1 .6.4.Jeux de théâtre.
Cette section aborde l'événement
théâtral en tant que tel, un spectacle
éphémère ayant lieu dans un lieu précis, durant un
temps donné. Cet aspect occupe, dans le schéma, une situation
particulière : il ne peut se produire sans les trois autres pôles,
mais une fois concrétisé, il peut influencer les trois autres
niveaux et créer de nouvelles conditions de réception.
Prenons le cas d'un spectacle d'avant-garde, non reconnu par
le champ théâtral (cf. la théâtralité en
contexte), il n'est pas soutenu par les aides publiques, et les spectateurs
sont, pour la plupart, étrangers à ce genre de pratiques. Mais si
cet événement est un succès, il sera sans doute
subventionné pour sa prochaine manifestation, reconnu dans le contexte
de théâtralité et intégré dans les pratiques
de jeux culturels.
De plus, les différents contextes que nous avons
décrits n'influencent pas seulement le background du spectacle, ils sont
aussi constamment présents pour l'artiste et le spectateur, durant la
préparation de l'événement et après la
présentation au public, quand l'événement s'est inscrit
lui-même dans le contexte.
Nous soulignons également l'importance de la variable
temporelle : le temps est toujours un facteur important dans le processus de
communication. Dans le cas de l'événement théâtral,
les acteurs possèdent un temps défini pour faire passer leurs
messages aux spectateurs. Quand les acteurs quittent la scène, le
spectacle et le message qu'ils portaient sont terminés.
Willmar Sauter pense qu'au cours de la représentation,
une communication se manifeste entre la salle et la scène, en fonction
de la « présentation » des actions des acteurs sur la
scène. Elles sont à la base de la performance : peu importe le
but de ces actions, elles sont « présentées », pour
quelqu'un, un spectateur qui réagit en percevant ces actions. Ainsi donc
« la perception » est étroitement liée à la
« présentation ».
1.6.4.1. Les niveaux de communication
Willmar Sauter observe ensuite que la communication, qui se
déploie entre la présentation et la perception, est
constituée de trois niveaux : les modes de communication «
sensorielle », « artistique » et « symbolique »
(fictionnelle).
(1) Le niveau sensoriel
Le niveau sensoriel décrit l'interaction entre
artiste(s) et spectateur(s) en tant que relations personnelles. Le spectateur
perçoit la présence physique et mentale de l'acteur et
réagit plus ou moins spontanément, ce qui permet à
l'acteur de sentir la présence de l'audience, son état d'esprit
et sa taille. Tout au long du spectacle, le spectateur apprendra à
connaître l'acteur par sa voix, ses mouvements, son tempérament,
son charisme... .Ces qualités ne sont pas objectives car elles sont
jugées par le spectateur dans son individualité. Communiquer
consiste donc à apprendre à se connaître l'un l'autre
(spectateur - acteur) au niveau des sens. Cette exploitation des sens est
primordiale pour permette la communication, pour établir le contact
entre la scène et l'auditoire. Si cet échange échoue, le
spectateur perd, dans la majorité des cas, son intérêt dans
l'action scénique.
(2) Le niveau artistique
Le niveau de communication artistique permet de distinguer
l'événement théâtral des autres formes de jeux et
activités quotidiennes. Sur le schéma proposé, il se situe
entre le niveau sensoriel et le niveau symbolique (fictionnel) où
l'artiste produit une image de son rôle.
Le niveau artistique témoigne des connaissances
professionnelles et de l'habileté artistique du comédien
(variations de sa voix, mimiques, mouvements...).
Du côté du spectateur, le niveau artistique
consiste en un système de références que l'on nomme la
compétence artistique (Bourdieu : code artistique27), mais
qui n'est pas forcément apprise par l'éducation. Il peut
s'acquérir par l'expérience. L'émotion artistique est en
fait latente dans l'être humain, elle est suscitée par un besoin
d'imiter les choses qui nous touchent. Sur la scène se
révèlent certaines qualités artistiques qui peuvent
être appréciés ou non par l'audience.
A ce niveau apparaît clairement la distinction entre le
critique entraîné et le spectateur de théâtre
occasionnel. Arrêtons-nous un instant sur l'expérience du
connaisseur. Traitant des différences dans la perception des
spectateurs, Pierre Bourdieu affirme que la capacité à formuler
ce qu'il perçoit est « ce qui fait toute la différence entre
le théoricien de l'art et le connaisseur qui est le plus souvent
incapable d`exprimer les principes de ces jugements »28 . Il
reprend également E. Panofsky pour dire que « l'historien de l'art
se distingue du spectateur naïf en ce qu'il est conscient de la situation
». Le fait d'avoir assisté à de nombreuses
représentations crée un système de
références, de points de comparaison et l'habilité
à reconnaître des qualités spécifiques. Le critique
expérimenté a également accès à de nombreux
concepts qui lui permettent non seulement d'exprimer ses observations de
manière appropriée, mais aussi et surtout de nous amener à
prendre conscience des qualités à observer. Des études
empiriques ont montré que le nombre d'observations conscientes
augmentait suivant la fréquence de visites dans les
théâtres.
Cependant, l'appréciation de la qualité n'est pas
seulement une question de compétence. Elle est surtout une question de
goût personnel. Chaque spectateur possède ses
27 BOURDIEU, Pierre: « Elément d'une
théorie sociologique de la perception artistique » dans Revue
Internationale des Sciences Sociales, Vol XX (4), 1968.
28 Ibid. p 653
préférences, ses attitudes et ses habitudes, y
compris des préjugés et un certain immobilisme naturel. Sans
remettre en cause le caractère unique du goût de chacun, W. Sauter
s'en réfère aux études sociologiques, dont celle de Pierre
Bourdieu (évoquée ci-dessus), qui énoncent que le
goût est clairement en relation avec la classe sociale à laquelle
appartient le spectateur.
Pour conclure, nous dirons que le niveau artistique de la
communication théâtrale concerne le style de l'expression
esthétique et les normes, à partir desquelles les expressions
théâtrales et les performances artistiques de l'acteur sont
produites et évaluées. Le but de la communication au niveau
artistique est de créer un autre monde, un monde fictionnel.
(3) Le niveau symbolique
Au départ, Willmar Sauter utilisait le terme «
fictionnel » au lieu de « symbolique ». Au cours de ses
études, le terme « fictionnel » s'est avéré trop
limité car la transformation des actions en différentes
significations ne produit pas systématiquement des fictions, au sens
traditionnel du terme. Le niveau symbolique est en quelque sorte une
conséquence des niveaux précédents car aucune action n'est
symbolique en soi si elle n'est par perçue ainsi par l'observateur. Il
dépend de la communication sensorielle et artistique effective. Cette
remarque permet d'insister une fois de plus sur l'importance de l'interaction
entre présentation et perception.
Pour plus de simplicité, rappelons comme l'ont
évoqué les directeurs de théâtre de la CTE lors d'un
atelier consacré aux modes de fiction, que le théâtre est
un lieu où on fait du faux pour pouvoir montrer le vrai ; alors que la
télévision est un lieu réaliste qui souvent falsifie le
vrai, produit un montage qui permet une non-vérité.
En d'autres termes, pour que la communication
théâtrale puisse avoir lieu, le spectateur doit accepter
l'invitation à entrer dans un monde imaginaire. Alors, les
comédiens convient le spectateur à interpréter la
réalité scénique selon ce qu'elle est censée
représenter. Le spectateur, conscient du caractère «
représentatif » des actions scéniques, accepte l'invitation
et construit son monde imaginaire, sa propre interprétation. Rappelons
qu'un spectacle de théâtre est une interprétation en
chaîne de l'auteur au spectateur : traducteurs, metteurs en scène,
scénographes, acteurs, spectateurs. Les personnages produisent des
actions réelles (s'asseoir, fumer, boire...) ainsi que des actions
feintes (être triste, préparer un complot, se faire arnaquer
stupidement...) qui font partie de la
composition du rôle de l'acteur-interprète. Le
niveau fictionnel de la communication théâtrale décrit ce
que le comédien fait durant la performance pour créer son image
fictive, pour faire avancer l'histoire.
En plus des trois niveaux de communication, le schéma
contient l'adjectif « communicatif » pour insister sur l'objectif de
toutes les actions théâtrales et les réactions
provoquées : communiquer les uns avec les autres. Le sens de l'adjectif
est proche du terme « consensus » utilisé par Jürgen
Habermas29. L'acteur et le spectateur portent leurs actions dans le
consensus de la situation théâtrale.
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