2. Les stratégies de contournement
Les relations autour de la corruption nous plongent dans
l'univers des rapports de pouvoirs1. En effet, l'administration
publique est assimilable à une organisation dont le fonctionnement et
les rapports avec l'environnement extérieur sont régis par des
textes et lois. Une telle régulation vise à rendre
prévisible le comportement des agents publics et des usagers afin de
contenir toute tentative de détournement de l'administration de sa
fonction première, celle de la définition de buts collectifs et
de mobilisation de ressources à cet effet. De ce fait, la mission des
organes de contrôle et des ONG revient à veiller au respect et
à l'application de ces textes aussi bien par les agents publics que par
les usagers. Les propos d'un responsable d'une des institutions de la
République en charge de la lutte l'atteste : « Nous sommes dans
un régime de séparation des pouvoirs. Une fois que le travail de
détection a été fait et que le dossier a été
transmis à la justice, ni le gouvernement ni le FONAC n 'ont plus rien
à dire. Nous devons tourner nos regards vers la justice car force doit
rester à la loi »2.
Toutefois, les règles juridiques et administratives
n'ont pas anéanti la marge de manoeuvre des agents publics et des
usagers qui détiennent toujours une capacité stratégique,
c'est-à-dire, qu'il leur est possible de ne pas faire ce qu'on attend
d'eux ou de le faire différemment. Dans la pratique, les acteurs de la
corruption savent se montrer respectueux de la loi tout en la vidant de son
1 La notion de pouvoir diffère de celle de
l'autorité qui est une forme de pouvoir instituée par la loi. Le
pouvoir renvoie à la possibilité pour un acteur de faire en sorte
que le résultat de sa relation avec autrui lui soi moins contraignant.
Cf. Michel CROZIER, L'acteur et le système, Paris, SEUIL, 1977.
2 Jean Baptiste ELIAS, Président de l'Observatoire de
lutte contre la corruption, Deuxième édition de la journée
nationale de lutte contre la corruption, Cotonou, 10 décembre 2007.
contenu quand ils ne la foulent pas impunément aux
pieds. Les stratégies récurrentes de contournement des
réformes et actes anticorruption dans la passation des marchés
publics (en ce qui concerne les dépenses publiques) et dans le secteur
de la douane et des impôts (en ce qui concerne la mobilisation des
ressources) se construisent et se déconstruisent autour de cette
relation de pouvoir.
2.1 Le contournement des règles dans la passation
des marchés publics
Les marchés publics concentrent une grande partie des
dépenses de l'Etat. Si au lendemain des indépendances, la
réglementation dans la passation et l'exécution des
marchés publics était obsolète, elle s'est progressivement
enrichie au lendemain de la Conférence des Forces Vives de la Nation.
Ainsi, l'ordonnance n° 96-04 et le décret n° 2004-565 rendent
obligatoire la passation de marchés publics au-delà des seuils
suivant :
· Trente millions (30000000) de francs CFA pour les
marchés de travaux ;
· Dix millions (10000000) de francs CFA pour les
marchés de service ;
· Dix millions (10000000) de francs CFA pour les
marchés de fourniture.
Trois modes de passation des marchés publics sont
retenus par ces dispositions : le gré à gré,
l'adjudication publique et l'appel d'offres. Il s'agissait d'assurer
l'égalité et l'équité d'accès aux
marchés publics aux entrepreneurs et de garantir une utilisation
optimale des ressources de l'Etat. Dès lors, les acteurs sociaux qui
s'adonnaient aux pratiques de corruption ont dû peaufiner d'autres
stratégies pour contourner cette réforme. Les acteurs
concernés ont su exploiter les interstices de l'Etat. Ainsi, on
dénote de nombreux cas de fragmentation des marchés publics pour
échapper à la passation de marché et attribuer le
marché à un entrepreneur dont on se serait
assuré de la disponibilité à
concéder une commission (de l'ordre de 10 à 20%) sur le
marché. La disposition réglementaire exigeant en la
matière que trois candidats au moins soient consultés est
aisément contournée comme en témoigne les propos de
l'enquêté A., président d'ONG : « Il y a une
société de la place qui passe des commandes à un
entrepreneur ayant 10 entreprises différentes
régulièrement enregistrées. Ce dernier fourni à lui
seul différentes factures et rafle les marchés avec la
complicité du maître d'ouvrage ». A cette stratégie
élémentaire de contournement de la loi s'ajoute des
stratégies plus subtiles lorsqu'il s'agit de passation de marchés
publics. Deux des trois modes définis par la loi sont d'usages
fréquents : le gré à gré et l'appel d'offre. La
corruption dans le cas des marchés de gré à gré
constitue une violation des textes en vigueur sur laquelle l'analyse se
penchera ultérieurement.
L'appel d'offres, à l'instar des autres modes de
passation est exécuté, suivant les seuils de compétences
définis par la loi par la cellule de passation des marchés
publics (organe de passation à la base c'est-à-dire au niveau du
maître d'ouvrage) et par la direction nationale des marchés
publics. Si les procédures dont les principales étapes sont
l'appel public à concurrence, le dépouillement public des offres
et leur jugement suivant des indicateurs précis sont de plus en plus
respectés, le principe de l'équité d'accès aux
marchés publics par les entrepreneurs et l'utilisation optimale des
recettes de l'Etat peine encore à avoir voix au chapitre. En effet, les
données collectées s'accordent sur le fait que plusieurs
entrepreneurs sont prêts à faire des concessions pour
exécuter les marchés publics. Ils se mettent donc en quête
d'alliés au niveau des organes de passation des marchés et y
parviennent, dans certains cas. La stratégie récurrente dans le
cas d'espèce est de renseigner l'entrepreneur sur les items à
prendre en compte lors du dépouillement et sur le montant que l'offre
financière ne saurait excéder. De même, de telles alliances
permettent d'évincer, en cas d'égalité, un autre
entrepreneur qui n'aurait pas
« assuré ses arrières ». Le
témoignage de cet entrepreneur illustre fort bien cet état de
choses : « Il ne m 'a pas été facile de décrocher
ce marché. J'ai dû me faire parrainer par quelqu 'un qui m 'a
recommandé à un membre de l 'organe de passation. Après
que nous ayons discuté, ce dernier m 'a donné des instructions
à suivre pour que mon dossier puisse passer. Il s 'est également
chargé de trouver du soutien pour que le verdict de l 'organe me soit
favorable. Je lui ai donné une commission mais cela ne m 'a pas
gêné dans les travaux », (T. entrepreneur à
Cotonou).
Certes, les entrepreneurs qui avouent s'adonner à de
telles pratiques soutiennent que les commissions versées ne les
empêchent pas d'exécuter les marchés. Mais les nombreux cas
d'abandons de chantiers de construction de bâtiments et les
défauts de qualité dénoncés rendent plausible
l'hypothèse d'un lien de causalité entre la mauvaise
qualité de certains travaux publics et ces commissions
versées.
D'autres stratégies de contournement sont mises en
oeuvre dans le domaine de la mobilisation des ressources de l'Etat à
travers la douane et les impôts. Elles concourent également
à la pérennisation de la corruption au Bénin.
|