2. Clarification conceptuelle
L'énoncé du problème de même que la
formulation des hypothèses reposent sur des notions et concepts qui,en
raison de la richesse de la langue française, pourraient avoir d'autres
significations que celles qui leurs sont données dans ce mémoire.
Afin de lever toute équivoque, il est donc nécessaire de
définir et d'expliciter les concepts qui constituent l'ossature de notre
recherche, conformément à la prescription de DURKHEIM (DURKHEIM,
1937). Il s'agit des concepts de moralisation de la vie publique, de
corruption, d'environnement et de stratégie qui seront clarifiés
et articulés de façon à rendre explicite le cadre de la
recherche.
Ainsi, la présente étude porte sur les
difficultés liées à la moralisation de la vie
publique au Bénin. Il s'agit donc de mettre en
évidence tous les éléments du contexte social qui
constituent une entrave à la moralisation de
la
vie publique entendue au sens de la
politique globale de l'Etat en matière de la lutte contre la corruption.
La moralisation de la vie publique fut la formule consacrée à la
lutte contre la corruption au Bénin de 1996 à 2006 mais le terme
de lutte anti-corruption1 semble être en
vogue à l'heure actuelle et ceci, depuis la dissolution de la Cellule de
Moralisation de la Vie Publique (CMVP). La moralisation de la vie publique
mobilise donc un certain nombre de personnes et d'institutions qui sont les
acteurs de la lutte contre la corruption qui se définissent par
opposition aux acteurs de la corruption.
La corruption est le concept central de cette
étude en ce sens que toutes les interactions se déploient autour
de lui. Le concept de corruption renvoie à diverses connotations qui ont
toutes en commun d'être associées à une série du
mal, comme l'indique la racine latine corruptio. En raison des objectifs de la
recherche, nous nous en tiendrons à l'acception proposée par De
SARDAN qui postule que les faits de corruption en Afrique doivent être
abordés sous le rapport d'un complexe. Le complexe de
corruption se défini comme: << un ensemble de
pratiques illicites, techniquement distinctes de la corruption mais qui ont
toutes en commun d'être associées à des fonctions
étatiques, paraétatiques ou bureaucratiques, d'être en
contradiction avec l'éthique du «bien public« ou «du
service public«, de permettre des formes illégales
d'enrichissement, et d'user et d'abuser à cette effet de position de
pouvoir » (De SARDAN, 1998).
Outre l'identification des formes élémentaires
et des stratégies de la corruption, cette perspective est
intéressante en ce sens qu'elle envisage les phénomènes
sociaux de corruption et leur environnement comme un ensemble de cercles
concentriques au centre desquels se trouvent les formes
élémentaires de la corruption, insérées dans les
stratégies de corruption pour constituer les pratiques corruptives. Ces
pratiques corruptives sont à leur tour << prises » dans
1 Pour des raisons de commodité, ces deux termes seront
utilisés de façon équivoque.
le fonctionnement routinier des services publics. Il
paraît utile de s'appesantir sur les formes élémentaires de
la corruption mises en exergue par Sardan afin d'éviter toute confusion
ultérieure. Les sept formes élémentaires se
présentent ainsi qu'il suit :
- la commission est une rétribution d'un fonctionnaire
par un usager qui aurait bénéficié d'une exemption ou
d'une remise illicite quelconque grâce à l'intervention du
fonctionnaire. Par cette commission dont le montant est lié à la
nature de la transaction, le fonctionnaire perçoit sa "part" en raison
du "service d'intermédiation" ou du service illégal qu'il a
fourni.
- la gratification ex post est certes proche de la commission
en ce sens que c'est un << cadeau >> fait
délibérément par l'usager suite à un service public
rendu. Cependant la gratification paraît plus légitime aux yeux
des acteurs en ce sens qu'elle s'apparente à un cadeau ordinaire.
Toutefois, son caractère routinier fait plutôt penser qu'il s'agit
d'un pourboire.
- La rétribution indue d'un service public est une
pratique courante dans l'administration publique. Elle réside dans le
fait que les fonctionnaires fassent payer à l'usager, le service qu'il
devrait lui rendre << gratuitement >>. Les fonctionnaires vendent
donc leurs services à l'usager.
- le piston consiste en la dérogation aux
règles en faveur d'un usager qui aurait bénéficié
d'une recommandation d'un collègue, d'un parent ou d'un ami. Le piston
est tributaire du système généralisé de faveurs qui
prévaut en Afrique.
- le tribut ou péage est une extorsion faite à un
usager sans qu'aucun service ou intermédiation ne soit intervenu en sa
faveur.
- la perruque consiste en l'utilisation des locaux ou du
matériel de service à titre privé, soit pendant les heures
de service, soit en dehors des heures de service.
- le détournement quant à lui désigne
l'appropriation de matériels de service. Cette appropriation fait
disparaître l'origine publique dudit matériel.
Le tableau ci-après récapitule les
différentes formes de corruption, leurs catégories juridiques et
la nature des transactions effectuées.
Tableau I: Typologie de la corruption
Formes élémentaires de
la corruption
|
Nature de l'interaction
|
Catégories judiciaires
|
Gratification
|
Transaction spontanée
|
Corruption
|
Commission
|
Transaction négociée
|
Corruption
|
Piston, faveurs, népotisme
|
Transaction spontanée
|
Trafic d'influence
|
Paiement indu ou privatisation de la fonction
|
Transaction négociée ou extorsion
|
Concussion
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Tribu
|
Extorsion
|
Concussion
|
Perruque
|
Appropriation
|
Détournements de biens publics, abus de biens sociaux.
|
Détournement
|
Appropriation
|
Détournement de biens publics, abus de biens sociaux.
|
Source : Jean Pierre Olivier de SARDAN, La corruption
quotidienne en Afrique de l'Ouest, in La corruption au quotidien,Politique
Afrique n°63, Paris, Karthala, 1995,p 17.
La corruption sera donc étudiée sous les
différentes formes qu'elle revêt, qu'il s'agisse de
détournement de deniers publics, d'abus de bien sociaux, du
népotisme ou du rançonnement des usagers de l'administration
publique.
Il s'agira ici de combiner l'approche durkheimienne des faits
sociaux permettant de relever les facteurs sociaux,
c'est-à-dire les élément du contexte
à l'approche stratégique qui permettra de comprendre et
d'analyser les stratégies de contournement de ladite moralisation.
Le concept de Stratégie sera
utilisé dans la perspective de De SARDAN qui emploie indistinctement les
concepts de stratégie et de logique au sujet du fait que : << Dans
tous les cas, les acteurs sociaux concernés ont, face aux ressources,
opportunités et contraintes que constituent un dispositif et ses
interactions avec son environnement, des comportements variés
contrastés, parfois contradictoires qui renvoient non seulement à
des options individuelles mais aussi à des intérêts
différents, à des normes d'évaluation différentes
à des positions << objectives >> différentes
>>(De SARDAN, 1995). Cette définition pour être bien
comprise mérite d'être mise en rapport avec la position de CROZIER
selon laquelle, les normes, règles et principes de fonctionnement d'une
organisation ne sont jamais totalement contraignants au point de démunir
les acteurs qui y appartiennent d'une marge de manoeuvre, aussi petite qu'elle
soit. Autrement dit, tous les acteurs sociaux disposent d'un minimum de pouvoir
et le pouvoir suppose une autonomie relative d'acteurs dotés de
ressources de pouvoirs inégales et déséquilibrées,
mais jamais ou presque totalement démunis, les moins favorisés
ayant au moins << la capacité, non pas théorique mais
réelle, de ne pas faire ce qu'on attend d'eux ou de le faire
différemment >>. Le concept de stratégie occupe une place
centrale dans cette étude en ce sens qu'il s'agit en fin de compte de
décrire et d'analyser les atouts et les ressources mobilisées par
les acteurs de la corruption pour "détourner" le fonctionnement de
l'administration publique de sa mission (mobilisation des ressources à
des fins de développement.) à des fins privatives, rompant ainsi
avec l'étique administrative. Ces atouts et ressources, de même
que le degré de mobilisation possible, définissent << la
capacité stratégique des acteurs >> (CROZIER, 1977). Dans
cette perspective, l'étude s'appesantira sur les interactions
entretenues par les acteurs de la corruption avec ceux de la lutte contre la
corruption ou plus précisément leur rapport avec les
règles, normes et stratégies officielles et formalisées de
lutte contre la corruption.
Le cadre théorique et conceptuel de la recherche ayant
été précisé, il s'impose de définir une
approche méthodologique susceptible d'aider objectivement à la
poursuite de la recherche.
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