2.3.2. La raison du public
Le théâtre en tant que création
ancrée dans le « hic et nunc » est donc
créateur d'identité. Mais au-delà de cette
identité, que nous qualifierons de communautaire, le
théâtre participe également à la construction d'une
identité plus personnelle car il représente sur scène des
personnages issus de plusieurs classes sociales, ayant effectué
différents parcours et en butte à des problèmes plus ou
moins existentiels. Il nous permet dès lors d'apprendre de
nous-mêmes, en nous présentant l'autre. Comme l'explique Gianni
Manzella :
« Le théâtre parle de l'autre, il est
à voir au différent et non au pareil. Le théâtre
nous arrive toujours d'un autre lieu, de très loin. Dans Hamlet, les
comédiens qui arrivent à Elseneur viennent de très loin,
d'un autre lieu que nous ne connaissons pas. Dans la culture occidentale qui
naît avec les Grecs et sur laquelle se fonde notre identité, le
Dieu du théâtre est Dionysos. Mais Dionysos est un Dieu
étranger. Il vient de l'Orient. Il a le visage et le corps
maquillés. Il revêt des vêtements étranges que les
gens d'ordinaire ne portent pas. Dionysos est le Dieu qui amène la
diversité. Depuis les origines, le théâtre met l'homme
devant le problème de la diversité et de l'inconnu, du risque de
la diversité et de l'inconnu. Les Bacchante d'Euripide nous
disent que, dans la rencontre avec Dionysos, l'homme peut mourir.
L'identité est rassurante. La diversité est risquée, mais
vitale. La physique nous dit que s'il n'y a pas de différence, il ne
peut pas y avoir d'échange d'énergie et la mort de l'univers
arrivera quand il n'y aura plus de différence. »63
A notre époque, de nombreux peuples ont immigré
dans un autre pays, une autre région pour des raisons professionnelles,
politiques, culturelles ou personnelles. Le théâtre peut
participer à l'intégration de ces « étrangers, en les
représentant sur la scène de théâtre », en les
intégrant aux personnages joués.
Pour prouver en quoi le théâtre peut jouer un
rôle dans l'unification européenne, dans la prise de conscience
d'une identité européenne, pour montrer que le
théâtre peut être un
dénominateur commun aux Européens, il faut trouver
ce qui sous-tend le théâtre, qui est aussi, comme l'explique
Florence Naugrette64, ce qui procure du plaisir au spectateur.
Le premier théoricien sur l'art dramatique, Aristote,
déclarait que le théâtre, comme les autres arts, se devait
d'être mimétique, une imitation de la réalité. Cette
théorie est toujours respectée par les praticiens. Comme
l'explique Armin Petras : « la matière qui permet de faire du
théâtre, c'est l'apparence, la perception que l'on a du monde. [Le
théâtre] c'est une machine universelle qui avale tout et qui
métamorphose tout. »65 Attention : mimésis ne
signifie pas forcément réalisme ou naturalisme puisque le texte
est porté à la scène avec le principe de
théâtralité.66 Le caractère
mimétique du théâtre n'est pas à démontrer
puisque l'oeuvre théâtrale, quel que soit le courant artistique ou
intellectuel dans lequel elle s'inscrit67, tire toujours son
inspiration de la société dans laquelle vivent ses
créateurs.
Le même Aristote louait le théâtre pour sa
capacité catharsique, c'est-à-dire sa faculté à
expurger le spectateur de ses passions en les représentant sur
scène. Comme l'explique Jarg Pataki, « La forme classique du
théâtre, c'est l'identification du spectateur avec un personnage
afin de vivre virtuellement un conflit et sa résolution positive ou
négative (drame ou comédie). (...) »68 Cette
caractéristique ne fait plus l'unanimité parmi les praticiens.
Ainsi Bertolt Brecht voulait-il briser cette identification grâce
notamment à la distanciation. Pourtant, le but poursuivi est le
même : faire réfléchir le spectateur à ce qu'il voit
sur scène.
64 NAUGRETTE, Florence : Le plaisir du spectateur
de théâtre, Editions Bréal, collection « Le
plaisir partagé », Rosny-sous-Bois Cedex, Paris, 2002.
65 PETRAS, Armin: « Evolution du
théâtre épique de Brecht à Heiner Müller
jusqu'aux recherches contemporaines qui, en Allemagne, continuent à
trouver d'autres formes de théâtre », dans Compte rendu
intégral des débats : Rencontres européennes sur le
thème « A quoi sert un théâtre en Europe ? du 25 au 26
novembre 2006, au théâtre Dijon Bourgogne, CANTARELLA,
Robert, dir. Document non édité, disponible sur simple demande,
vol. 2, p 7 .
66 SAUTER, Willmar et MARTIN, Jacqueline dans
Understanding Theatre, Op. Cit. W. Sauter propose une
échelle de la théâtralité que vous trouverez en
annexe.
67 Réalisme, naturalisme, baroque,
impressionnisme, symbolisme, romantisme, absurde, allégorique
68 PATAKI, Jarg : « Exposé » dans
lors des rencontres européennes : Compte rendu intégral des
débats : Rencontres européennes sur le thème « A quoi
sert un théâtre en Europe ? du 25 au 26 novembre 2006, au
théâtre Dijon Bourgogne, CANTARELLA, Robert, dir. Document
non édité, disponible sur simple demande, vol. 2, p 10.
De ce point de vue, nous rejoignons ici, quelques
théoriciens, dont Willmar Sauter, qui considère que le
théâtre est un moyen de communication69. Il
considère que quelque chose est transmis par un émetteur (les
comédiens interprétant le texte) vers un récepteur (le
public)70. Il ajoute que le « message » est transmis selon
un code précis que le public doit maîtriser.
Ce que nous nommons « message » n'est pas
forcément un message moral71 ou éducatif72,
il peut simplement s'agir d'une histoire ou d'une situation particulière
racontées au public, dont il retient certains éléments. Le
créateur organise son texte et sa mise en scène en fonction de ce
qu'il veut faire passer.
Ainsi comme le présente Marie-José Mondazain :
le théâtre est « la mise en scène de la caverne
elle-même revisitée par Aristote (...) qui énonce que c'est
dans le théâtre d'ombre que se joue non pas la
vérité contre l'erreur, ni l'être contre le non-être,
mais la vérité en termes de fiction partagée. »73
Au vu de ces considérations, nous pouvons affirmer que
le théâtre possède un rôle important74
à jouer dans la société tant d'un point de vue
social75 que politique. Concernant le rôle politique que le
théâtre peut jouer dans la diffusion des idées, nous nous
attarderons
69Le théâtre est donc
considéré comme un procédé de communication, sans
pour autant l'assimiler aux médias traditionnels car il prend place ici
et maintenant. (Cette idée est développée dans «
Eventness » de Willmar Sauter)
70 Certains, comme Anne-Marie Gourdon, rejettent
cette idée car, dit-elle, la communication se fait à sens unique.
Ses opposants lui répondent que la réaction du public se
réalise de manière non verbale durant la performance et par les
applaudissements à la fin du spectacle.
71 Le théâtre, à travers ses
« dialogues et les situations qu'il présente, a le moyen de
transmettre des messages moraux, au sens large et au sens schillérien,
d'éduquer le spectateur en lui donnant la possibilité de la
compassion ». (Jarg Pataki, Loc. Cit, p 11)
72 Cette aptitude communicationnelle est
rejetée par Anja Dirks pour qui : « le théâtre
n'est pas un lieu didactique. Nous ne sommes pas là pour éduquer
les gens mais pour leur faire vivre des choses improbables et se réjouir
de ce qui ne sert pas toute suite à quelque chose. » (DIRKS,
Anje : « La périphérie au centre ou un théâtre
est le lieu de quel public ? » Compte rendu intégral des
débats : Rencontres européennes sur le thème « A quoi
sert un théâtre en Europe ? du 25 au 26 novembre 2006, au
théâtre Dijon Bourgogne, CANTARELLA, Robert, dir. Document
non édité, disponible sur simple demande, vol. 2, p 47).
73 Marie-José Mondazain. Loc. cit.
74 « Le théâtre produit de l'humanité
parce que l'homme en a un besoin inhérent et parce que le
théâtre a une place dans la société qui lui impute
ce rôle de produire constamment de l'humanité.» (Armin
Petras, Loc. cit. p 7)
75 Pour Luk Perceval, au théâtre, tout
le monde doit pouvoir y avoir une expérience. Nous avons besoin d'
« un théâtre qui (...) essaie d'apaiser tous les conflits
existant dans la société pour apporter sa contribution à
l'équilibre qui est recherché par cette même
société, qui, en aucun cas, ne cherche à se
détourner de cet objectif et qui n'est pas régi par la loi de la
jungle. » (PERCEVAL, Luk : « Le besoin de théâtre
» dans Compte rendu intégral des débats : Rencontres
européennes sur le thème « A quoi sert un
théâtre en Europe ? du 25 au 26 novembre 2006, au
théâtre Dijon Bourgogne, CANTARELLA, Robert, dir. Document
non édité, disponible sur simple demande, vol 2, p 17).
un instant sur le rôle que le théâtre peut
jouer dans la création d'une nation, d'une culture nationale....
Partant, Hàvar Sigurjónsson considère l'art comme une
« déclaration constante d'indépendance »76.
En effet, comme l'explique Emmanuel Wallon77, dans le courant du
XIXème siècle, le théâtre a joué un grand
rôle dans la création des nations européennes
indépendantes, participant d'une part à la « construction de
leur unité » et d'autre part, à « l'affirmation de leur
identité ».
|