2.3.4. Théâtre européen
À la lecture de ce qui précède, nous
pourrions conclure que l'existence d'un « théâtre
européen » est un espoir illusoire, en raison, principalement de la
diversité linguistique européenne, de la diversité
culturelle. Pourtant, nous posons avec Emmanuel Wallon l'hypothèse qu'un
théâtre européen existe ou peut exister : un «
théâtre multipolaire, bruissant de toutes ses langues
»88 . La formule de Denis de Rougemont (alors directeur du
Centre européen de la culture) « Uni dans la diversité
»89 s'applique également au théâtre,
85 BANU, Georges, Loc. Cit. p 80.
86 Le théâtre engagé et utile
n'est pas l'apanage de l'Est. Cependant durant la période communiste de
l'Est, ce théâtre utile est le seul qui se soit
développé alors qu'à l'Ouest, la société
évoluant, le théâtre s'est adapté au besoin de
divertissement demandé par la population.
87 WALLON, Emmanuel, Loc. Cit. p 10.
88 Ibid. p 15.
89 AUTISSIER, Anne-Marie : L'Europe de la
culture : histoire(s) et enjeux, Editions Babel Maison des cultures du
monde, collection « internationale de l'imaginaire », nouvelle
série, numéro 19, Paris, 2000, p 27. Citation issue de
l'étude de Denis de Rougemont : Vingt-huit siècles d'Europe
ou la Conscience européenne à travers les textes d'Hésiode
à nos jours (1961).
car, nous le verrons dans cette section, il est possible
d'exposer certaines caractéristiques communes à tous les
théâtres d'Europe, permettant la circulation du
théâtre sur l'ensemble du contient.
Comme l'explique Emmanuel Wallon, « les historiens et les
critiques conviennent qu'un genre européen se distingue bel et bien au
sein de l'espèce dramatique »90 surtout, si on le
compare aux formes dramatiques issues des civilisations orientales ou
africaines ou encore américaines.
Le théâtre européen « se
caractérise à la fois par le primat du texte et par
l'éminence de la mise en scène, par l'importance qu'y revêt
la psychologie, y compris quand elle ne doit plus guider le jeu de l'acteur.
L'exigence du sens y demeure puissante. Il n'abdique qu'à contrecoeur
son ambition de hisser la raison en scène, même lorsqu'il prend
ses distances par rapport à la littérature pour ébaucher
de nouvelles alliances avec la musique, la danse, le mime, le cirque, le
cinéma ou la vidéo, qu'il fait irruption en pleine ville pour
prodiguer ses artifices et promener ses machines, qu'il s'affranchit du souci
de narrer et des rythmes du dialogue, qu'il se fait témoin de la
déréliction de la cité et des déchirements de
l'humanité au lieu d'illustrer un ordre harmonieux. »91
Cependant, « ces caractéristiques politiques et
esthétiques » ne suffisent pas à forger une «
identité » du théâtre européen qui
dépasserait celle du théâtre national. Georges Banu
considère que ces « fondamentaux indéfectibles
»92 sont indéniablement la source d'une «
idée » européenne du théâtre qui, selon lui,
existe sans aucun doute bien que « constituée dans le temps et
déclinée géographiquement »93. Cependant,
il affirme que la particularité européenne est que ces
caractéristiques soient périodiquement mises à distance ou
métamorphosées. Pour illustrer son propos, il parle de la crise
du personnage, de celle de la fable. Du point de vue de la forme, il met en
exergue « l'existence d'un modèle de liberté qui a comme
préalable l'inexistence des formes scéniques immuables, elles
sont à réinventer, à ré-imaginer chaque fois
»94
De l'avis de Rudolf Rach95, il faut chercher la
caractéristique du théâtre européen et sa
capacité transfrontalière96 dans le fait que nos
représentations se focalisent sur l'humain.
90 WALLON, Emmanuel, Loc. Cit. p 13
91 Ibid.
92 Ibid.
93BANU, Georges, Loc. Cit., p 78.
94 Ibid.
95 RACH, Rudolf, Loc. Cit. p 35- 36.
Cette affirmation a pour corollaire la primauté de
l'acteur qui reflète sur scène les conditions humaines. Il
considère que ce principe est issu du concept
judéo-chrétien de l'être humain et de son existence sur
terre, même si elle a aujourd'hui évolué vers le
positivisme.
Georges Lavaudant97, se base également sur
le statut de l'acteur pour développer la caractéristique du
théâtre européen par rapport aux sociétés
asiatiques ou africaines. Il désigne un acteur individualisé et
formé de manière professionnelle en Europe pour un acteur en tant
qu'entité collective, porté au métier par la dynastie
familiale en Asie et en Afrique.
Georges Banu98 considère l'existence d'un
acteur européen d'un point de vue beaucoup plus précis. Il
rapporte, en effet, qu'à travers les différents programmes
d'enseignement de l'art de l'acteur, nous pouvons retrouver les enseignements
du système stanislavskien augmenté de diverses disciplines de
formation qui varient en fonction des écoles. Ainsi donc « Au moins
sur le papier ! (...) nous devons admettre l'existence d'un dénominateur
commun comme préalable de l'enseignement européen.
»99 Cet aspect se précise, selon Chantal
Boiron100 qui explique qu'aujourd'hui, avec l'entrée dans le
système universitaire de nombreuses écoles d'art dramatique,
leurs étudiants ont la possibilité de suivre des cours dans le
cadre du programme Erasmus dans un autre pays101.
Pour clore ce débat sur les caractéristiques
communes, rappelons simplement qu'au cours des siècles, les peuples
européens ont été soumis à de nombreuses influences
communes : des grands courants artistiques (par exemples, humanisme,
romantisme), des
96 Bien que l'art théâtral, nous le
rappelons encore, soit à l'origine ancré véritablement
dans le local, par l'utilisation de sa langue propre.
97LAVAUDANT, Georges : « Odéon -
théâtre de l'Europe », dans Compte rendu intégral
des débats : Rencontres européennes sur le thème « A
quoi sert un théâtre en Europe ? du 25 au 26 novembre 2006, au
théâtre Dijon Bourgogne, CANTARELLA, Robert, dir. Document
non édité, disponible sur simple demande, vol 2, p 58.
98 BANU, Georges, Loc. Cit. ,p 79.
99Ibid.
100 BOIRON, Chantal : « La formation des acteurs
européens en mutation », dans Études
théâtrales : Europe Scènes peu communes, Centre
d'études théâtrales, Louvain-la-Neuve, N°37,
février 2007, p 85- 89.
101 Chantal Boiron (Ibid.) précise que les
ex-pays de l'Est sont beaucoup plus ouverts aux autres pays (majoritairement
occidentaux) et que les acteurs doivent y choisir une langue
étrangère d'enseignement (souvent l'anglais) ce qui n'est pas du
tout le cas chez nous, en Occident. Pourtant le fait de participer à un
projet Erasmus n'est pas toujours bien vu par les enseignants des écoles
d'art dramatique qui considèrent que l'apprentissage du comédien
doit se réaliser avec un seul maître.
grands mythes (Don Juan/Roméo Juliette /Orphée
Eurydice, par exemples), des résonances historiques qui ont sans doute
influencé le théâtre européen dans ses thèmes
communs102. Disons encore que depuis l'Antiquité, les pays
européens ont été occupés par les Romains, les
Germains.... qui tous ont légué des valeurs ou des techniques,
intériorisées.
Cependant, nous devons rappeler que ces sources communes ont
toujours été adaptées, intégrées dans
l'identité nationale. En effet, comme le précisent
Hélène Ahrweiler et Maurice Aymard si « échanges et
croisements sont permanents (...), l'Europe est aussi faite de chronologie et
de rythmes différents qui expriment des contextes historiques distincts
»103 et des conditions culturelles particulières. Et
pour cause : l'Europe est constituée de nombreux peuples parlant
diverses langues, possédant une mémoire et un imaginaire
distincts. Ces différentes cultures peuvent être
subdivisées en fonction de l'origine des langues nationales, de la
proximité géographique des territoires (jamais très
éloignés en Europe)... qui leur confèrent une certaine
communauté d'histoire... .Demeurent des valeurs communes « au coeur
de celle-ci, l'Homme et la Liberté constituent des horizons
éthiques à l'aune desquels il est possible de lire toute notre
histoire. Incarnées d'autant de manières qu'il y a de peuples et
de sensibilités, ces idées forment la trame unique du tissu
européen.104 »
Or, ces influences communes évoquées plus haut
se transmettent aisément. « Les gens de théâtre ont,
depuis longtemps, dessiné les contours d'un nomadisme européen
»105. Ils sont invités, par un ami ou un admirateur,
à produire un spectacle dans une autre institution, dans un autre
pays.... depuis toujours. Actuellement, l'artiste peut également
solliciter les aides nationales ou régionales et participer, par
exemple, à l'organisation de « saisons culturelles », au
renforcement de relations bilatérales, à la diffusion des textes,
à leurs traductions... S'ajoutent à ces options la demande d'une
subvention européenne ou encore l'adhésion à un
réseau qui présentent souvent l'avantage de combiner toutes les
options précédentes.
102 Pour parler de communauté d'histoire, nous pouvons
citer par exemple, les invasions barbares, les multiples révolutions
nationales et guerres dont les deux guerres mondiales mais aussi les guerres de
religions, la chasse aux sorcières, dont nous avons tous subi les
conséquences.
103 AHRWEILER, Hélène et AYMARD, Maurice, dir.
2000. Référence citée par AUTISSISER, Anne-Marie dans
L'Europe de la culture : histoire(s) et enjeux, Op. Cit. p
27.
104 PIRE, Jean- Miguel, Op. Cit. 7.
105 AUTISSIER, Anne -Marie Autissier : « Un
théâtre sans commissaires », Loc. Cit., pp
119-120.
|