2. Etat des lieux des privatisations en Afrique de
l'Ouest
On parle souvent de la fracture numérique, mais ce n'est
que la conséquence immédiate de la « fracture
téléphonique ». Si l'Afrique comptait en 2002 une population
de 5,5 millions d'internautes pour une population de 770 millions de personnes,
soit un internaute sur 200 individus contre une moyenne mondiale de 1 pour 15,
elle abritait seulement à la même période 2% des lignes
téléphoniques mondiales. La télédensité
(nombre de lignes téléphoniques pour 100 habitants) atteignait
à peine 1,2 %. Ces statistiques ne prêtent pas à l'optimise
et invite un bilan sans concession de la politique suivie en matière de
télécommunications sur le continent africain. Les réformes
ont été mises en place depuis plusieurs années, il est
alors maintenant possible d'en établir un bilan et faire l'état
des lieux. Le Secrétaire général de l'UIT avait
déclaré : «il nous faut lancer une offensive tout azimuts
pour faire en sorte que tous les villages de cette planète soient
connectés avant le sommet mondial de la société de
l'information ». Le sommet était prévu en 2003 et 2005 donc
si les hommes politiques chargés de régulation et les
opérateurs prenaient cette déclaration au sérieux, ces
objectifs seraient atteints depuis déjà quelques années ce
qui réduirait la fracture numérique de quelques crans. Pourtant
la réduction de la fracture est toujours à l'ordre du jour
sachant qu'elle se creuse. Cette déclaration du Secrétaire
Général de l'UIT n'était rien d'autres qu'une partie des
engagements des organismes internationaux pour la restructuration du secteur
des télécommunications afin que les moins servis le soient
finalement. Par conséquent les privatisations devraient permettre
à atteindre ces objectifs. Ces dernières années ont
témoigné d'un développement des
télécommunications en Afrique grâce à
priori à la réforme des télécommunications.
Néanmoins les progrès sont beaucoup moins sensibles dans les
zones rurales. Les statistiques disponibles ne rendent pas compte cependant ni
des territoires couverts ni de des réalités quotidiennes des
populations. Il existe des zones rurales dans lesquelles l'accès
à un téléphone fixe est rare et le réseau et
tellement de mauvaise qualité que l'usage d'un téléphone
portable est presque impossible. Si dans les zones urbaines le
développement du téléphone fixe et téléphone
portable est assez soutenu, les zones rurales au contraire souffrent beaucoup
d'un manque de connexion abyssale. Dans les zones les plus reculées, il
se trouve parfois que les habitants parcourent des kilomètres pour avoir
accès à un téléphone fixe grâce aux
télécentres très développés dans les villes
mais encore presque inexistants dans les villages. Les villages africains
dépourvus d'un accès au téléphone fixe se chiffre
à plus de 80%. Encore faut-il souligner que dans certains cas même
si l'accès existe les dérangements multiples font que la
disponibilité reste aléatoire. A cela s'ajoute le prix
élevé dune communication téléphonique qui n'est pas
raisonnablement calculé sous la base du pouvoir d'achat et du niveau de
vie. Pourtant ces habitants des zones rurales éprouvent des besoins de
communication tout aussi importants que ceux des zones urbaines. Cela creuse
davantage le fossé qui existe déjà entre les zones rurales
et les zones urbaines en afrique. L'exode rural en est la conséquence
immédiate. Les jeunes désertent les zones rurales et viennent
s'installer en ville laissant la campagne avec les personnes
âgées. Cette situation a des conséquences fâcheuses
dans l'économie africaine en général et l'Afrique de
l'Ouest en particulier. Dans cette zone l'agriculture est encore à
l'état artisanale et est tenue par les jeunes. Si les jeunes quittent la
campagne pour aller en ville alors qu'ils n'ont aucune qualification
professionnelle, cela ne servira ni à eux ni la population toute
entière. Les exportations de produits agricoles diminuent comme
l'arachide pour le Sénégal, l'importation augmente et la balance
commerciale devient de plus en plus déficitaire. Du fait que la majeure
partie des biens consommés est importée, les produits sont plus
chers, la vie devient de plus en plus chère car le pouvoir d'achat
diminue. Ces populations sont donc confrontées à
un problème de raccordement mais également à
un problème de coût de la communication. Un autre problème
est que lorsque la zone est couverte par le réseau mobile, les
populations sont souvent contraintes de payer jusqu'à 10 fois parfois
plus le tarif d'une communication du fixe. Dans les villes, à
défaut d'avoir un fixe chez soi, certains sont contraints d'acheter des
minutes à un petit revendeur (gérant de
télécentre). Là aussi les prix sont largement
supérieurs à ceux pratiqués dans les pays
développés. Sur ce point, si la réforme des
télécommunications a permis le développement encore
nuancé, dans les zones rurales elle laisse les habitants «
numériquement marginalisés ». Cette «marginalisation
numérique » des habitants ruraux constitue une défaillance
dans la gestion des services publics. S'agit-il d'un problème de
régulation de la part de l'état?
Le bilan des privatisations reste alors mitigé. Certains
pays se sont séparés de la multinationale repreneur seulement
après quelques années comme c'est le cas au Cameroun. Les raisons
d'un divorce aussi rapide s'explique par un manque de financement ou alors un
manque de désire de s'engager à relever le défi. Cependant
dans certains pays comme le Sénégal la privatisation a
été jugée comme un cas de réussite. Mais
faudrait-il y voir de plus prés et avec vigilance avant de se prononcer.
Ce schéma préétabli exporté ou imposé de
l'extérieur produit les mêmes effets partout que se soit en Europe
ou en Afrique. L'abonnement et la taxation locale sont augmentés pour
diminuer la longue distance et l'internationale, ce qui touche les zones les
plus défavorisées de la population et donc les zones rurales.
Seulement les effets sont beaucoup plus apparents en Afrique où les
zones rurales souffrent énormément de cette marginalisation. Dans
cette perspective l'on se pose la question de savoir à qui la
privatisation profite ? Et bien les opérateurs les plus prometteurs
semblent en bénéficier au détriment des opérateurs
les plus pauvres. Pourtant l'objectif principal de la libéralisation des
télécommunications était de favoriser le
développement des télécommunications au profit de tous.
Donc, contrairement aux idées reçues, la privatisation ne sert
pas à développer les opérateurs les plus pauvres qui ont
besoin de financement mais plutôt à prendre parts dans les
opérateurs les plus rémunérateurs ce qui permet aux
multinationales de rapatrier les bénéfices ainsi
récoltés à leurs pays
respectifs. Si l'on constate que la privatisation a marché
qu'avec les opérateurs africains qui étaient prometteurs au
moment de la privatisation et que les opérateurs les plus pauvres et qui
étaient au bord de la faillite peinent à décoller
jusqu'à présent après avoir été
privatisés, l'on serait tenter de dire que les opérateurs
seraient au même niveau de développement qu'ils ont atteints
aujourd'hui même s'ils n'étaient pas privatisés. A ce
rythme les opérateurs africains vont devoir se contenter d'un
développement apparent des télécommunications. Apparent
car si le développement ne profite peu ou pas aux populations locales,
on ne pourra pas parler de développement au vrai sens du terme. Un
développement réel des télécommunications en
Afrique se traduirait par la couverture de tout le territoire avec un service
minimum garanti mais aussi un réinvestissement des
bénéfices dans d'autres secteurs du pays. Non seulement le
développement des télécommunications profiterait à
la population entière mais il permettrait également de
développer d'autres secteurs.
Les résultats sont décevants à coût
terme à quelques exceptions. Si quelques pays jouissent peu ou
pleinement de la libéralisation des télécommunications,
d'autres sont encore au stade de la recherche d'un repreneur soit parce qu'ils
se sont séparés du repreneur à défaut de bons
résultats ou d'un manque de respect des cahiers des charges, soit ils
n'ont jamais eu de repreneur à défaut d'être attractifs.
Mais le processus de privatisation n'a pas encore achevé. Il a
été entamé depuis plus d'une dizaine d'années et
beaucoup de pays africains y s'étaient engagés. Plus d'un quart
des privatisations dans les pays en voie de développement ont
été réalisées, correspondant en moyenne à
17% du PIB de la région. Cependant la valeur des privatisations en
millions de dollars est négligeable, moins de 1% de la valeur des
entreprises privatisées dans les pays en voie de développement.
Ce pourcentage qui relativise la portée des privatisations dans la
région, peut s'expliquer d'une part par la faible participation des ces
entreprises à la fabrication de produits à haute valeur
ajoutée du fait notamment de la spécialisation régionale
dans la production de matières premières. D'autre par la
privatisation a été une sorte de liquidation judiciaire pour des
entreprises au bord de la faillite.
Enfin, les modes de cession, souvent partielles de ces
entreprises ont été la plupart du temps réalisés
dans une perspective de déréglementation que de privatisation. La
nuance est de taille. La déréglementation suppose un renforcement
des mécanismes de la concurrence dans un cadre où l'état
reste très présent, alors que la privatisation suppose un
transfert de l'Etat au privé à concurrence d'au moins 50% de ses
participations.
Au regard de ces conséquences, l'ont peut rester perplexe
à propos du double objectif assigné à la privatisation
dans la région. D'une part, l'assainissement des finances publiques par
la réaffectation des recettes de la privatisation et le ralentissement
de la croissance de la dette publique ainsi que son amortissement; d'autre part
atteindre une sorte
«d'optimalité parétienne »
(égalitaire dans la répartition des ressources par les
entreprises privatisées. Cette dernière hypothèse semble
effectivement velléitaire au regard de deux procédés
timidement utilisés : le développement de l'actionnariat
particulier (malgré l'insuffisance notoire de l'épargne locale
formelle) et la possibilité accordée aux salariés de
participer au capital de l'entreprise. Les inégalités auraient pu
être atténuées, si ces privatisations auront eu lieu dans
un contexte où les appareils judiciaires ont fonctionné de
manière optimale.
Cependant, ce bilan tout de même décevant peut
être amélioré. Une amélioration des justifications
de la privatisation permettrait plus d'efficacité. Sans doute la
privatisation a eu une double contribution. D'une part, elle améliore la
performance des entreprises concernées et la situation
macro-économique de ces Etats, ne serait-ce que par l'endiguement de
dettes publiques qui auraient pu être aggravées par le maintien de
certaines entreprises « sous perfusion ». D'autre part elles
participent à un accroissement de l'efficacité économique
en mettant en place un marché qui sanctionne les mauvais choix
d'investissement. Toutefois, pour atteindre leur plénitude en terme
d'efficacité, les stratégies de privatisations adoptées
jusqu'à maintenant dans la région subsaharienne pour le secteur
des télécommunications doivent être réformées
de manière interne à savoir les modalités de
régulation mais aussi externe à savoir l'environnement dans
lequel la privatisation a lieu. Les preneurs sont essentiellement
européens. Dans cette situation, l'on
pourrait craindre des situations d'oligopole et de
clientélisme. C'est la raison pour laquelle il faut faire appel à
des investisseurs variés pour à la fois parer à
d'éventuelles situations d'oligopole et de clientélisme mais
aussi à un éventuel retour du néocolonialisme sous une
forme de «recolonisation déguisée ». En effet, ceci va
permettre d'une part une allocation optimale de ressources ; d'autre part dans
l'état actuel des marges de manoeuvres limitées des Etats
africains sur les marchés financiers, ces entreprises peuvent permettre
des transferts d'expérience (technique), de savoir-faire
(qualification), de connaissances, mais aussi de devises (nécessaire
à une relance économique dans la région). Ces facteurs de
développement endogènes (sans doute parfois
générateurs d'externalités) ont jusqu'ici
été négligés dans les stratégies de
désengagement de l'état en Afrique, en particulier en Afrique
Subsaharienne. L'argument selon lequel il est nécessaire de maintenir
les entreprises dites « stratégiques » peut laisser perplexe.
D'une part quand on connaît la réalité et la signification
actuelles du mot « indépendance» dans la Sous région ;
d'autre part, rien n'interdit à l'Etat en question de garder l'Ïil
sur ces entreprises en limitant sa participation à une minorité
de blocage ou de contrôle.
En outre, si les modalités de privatisations peuvent
être améliorées dans un contexte économique
où notamment le commerce extérieur ne repose plus exclusivement
sur l'avantage comparatif, il serait suicidaire pour les Etats ouest africains
de se contenter de livrer l'appareil de production au privé
espérant que tout ira bien par la suite sans un effort remarquable de
leur côté pour faire avancer les choses. Selon certains
économistes, se serait simplifier la réalité
économique que de lier systématiquement l'efficacité
économique et la concurrence à la structure du capital, comme
pendant la période post-coloniale de l'hymne à la
nationalisation. La concurrence et l'efficacité économique
dépendent en fait de la liberté de prix et de structure du
marché.
Le processus des privatisations est aujourd'hui bloqué
dans de nombreux pays. Au Cameroun et le Kenya le processus est bloqué
de l'intérieur. Dans le cas du Cameroun la presse s'est soulevée
contre le processus de privatisation sans appel d'offre parce qu'elle compare
cette opération à
une «braderie de l'économie nationale ». A la
République Démocratique du Congo (RDC), on note une
stabilité dans le secteur qui rend difficile le processus. Dans cette
situation où les repreneurs se font rares les opérateurs ont
tendance à prendre des procédures de gré à
gré. Les agences de régulation semblent ne pas être
efficaces ce qui fait que les bases de données sont moins abondantes et
moins fiables. Ce manque de base de données augmente par
conséquent le risque de brader des opérateurs. Le cas du Mali
reste exceptionnel dans la mesure où la concurrence a commencé
avant même que la privatisation soit effective. Le Niger enregistre un
échec total. Cependant certaines privatisations sont
considérées de réussites, c'est le cas du
Sénégal.
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