placé dans le musée aussi savamment que les statues antiques au sein du naos d'un temple. La seule différence d'avec ces anciennes idoles, est que le naos était fermé aux fidèles et n'était accessible uniquement qu'aux prêtres. Ce qui produit, dans le cas du musée du jouet, une conséquence assez intéressante. Le musée est ouvert à tous les publics. Il n'existe pas de restriction d'accès. Ainsi tous pénètrent dans le naos. Tous revêtent alors la charge de « prêtre », d'organisateur du rituel, puisque lors d'une visite individuelle ou même collective d'une collection muséale de jouets, le visiteur est seul face au jouet, et s'abandonne en solitaire dans une communication avec lui. Ce que le visiteur ressent face au jouet lui est personnel, et n'existe qu'au vu de son expérience intime. Un théâtre permanent donc où le jouet est en perpétuelle représentation - et même le terme « théâtre » appartient au vocabulaire du monde sacré, où le jouet, image idéalisée d'un monde disparu, d'un monde rêve, se construit une nouvelle identité par la confrontation d'avec ses visiteurs-fidèles. « Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c'est se perdre et cesser d'être. On se connait, on se construit par le contact, l'échange, le commerce avec l'autre »33(*). En poursuivant l'idée de Jean-Pierre Vernant, nous arrivons ainsi à définir le jouet comme un pont. Un pont qui relie le monde actuel et une réalité invisible, représentée par le jouet et changeante comme un diamant aux milles facettes, selon la personnalité et la perception imaginaire du visiteur. Plus qu'un monument34(*), le musée est à la fois un temple, c'est-à-dire tout ce qui est compris dans l'enceinte sacrée, dans le « temenos », le lieu du sacrifice donc l'autel, placé de façon à être visible par tous et pour tous, et le naos, le lieu sacré par excellence où se trouve la statue de la divinité. Espace à part, et hors du temps, il s'apparente à une hiérophanie, car il permet la manifestation d'un irréel divinisé dans une réalité concrète35(*). Le musée est à la fois tout cela. Comment donc nommer cet espace tissé de patrimoine matériel et immatériel ? Il est néanmoins un terme que nous pouvons utiliser. Les sanctuaires, églises ou temples se désignent également par la désignation de « lieu sacré » Les juifs de l'Antiquité, ancêtres de ce peuple de mémoire, qualifiaient les collines ou hauteurs où ils élevaient leurs autels et faisaient leurs sacrifices par l'expression de « haut-lieu ». Le musée devenu par extension un endroit de sacrifices, devient un « lieu »36(*), dans toute l'acception actuelle de ce terme. C'est-à dire un lieu matériel : le musée dans sa spatialité en tant que bâtiment, et dans la transformation du temps en espace défini ; un lieu fonctionnel : l'affectation concrète du lieu de par les fonctions du musée, une pratique de fréquentation des collections de jouets, les pratiques de présentation... ; un lieu symbolique enfin, puisque le jouet apporte un autre monde imaginaire, de nouveaux rituels et de nouvelles significations. Au final le musée du jouet est un lieu nouveau et contemporain où s'incarne le jouet ancien et sa mémoire. Un lieu vivant à la signification réelle et actuelle. Un lieu à la fois quantitatif et qualitatif, et non un de ces monuments sauvegardés qui ne peuvent se passer d'explications et de recherches pour pouvoir être compris par les publics actuels. Le musée du jouet est un lieu compris intégralement par les publics, un lieu d'échanges multiples et variés entre l'oeuvre exposée et les visiteurs, un lieu de communication autour d'un objet universel et sacralisé. Le musée-trésor s'anime d'une vie extraordinaire par la présence du jouet. Patrimoine inhérent de notre civilisation, patrimoine de musée mais patrimoine vivant intégré dans nos coutumes actuelles et dans nos mémoires, le jouet ne perd pas sa vocation première d'amuser, de distraire et d'encourager le rêve. Ses missions sont même amplifiées par sa présence au sein du musée. Le musée parvient alors à une autre dimension. Il devient un lieu porteur de notre mémoire immédiate et de notre conscience actuelle du passé. * 32 Notion développée par Jean Paul BABELON & André CHASTEL, La notion de patrimoine, Paris 1994, cité in BADET Claude, COUTANCIER Benoit et MAY Roland, Musées et Patrimoine, CNFPT, 1997, p43 * 33 Jean-Pierre VERNANT, Franchir un pont, texte commandé pour le cinquantième anniversaire du Conseil de l'Europe, inscrit sur une borne du Pont de l'Europe qui relie Strasbourg à Kehl. * 34 Au sens premier d'ouvrage d'architecture destiné à perpétuer le souvenir de quelqu'un ou de quelque chose. * 35 Développement d'après les notions développées par Ralph STEHLY, professeur d'histoire des religions à l'Université Marc Bloch de Strasbourg, Phénoménologie religieuse, http://stehly.chez-alice.fr/nouvelle27.htm * 36 Développement d'après les notions abordées par Pierre NORA, Les lieux de mémoire. |