2.3.3. Théâtres d'Europe
De l'avis général, le théâtre est
une pratique qui, pour exister, doit être profondément
ancrée dans le « hic et nunc ». Et pour cause, comme
l'explique Anje Dirks, programmatrice à Zurich, l'attente d'une
population par rapport à une programmation théâtrale varie
considérablement. « Il faut, dit-elle, se demander où on
est, qui sont les voisins, ce qui se passe dans la ville quand on ouvre la
porte et qu'on sort du théâtre, ce qui agite les gens dans cette
ville, quels sujets sont importants selon les endroits »78. De
plus, Boris Grésillon ajoute que « si des artistes font la ville,
la ville elle-même, avec sa forme, son architecture, son
atmosphère et ses habitants divers, fait aussi l'artiste
»79.
Nous pouvons donc déclarer, avec Emmanuel Wallon, que
l'Europe compte « des centaines d'écoles et d'ateliers, de troupes
et de lieux, de salles et de festivals qui constituent un théâtre
à mille plateaux. »80 Chacun s'exprimant et
réalisant son art selon sa culture et son identité nationale ou
régionale.
Il est bien évident que les singularités locales
sont nombreuses et qu'il serait utopique de vouloir les citer toutes dans le
cadre de cette étude. Nous avons tout de même jugé
intéressant de présenter brièvement les principales.
76 SIGURJÓNSSON, Hàvar: « L'art
construit des hommes par des édifices » dans Compte rendu
intégral des débats : Rencontres européennes sur le
thème « A quoi sert un théâtre en Europe ? du 25 au 26
novembre 2006, au théâtre Dijon Bourgogne, CANTARELLA,
Robert, dir. Document non édité, disponible sur simple demande,
vol 2, p 73.
77 WALLON, Emmanuel: « Plateau continental
» dans Études théâtrales :
Europe, scènes peu communes, Centre d'études
théâtrales, Louvain-la-Neuve, N°37, février 2007, p
10.
78 DIRKS, Anje Loc. Cit. p 44.
79 GRESILLON, Boris : « Le
théâtre et la ville, entre fécondation réciproque et
rejet mutuel : les yeux de l'amour et du hasard », dans Compte rendu
intégral des débats : Rencontres européennes sur le
thème « A quoi sert un théâtre en Europe ? du 25 au 26
novembre 2006, au théâtre Dijon Bourgogne, CANTARELLA, Robert,
dir. Document non édité, disponible sur simple demande, vol 2, p
30.
80 WALLON, Emmanuel, Loc. Cit. p 44.
Il est clair qu'en tant que porteuse d'une identité
représentative d'une collectivité culturelle, l'inspiration
dramatique puise sa source dans le patrimoine national. Cependant, la
diversité linguistique en Europe engendre la plus évidente
différenciation entre les « théâtres européens
» portés essentiellement par leur langue.
En effet, J. Lacan affirme que la langue est ce qui structure
l'inconscient. A partir de cette déclaration, Georges Banu reprend Karl
Kraus pour affirmer que « la langue impose au jeu une organisation et un
rythme, se charge d'un passé et renvoie à une condition sociale,
culturelle.... Elle rattache l'acteur à une identité inscrite
dans son architecture comme dans son vocabulaire. »81 Ce qui
n'empêche pas les peuples de vivre des expériences similaires. Les
mêmes valeurs peuvent être partagées à travers
plusieurs langues de structure différente (groupe de langues romanes et
germaniques, par exemple), c'est alors la théâtralité qui
fait passer le message, l'émotion, et la langue devient secondaire, ce
qui permet aux spectacles théâtraux de circuler en Europe.
Cependant, la langue et l'appartenance à une
communauté culturelle influencent, déterminent non seulement une
certaine syntaxe, mais aussi une vision particulière du corps, voire du
monde, de l'imaginaire...ce qui se répercute inévitablement sur
le jeu de l'acteur.
Georges Banu82 considère que se dessinent en
Europe autant de jeux différents qu'il y a de langues83 :
certains jeux sont plus tournés sur le bas du corps, sur le haut....
Cette diversité est une richesse qui ne mène pas à
l'incompréhension. Si Georges Banu affirme que les metteurs en
scène préfèrent, sauf exception, travailler avec des
acteurs appartenant à leur culture, Gisèle Salin, directrice du
théâtre de Giveviez (Fribourg- Suisse) et Mircea Cornisteanu,
directeur du théâtre national de Craiova (Roumanie), qui ont tous
deux dirigé des acteurs appartenant à d'autres cultures,
affirment que c'est une richesse inestimable de confronter sa vision à
celle des autres car on apprend beaucoup au contact des autres et que cela
permet de remettre en cause certaines manières de faire
séculaires, de les améliorer....84
Rappelons ensuite, que l'Europe, comme le théâtre
européen, après la Deuxième Guerre mondiale, a
été profondément marquée par la construction du mur
de Berlin. Cet
81 BANU, Georges: « Vers l'acteur européen
», dans Études théâtrales :
Europe Scènes peu communes, Centre d'études
théâtrales, Louvain-la-Neuve, N°37, février 2007, p
81.
82 BANU, Georges, Ibid. p 79.
83 Même si nous pouvons trouver un
dénominateur commun sur lequel nous reviendrons.
84 Entretiens réalisés à Paris,
au théâtre du Vieux Colombier, le 23 juin 2007
obstacle concret a engendré une séparation nette
et plus ou moins imperméable, entre les pays sous domination communiste
et les autres. Cette bipolarité politique engendre deux styles de
théâtre distincts, donc les marques sont encore perceptibles
aujourd'hui. Comme l'explique Georges Banu, cette fracture « a
entraîné des retombées non seulement sur l'écriture
et les thèmes imposés, sur les options de mise en scène,
mais plus profondément encore, sur le jeu lui-même.
»85 Pour synthétiser86, nous dirons qu'
à l'Ouest, le théâtre est vu comme un divertissement
ludique et léger, alors qu'il est considéré à
l'Est, comme un art utile, tant du point de vue politique que social,
caractérisé par un engagement total de la part de l'auteur et
surtout du comédien. Cet engagement accompagne le jeu de l'acteur de
l'Est qui incarne le combat, pour ou contre l'idéologie en place.
Enfin, concernant les institutions théâtrales, il
existe en Europe différents systèmes structurels qui ont une
incidence certaine sur la circulation des oeuvres. En effet, comme l'explique
Emmanuel Wallon87, si sur tout le continent, on recense l'existence
d'entreprises privées et de troupes indépendantes, le paysage du
théâtre subventionné peut être séparé
de façon approximative avec, au nord-est de l'Europe, des
théâtres possédant une troupe artistique permanente et au
sud-ouest, des théâtres ayant recours à des collaborateurs
extérieurs, occasionnels.
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