|
||
|
2.2 Le jouet de musée« Le patrimoine touche au plus intime de chacun : ses origines, ses souvenirs, ses références propres ou collectives, sa part de rêve »24(*). Le jouet est tout cela, mais il est davantage encore. Le jouet est un patrimoine remarquable. Il est même l'initiateur d'un quiproquo intéressant. Dénommé « jouet ancien » par opposition aux jouets actuels, il a été conçu et fabriqué à l'époque industrielle, vers le milieu du XIXème siècle. Or cette période est considérée par les historiens comme la période dite « contemporaine », selon un découpage fictif opéré de 1815 à la seconde Guerre Mondiale environ, et suit les périodes« moderne », « médiévale » et « antique ». Il n'y a pas de période « ancienne ». La période que nous vivons actuellement est désignée sous la dénomination originale de Histoire immédiate, ou Histoire du présent, ou post-contemporaine ou encore l'Histoire du Temps Présent. Dénominations qui - en passant - posent de sérieux problèmes : nous sommes dans l'Histoire, le temps ne cesse de s'écouler, alors qu'adviendra-t-il de ces périodes qui suivront la période « actuelle » ? En résumé, le jouet « ancien » est un objet « contemporain », mais non actuel. Distinction spécieuse, seulement comprise et intégrée pleinement par les historiens. Les termes mêmes posent une contradiction intéressante. En tout état de cause, le jouet en tant que patrimoine à sauvegarder appartient au patrimoine contemporain. Puisqu'il devient un objet de musée, il participe aussi d'une certaine idée de l'art. En effet, à l'heure actuelle, la notion d' « art » recouvre une intention artistique dont la présence aux temps et lieux éloignés est purement spéculative. En tant que tel, le jouet représente une autre apparence de l'art contemporain. Les musées du jouet présentent donc des collections d'art contemporain. Une forme d'art originale, un mélange de genres, dont l'art contemporain est d'ailleurs si friand, un rapprochement entre la sculpture, pour la fabrication sérielle à partir de moules, l'assemblage de matériaux différents, la peinture, pour la décoration extérieure de l'objet, et la couture de mode -autre forme d'art également... Le jouet suit l'esthétisme de la mode et de la société. Il transpose dans sa forme et sa dynamique une certaine idée de cette société contemporaine qui l'a créé. Il correspond d'une certaine manière à la définition d'Hegel dans ses Leçons sur l'esthétique25(*) : « Le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature [puisqu'il] dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d'une réalité plus haute créée par l'esprit lui-même ». De patrimoine possédé, le jouet devient un patrimoine à conserver, à étudier et à présenter26(*). Néanmoins comme le jouet est un patrimoine vivant, il devient ainsi un rappel vivant et permanent de la mémoire dans le présent, liaison entre l'invisible et le visible, entre la mort et la vie. Il est l'objet d'une pensée à la fois consciente et inconsciente, individuelle et collective, un esprit libre et imaginatif qui communique avec le monde extérieur. Selon Hannah Arendt27(*), l'art transcende la réalité. Il traduit une réalité métasensible. Le spirituel apparait alors dans le concret. Le jouet devient alors un « monument »28(*). Il est considéré comme une oeuvre digne de durer, digne d'être conservée, digne d'être sacrifiée sur l'autel d'une vision future d'une réalité invisible29(*). Il est un objet qui rappelle ce qui a existé, un objet qui a gardé une empreinte et une marque. Le jouet reflète aussi un patrimoine local30(*). La constitution des collections d'un musée du jouet s'accomplit par des achats certes, mais aussi de dépôts et de donations faites par le premier propriétaire du jouet. Ce qui augmente encore, s'il était possible, l'ampleur du sacrifice consenti pour le bien du jouet. Ces propriétaires des environs voient dans le musée le moyen idéal de pérenniser leur jouet, et en apportant une part d'eux-mêmes au musée, ils en deviennent des visiteurs parfois assidus. Le jouet détient également une dimension hors norme. Contrairement aux autres objets dont regorge le musée, le jouet n'est pas un objet élitiste. Bien évidemment certains jouets variaient en fonction de la classe sociale, objets aux détails plus soignés, aux matériaux et étoffes plus riches.... Mais toute fillette a un jour possédé une poupée, chaque garçon a fait avancer une voiture ou chevauché une monture de bois. Chaque individu a joué au cours de sa vie, ou a eu un jouet en sa possession. Ce patrimoine est commun à tous. Il a une signification réelle, actuelle et partagée par tous. Il jouit d'une dimension universelle. Le jouet dépoussière le musée, le démocratise en quelque sorte. Cette importance se reflète dans la variété des publics qui viennent sacrifier au jouet. Un sacrifice de leurs temps et de leurs loisirs un peu différent de celui offert lors d'une exposition temporaire de jouets. En effet, une exposition temporaire ne permet qu'une approche approximative avec le jouet, car sujette à des contraintes de durée, elle ne peut pas proposer une relation approfondie entre le jouet et le visiteur. Or le musée permet une permanence de la présence du jouet. Il sert de lieu de rencontre intemporel entre l'objet conservé et le visiteur. Le jouet n'a donc pas à s'efforcer de séduire absolument le visiteur. Il le laisse s'approcher, venir à lui. Il le laisse s'emprisonner sous son charme. Il l'envoûte. Phénomène d'hypnose d'autant plus important que le jouet est un objet en 3D, coloré, habillé, à l'extrême opposé des statues antiques grecques ou romaines. Comparable de manière plus évidente aux petites statues découvertes dans les tombes des pharaons égyptiens, il exerce la même fascination à l'encontre du visiteur. Eloigné du public par des vitrines, des barrières, il est considéré comme inaccessible et provoque de ce fait une attirance croissante, chaque visiteur caressant l'illusion de s'approprier un court instant le jouet. L'imaginaire du visiteur renforce d'autant cette utopie que les collections permanentes de jouets dans un musée subjuguent par une mise en scène révélant des concepts novateurs de muséologie. En effet, les musées ont des habitudes de monstration bien particulières. En règle générale, les oeuvres sont placées les unes à la suite des autres, selon une logique thématique, géographique ou chronologique, mais hors de tout contexte. Il a fallu attendre l'arrivée de Georges Henri Rivière31(*) pour les renouveler. Celui-ci applique lors de la création du musée national des Arts et des Traditions populaires une nouvelle technique de monstration. Il présente les oeuvres en les replongeant dans leur contexte. Contrairement à André Malraux, qui défend la thèse de la compréhension de l'intégrité de l'oeuvre juste par sa présence et quelque soit son cadre, Georges Henri Rivière estime que l'oeuvre est davantage reconnaissable et identifiable par l'intellect et la mémoire, si elle est restituée dans son cadre familier. Les musées du jouet présentent à travers leurs différentes mises en forme de leurs collections de jouets, dues aux différentes conceptions inhérentes à chaque musée, une unité de monstration. Faire revivre les jouets est la conséquence de cette méthode spécifique qui sert à faciliter davantage la compréhension et à provoquer l'admiration et la fascination du visiteur. La recontextualisation des poupées, au sein de meubles, de décors, de vaisselle, transforme les salles de collection de poupées en de véritables maisons de poupées surdimensionnées. La mise en contexte des trains, des voitures, des soldats de plomb ou des avions a permis la création, à l'image des paysages des trains miniatures, de paysages à l'échelle voulue, de maisons, de personnages et de décors. Même les peluches, en l'occurrence les ours, retrouvent leurs montagnes, ou sont introduits dans des univers nouveaux comme des plages...Le musée se transforme en des immenses salles de jeu gardées par des vitrines. Ces dioramas donnent une idée très précise du jouet, et le représentent en action dans sa vie quotidienne et créent autour de lui tout un monde imaginaire, dont il est l'habitant principal, mais également l'entité supérieure qui le domine. Ces diverses mises en scène participent en réalité d'un rituel particulier. Cette scénographie du jouet est une suite d'actions chargées de significations souvent symboliques, organisées dans le temps, codifiées et fixées par des règles. Ce sont là, à n'en pas douter, les caractéristiques d'un rituel. Divers rites, qui conduisent ainsi à travers l'exhibition quelque peu triomphatrice de ces jouets qui défient le temps et son érosion derrière leurs vitrines, à une nouvelle renaissance du jouet. Cette symbolique, dédiée aux visiteurs et amplifiée par ceux-ci, reprend et confirme l'étendue et la perception à la limite du sacré du jouet. Or l'étymologie du terme « rituel », en tant qu'ensemble de rites, se rapporte aux verbes « relier »et « se recueillir », ce qui signifie qu'un rituel amène à s'unir volontairement à la tradition que le rite consacre. Or c'est bien là l'attitude des visiteurs d'un musée de jouets, que de participer pleinement et activement à l'amplification de l'aura du jouet. Ces rituels profanes de monstration des oeuvres participent du monde sacré, et le rite de monstration du jouet y appartient de plein droit. * 24 Dominique AUDRERIE, La notion et la protection du patrimoine, PUF, Que sais-je ?, 1997, p11. * 25 Heinrich HEGEL, Leçons sur l'esthétique. * 26 Les missions des musées de France sont référencées comme suit dans le Code du Patrimoine de 2004, Livre IV-Musées, Titre IV-Régime des Musées de France, Chapitre 1-Définition et Missions, Article-L.441-2 : « Les Musées de France ont pour missions permanentes de :a) Conserver, restaurer, étudier et enrichir leurs collections ; b) Rendre leurs collections accessibles au public le plus large ; c) Concevoir et mettre en oeuvre des actions d'éducation et de diffusion visant à assurer l'égal accès de tous à la culture ; d) Contribuer aux progrès de la connaissance et de la recherche ainsi qu'à leur diffusion ». Ses missions, réservées aux Musées de France, peuvent néanmoins être les objectifs d'autres musées ou à d'autres personnes morales de droit public ou privé non lucratif, ne bénéficiant pas de ce label. * 27 Hannah ARENDT, La crise de la culture. * 28 Notion développée par Pierre NORA, Les lieux de mémoire, Introduction. Tome 1. * 29 Notion développée par Krzysztof POMIAN, Des saintes reliques à l'art moderne. 2003. * 30 Notion développée par Frances YATES, L'Art de la Mémoire. 1987. * 31 Georges Henri Rivière, né le 5 juin 1997, à Paris, études de musique jusqu'en 1925, prend le goût des musées en suivant, de 1925 à 1928, les cours de l'école du Louvre puis devient conservateur de la collection David-Weill. Il réorganise le musée d' Ethnographie du Trocadéro, qui deviendra le Musée de l'Homme, le musée français le plus moderne d'Europe. Sous la direction de Paul Rivet, il y présente quelques 70 expositions de 1928 à 1937. De 1937 à 1967, il invente, conçoit et réalise le Musée national des arts et traditions populaires qu'il parvient à installer sur son site actuel, en bordure du bois de Boulogne. Il y développera une muséographie révolutionnaire et en assurera le couronnement scientifique par la création du Centre d'Ethnologie Française. Grand découvreur de talents, meneurs d'hommes, il joue un rôle essentiel dans la fondation de l'ICOM et dans l'invention du concept d'Ecomusée. Environnement, pluridisciplinarité, furent ses idées maitresses sur lesquelles furent fondées, entre autres, les Recherches Coopératives sur Programme d'Aubrac et du Châtillonnais dans les années 1960. Même à la fin de sa vie, il ne cessera de conseiller, d'innover, et de dynamiser ceux qui poursuivaient son oeuvre. Source : http://www.culture.gouv.fr/culture/atp/mnatp/francais/histoi12.htm |