Première partie : CADRE THEORIQUE ET
CONCEPTUEL Introduction
Les événements traumatiques que traversent les
groupes, les civilisations et les cultures façonnent leur
destinée et influencent irrémédiablement le type de
désordres psychiques que présentent les populations
touchées par de telles catastrophes. En Afrique et au Rwanda en
particulier, comme nous allons tanter de le prouver au cours de ce travail, la
culture détermine la santé mentale individuelle et communautaire;
la culture code donc l'appareil psychique. En effet, c'est elle qui trace des
balises et détermine les critères de « normalité
», de santé ou de maladie mentale.
Nous voudrions cadrer notre travail dans une logique
éthnopsychiatrique. Nous entendons avec M-R. MORO et T. NATHAN
l'Ethnopsychiatrie comme « La pratique de la psychiatrie réservant
une part égale à la dimension culturelle du désordre et de
sa prise en charge et l'analyse des fonctionnements psychiques » (1985,
p.423). Nos postulats et hypothèses de travail s'inscrivent dans cette
perspective.
Cette partie intitulée cadre théorique et
conceptuel est une compilation de textes de grands chercheurs dans ce domaine
que nous avons enrichi par nos commentaires et observations. Toujours dans le
souci de mettre à l'épreuve nos hypothèses de recherche,
nous avons choisi des recherches déjà faites ailleurs en Afrique
et au Rwanda, qui servent de soubassement aux idées que nous
avançons. La charpente de cette partie répond à cette
exigence. Le l er chapitre est consacré à une large
théorie sur la culture, et sur la culture Rwandaise en particulier. Le
second porte sur le traumatisme psychique. Le dernier chapitre du cadre
théorique est une discussion sur la culture et les maladies mentales ;
elle s'achève par l'esquisse d'une compréhension du PTSD à
partir des théories Rwandaises et africaines de la maladie mentale. Une
synthèse faisant office de modèle d'analyse clôture la
revue de la littérature .
Chapitre I. THEORIE SUR LA NOTION DE CULTURE
1.0. Introduction
La complexité et la diversité de la notion de
culture sont incontestables. Elles semblent être les sources principales
de la difficulté d'une action culturelle intégrée et
efficace. En effet, le concept de culture qui est en circulation dans les
média, dans les discours politiques, dans le langage populaire et dans
le monde scientifique prête souvent à confusion.
Il est souvent confondu individuellement avec les
manifestations culturelles; les traditions orales, des fois aux beaux-arts,
à tout ce qui se rapporte au passé, etc. Pour mieux cerner cette
notion, dans le présent chapitre, nous brossons les différentes
conceptions de la culture avant d'en déduire une définition. Nous
nous attardons sur la culture Rwandaise et parlons en long et en large de ses
composantes majeures et de ses caractéristiques.
Avant de clôturer le chapitre en parlant du processus
évolutif qu'a connu la culture Rwandaise, nous parlons de ce qui donne
sens à la vie des Rwandais selon la philosophie et la psychologie
Rwandaises.
1.1. Les conceptions de la cultur
1.1. a. La conception humaniste
Culture est un terme ambigu qui se réfère tout
d'abord à une conception humaniste de l'homme; elle est définie
comme : « Le développement particulier de certaines expressions de
l'activité humaine considérées comme supérieures
à d'autres : on dira d'un individu qu'il a de la culture pour
désigner une personne ayant développé ses facultés
intellectuelles et son niveau d'instruction. Dans ce sens, la notion de culture
se réfère à la culture de l'âme ('Cultura animi',
Cicéron) pour reprendre le sens original du terme latin 'cultura' qui
désignait la culture de la terre ». (G.N. FISCHER, 1990, p4).
Au second niveau, la culture englobe l'idée de
raffinement. On dira que quelqu'un est cultivé s'il possède de
bonnes manières, signes d'une élévation de l'esprit :
« Culture is the training and raffinement of mind » (HOBBES, 1958).
La culture intègre sur ce plan un savoir qui traduit la bonne
socialisation d'un individu .
C'est l'anthropologie qui donnera à la notion de
culture une signification nouvelle pour désigner non plus les
qualités personnelles à connotation humaniste, mais « des
manières d'être en société qui varient selon les
groupes et sont notamment déterminées par des valeurs, des usages
et des représentations qui leur sont propres ». (G.N FISCHER, 1990,
p.4).
1.1. b. La conception anthropologiste.
C'est à TAYLOR (1964) cité par G.N FISCHER.
(1990, p.5) que nous devons une des premières définitions de la
culture selon l'approche anthropologique. Il écrit : «La culture ou
civilisation prise dans son sens ethnologique large est cet ensemble complexe
englobant les connaissances, les croyances, les arts, la morale, les lois, les
coutumes ainsi que les autres capacités et habitudes acquises par
l'homme en tant que membre d'une société ».
MALINOWSKI, à partir de son expérience dans les
îles Trobriandaises propose une conception presque similaire. Nous
préférons pourtant celle de LINTON (1945,1968) qui montre que la
culture est une totalité qui concerne l'ensemble des manières de
vivre caractéristiques d'une société particulière.
Il montre que la culture détermine les types de personnalité dont
les expressions sont communes aux membres d'un groupe dans la mesure où
les différents comportements sont organisés dans un ensemble
modelé. Pour Linton donc «La culture et la configuration des
comportements appris dont les éléments composants sont
partagés et transmis par les membres d'une société
donnée ». (LINTON, 1945).
1.1. c. La conception sociologique
Durkheim qui n'utilise pas le concept de culture donne
à l'idée d'« activité sociale » le même
contenu que celui que les anthropologues donnent à celle de culture :
«l'activité sociale comporte les manières d'agir de penser
et de sentir extérieures à l'individu et dotées d'un
pouvoir de coercition qui s'impose à lui ». (E. DURKHEIM, 1978).
Pour lui, la culture est à concevoir comme le
progrès intellectuel et social de l'homme en général, des
collectivités, de l'humanité. Cette conception sera reprise par
la sociologue américaine MERTON en 1940 qui définit la culture
comme «l'ensemble des moyens collectifs dont dispose l'homme (ou la
société) pour contrôler et manipuler le milieu dans lequel
il vit ». (MERTON, 1940. cité par G.N FISCHER idem, p.7).
1.1.d. La conception psychanalytique
FREUD (1938) a donné à la notion de culture une
définition qui l'apparente à celle du Surmoi. «La culture
humaine (...) comprend d'une part tout le savoir et le pouvoir acquis par les
hommes pour maîtriser les forces de la nature, d'autre part, toutes les
organisations nécessaires pour régler les relations entre eux
» .
Dans cette perspective, la culture se traduit par les diverses
formes d'interdictions, qui s'établissent, notamment par rapport aux
pulsions de mort ou de vie.
Sur un autre plan, la culture exerce un rôle de
protection: d'une part contre les dangers et les forces de la nature, d'autre
part, contre la fragilité de l'homme. A cet égard, un des
éléments essentiels parait être, selon Freud, la religion;
qui place les individus sous la protection bienveillante d'une providence
fournissant par là --même un élément de consolation
essentiel à la détresse humaine. Pour la psychanalyse, la culture
apparaît ainsi à la fois comme un élément de
maîtrise de la nature et du destin, en proposant un certain nombre de
moyens pour se défendre contre les dangers et les menaces.
1.2. Vers une définition de la cultur
Il est de mise de parler de la culture un peu partout et
à tout propos. Or, la notion de culture est l'une des plus vastes qui
soient dans le domaine des sciences sociales et l'une des moins bien
définies. Des dizaines de définitions qui se sont
présentées dans le parcours de notre vaste bibliographie sur la
culture, nous en retenons deux : La première parce qu'elle tire ses
origines dans la sociologie et admise par beaucoup de sociologues, la seconde
parce qu'elle donne le contenu, les fonctions de la culture et qu'elle est
admise par biens de psychologues cliniciens dont Evelyne SECHAUD (1999).
La première définition nous est proposée
par G. N. FISCHER (1990, p.8) : «La culture est l'ensemble des
modalités de l'expérience sociale, construites sur des savoirs
appris et organisés comme des systèmes de signes à
l'intérieur d'une communication sociale qui fournit aux membres d'un
groupe un répertoire et constitue un modèle de significations
socialement partagées, leur permettant de se comporter et d'agir de
façon adaptée au sein d'une société ».
La seconde nous vient de J.P. MARTINON dans
l'Encyclopédia Universalis s'appuyant sur KROEBER& KLUCKOHN (1952)
qui utilise le concept de culture aussi bien pour décrire «Les
coutumes, les croyances, la langue, les idées, les goûts
esthétiques et la connaissance technique que l'organisation de
l'environnement total de l'homme, c. à -d la culture matérielle,
les outils, l'habitat et plus généralement tout l'ensemble
technologique transmissible régulant les rapports et les comportements
d'un groupe social avec l'environnement ». (1965) .
1.3. Les fonctions de la cultur
La culture remplie plusieurs fonctions psychosociales qui sont
parfois distinctes et plus fondamentales que celles des autres institutions;
car elles concernent une société dans son ensemble.
Une première fonction de la culture consiste à
identifier ses membres à travers les manières de penser et de
vivre qui leur sont communes et qui en conséquence, leur
confèrent une identité collective.
La seconde fonction de la culture est de proposer à une
société des modèles, c.-à-d. des matériaux
à partir desquels elle construit ses modes de vie, en établissant
les canaux qui ont présidé à son organisation comme des
cadres qui façonnent les conduites de chacun.
Enfin, toute culture façonne la personnalité en
lui imprimant des façons de se comporter, en orientant ses goûts,
en lui dictant des préférences pour certains objets et une
indifférence ou un rejet pour d'autres, etc. Dans ce sens, la culture
apparaît comme la traduction de tous les faits et gestes, modulés
par des codes sociaux en univers cognitifs qui déterminent les modes de
communication (pathologique ou saine), les formes de reconnaissance des
intérêts ou divergences et constitue ainsi une manière de
vivre en société.
La culture donne donc une grande cohérence aux
conduites des individus, en leur « conférant une
personnalité de base constituée par l'ensemble des
éléments culturels qui vont façonner les traits de
personnalité de chacun ». (KARDINER, 1939 cité par G.N
FISCHER idem p.15). Ainsi, ses composantes principales sont des systèmes
de pensée en vertu desquels chacun agit sur la réalité;
les systèmes de défense qui sont l'ensemble des moyens
institutionnels permettant de résister aux angoisses crées par
les frustrations de la réalité, le surmoi qui définit la
tendance à être reconnu par les autres ; les attitudes
religieuses, etc.
En conséquence, la culture a pour fonction de dynamiser
les conduites de l'homme à travers le support cognitif et affectif
qu'elle lui fournit. Elle est, somme toute, le déterminant principal de
la santé et la maladie mentale des membres de la société
et de la communauté toute entière .
1.4. A propos de la culture Rwandais
Dans l'avant propos de son fameux ouvrages Les sacrifices
humains antiques et le mythe christologique, B. MANIRAGABA écrit :
« Aucune culture n'est supérieure à une autre. Ce principe
doit désormais présider à toutes les relations entre les
hommes de différentes cultures. » (1983, p.3).
Ceci renforce l'idée que nous avons déjà
émise que la culture est universelle mais pas une, que toutes les
cultures sont égales et qu'il n'y a pas de « culture » et de
«sous- culture ». Ce qu'il y a, qui fait la différence des
peuples, c'est la manifestation de ces manières d'être, d'agir et
de penser propres à un groupe donné dans une logique, un lieu, un
espace et une époque déterminés. La culture s'exprime dans
chaque communauté humaine à travers la diversité infinie
des actes et des échanges par lesquels les hommes donnent un sens
à leur vie et s'inscrivent dans l'histoire. Dans les paragraphes qui
suivent, nous procédons à l'analyse de la culture Rwandaise, son
contenu, son évolution etc. en lumière des théories et
travaux déjà existant sur ce sujet.
1.4.1. Contenu et composantes de la culture Rwandaise.
La culture Rwandaise a plusieurs composantes qui sont propres
aux Rwandais, les caractérisent et les distinguent des autres. Nous
citons quelques-unes: attitudes, valeurs, croyances, rites et
cérémonies, capacité de créativité,
d'innovation et d'invention, mode de vie et coutumes, modes de pensée,
sciences, technologie, langue et littérature, art, loisirs et folklore,
mythes et symboles, histoire, la production et la distribution des biens
matériels, etc.
B. MANIRAGABA termine son exposé sur la culture
Rwandaise et ses composantes en montrant les attributs principaux d'un
«Rwandais de culture ». Il s'agit d' Ubupfura (noblesse, grandeur
d'âme ou de caractère, noblesse morale), Uburere bwiza
(éducation, bonne moeurs), Ubunyangamugayo
(sagesse-intégrité), Ubudahemuka (fidelité),
Ubugabo(courage, bravoure), etc. qui devraient caractériser tout
Rwandais qualifié d'intégré dans sa culture et en harmonie
avec cette dernière .
Après avoir inventorié ces éléments
composant la culture, il y a lieu de mettre au clair les quatre regroupements
des composantes principales de toute culture :
· Une composante matérielle formée par les
outils et les techniques de production : la culture matérielle,
· Une composante sociale constituée par
l'ensemble des relations sociales, visant à assurer à la fois la
reproduction et la subsistance des membres de la société
Rwandaise ainsi que la coordination de ses activités,
· Une composante normative établie à partir
des règles qui régissent le fonctionnement de la vie
collective,
· Et une composante symbolique caractérisée
par les croyances et les représentations.
1.4.2. Ce qui donne "sens" à la vie des Rwandais
Pour aborder ce paragraphe, nous nous proposons de parler de
la philosophie Rwandaise de l'Etre à travers les oeuvres de deux grands
penseurs et écrivains Rwandais : A. KAGAME et B. MANIRAGABA. Quoique que
n'ayant pas exprimé avec les mêmes concepts leurs idées, il
est clair qu'ils se complètent et parlent d'une même
réalité : ce qui donne sens à la vie des Rwandais, ce que
poursuit le Rwandais dans son existence, la fin ultime du Rwandais, etc.
1.4.2. a. La pensée de B. MANIRAGABA sur le sens de
l'existenc et la finalité du Rwandais.
Dans une dissertation sur la conscience morale des Rwandais
(Umutima mbonezamuco) qui pour B. MANIRAGABA « est ce qui prescrit
à quelqu'un de faire du bien et l'interdit de faire du mal »(1987,
p.58), cet auteur commence par montrer la nécessité de fouiller
pour établir l'idéal d'existence, de bien - être
intégral que poursuit tout Rwandais. Il le résume en quatre
concepts : Kubaho (exister, vivre) kubyara(enfanter) gutunga (posséder)
et gutunganirwa (vivre heureux, tranquille en paix, dans la
prospérité).
Pour étayer son postulat, il cite M. d'HERTEFELT et A.
COUPEZ dans leur ouvrage: «La royauté sacrée de l'ancien
Rwanda; texte, traduction et commentaire de son rituel» (1964). Il montre
un certain nombre de voeux de bonheur à l'intention des hommes, femmes,
enfants, vaches, Roi et le Rwanda en général .
Il s'agit de huit éléments suivants que nous
avons traduit en Français :
· Guhora ari isugi (rester immaculée, sans souillure
morale, sans avoir perdu un membre de sa famille)
· Guhorana amata(avoir toujours du lait, demeurer
prospère)
· Guhorana inturire n'ubuki (avoir toujours ce qui a bon
goût)
· Guhorana ubuhoro(avoir toujours de la quiétude)
· Guhorana imbuto (avoir toujours de la
progéniture)
· Kugira umutima (être de bon Coeur, de bons
sentiments, avoir de la bonté)
· Kuba umurame (demeurer vivace, jouir d'une longue vie)
· Guhorana Imana (ku byerekeye umwami: rester
sacré)
Dans la pensée philosophique Rwandaise, quand une
personne réunit ces quatre éléments, qu'il vieillit et
meurt bien, entouré des siens, on dit qu'il trépasse
(atabarutse). Dans la vie de l'au delà il sera considéré
comme parent (umubyeyi) ancêtre (umukurambere) et non comme défunt
(umuzimu) ; il recevra igicumbi (siège réservé au seul
maître de maison) et n'est jamais oublié, plutôt
honoré.
1.4.2.b. La pensée d' A. KAGAME sur le sens de
l'existence et la finalité du Rwandais.
Les idées d'A. KAGAME se retrouvent exposées
surtout dans deux de ses ouvrages : La philosophie bantu- Rwandaise de
l'être (1956) et La philosophie bantu comparée (1976). Dans les
lignes qui suivent, il est question d'un bref exposé reflétant
cette pensée, s'appuyant sur ces deux ouvrages mais aussi sur l'ouvrage
écrit après KAGAME : Les perspectives de la pensée
philosophique bantu- Rwandaise après A. KAGAME , par B. MANIRAGABA
(1985).
A. KAGAME reconnaît l'universalité de la culture
humaine : « culture de l'homme comme être doué de
l'intellection et de la volition» mais n'ignore pas la
particularité de chaque peuple. Il écrit par exemple : «
chaque culture doit avoir un système régional de son expression
philosophique, mais ce système est appliqué à un
problème universel qui ne se limite pas à telle culture ou telle
autre en particulier mais s'étend à tout ce qui est homme ou
être doué de l'intelligence » (1956, p.79) .
A. KAGAME montre que l'homme a été crée
pour servir et se servir des autres
créatures et fait une double conclusion sous forme de
principes métaphysiques :
« Les facultés spécifiques de l'homme
étant l'intelligence et la volonté dont les actes respectifs sont
l'intellection et la volition (l'amour), l'homme a été
créé pour connaître et pour aimer.
· Comme les êtres obvis de l'univers sont en fin de
compte des tableaux explicatifs de la nature de leur Créateur, l'homme a
été créé pour connaître et aimer Dieu ».
[Qui s'observe à travers l'homme qu'il a créé en son image
ajouterions- nous]. A. KAGAME prend un temps suffisant pour expliquer les
états de vie. Il évoque les
notions d'abazima (hommes vivants), abazimu (hommes
défunts), roho (âme) etc. et passe au
problème de la fin ultime de l'homme en philosophie bantu
Rwandaise.
Concernant le pourquoi de l'« exister »de l'homme,
A. KAGAME écrit : «Notre philosophie connaît certes le
problème de l'immortalité et de l'éternité des
esprits résolus et admis de vielle date. Or, cet «exister sans -fin
» dont le Rwandais se sent le désir inné doit être
incarné dans la réalité actuelle, comme les autres
principes métaphysiques... ».
Ainsi, d'après lui, le plus grand bien que l'«
existant vivant» puisse désirer étant la continuation sans
fin de son «exister» qui permet la jouissance des autres biens, le
Rwandais conscient de la nécessité de devoir mourir un jour, a
adapté ce désir de l'exister- sans- fin à la
possibilité qu'a l'homme de se survivre dans la descendance. A. KAGAME
cite un parmi de nombreux dictons sur ce sujet : `Indishyi y'urupfu ni
ukubyara' (le contre- poids de la mort c'est engendrer). De plus, cette
philosophie est basée sur l'observation de la structure complète
de l'homme qui est l'homme et femme et donc orientée vers la
perpétuation par génération. Il conclut donc que le «
but, la fin des deux sexes est la réalisation de la fin ultime de
l'existant vivant d'intelligence ». (Idem, p.370-371) .
Passant à ce qu'il appelle «La formulation
culturelle de la fin ultime de l'homme », A. KAGAME cite beaucoup de
formules de voeux de bonheur, d'imprécations (ibitutsi) malveillantes et
d'autres expressions de la vie quotidienne Rwandaise qui ont la
fécondité, la stérilité ou la privation de la
descendance par la mortalité pour centre d'intérêt.
Reprenons quelques unes :
· Uragatunga (que tu sois grand propriétaire )
· Urakabyara (puisses-tu engendrer )
· Uragaheka (puisses-tu tenir un berceau )
· Gapfe utabyaye (que tu meurs sans avoir engendré
)
Kavune urugori (que tu perdes un enfant au berceau)
Uragasiga ubusa (que tu laisses le rien pour descendance)
Apfuye bucike (il est mort déraciné)
Bapfuye barimbutse (ils sont exterminés sans laisser de
rejeton)
Inzu yabo irazimye (leur famille devient cendre froide, s'est
éteinte)
Etc.
(KAGAME A.1956 p.373 et MANIRAGABA B. 1985, p183) .
Pour se résumer, A. KAGAME affirme que la philosophie
bantu Rwandaise établit
que : «
Les êtres ont l'homme pour fin ;
L'homme a pour" fin ultime " la perpétuation de son "
exister vivant d'intelligence ", par le moyen de la procréation, ce qui
revient à dire que la procréation est sa fin ultime"; Comme le
plus grand malheur qui puisse arriver à un être, en toute
philosophie, et de manquer sa fin ultime ; ainsi, le plus grand malheur qui
puisse arriver à un existant vivant l'intelligence est de mourir sans
descendance ». (idem, p.374).
1.4.3. Le processus de destruction de la culture Rwandais
En caractérisant la culture, il est dit que celle-ci est
à la fois un phénomène social (c.-à-d. mettant en
jeu les membres d'une société dans leurs productions et
acquisitions sociales) et un modèle (c.-à-d. englobant des
comportements, conduites, attitudes etc. standardisés construits en
conformité à un modèle certes flexible mais normatif et
efficace). La culture est décrite enfin comme un processus. En fait, en
tant qu'ensemble de manières de vivre standardisées, la culture
n'est pas le fruit de l'hérédité mais le résultat
d'un apprentissage, qui se fait selon deux processus : la socialisation et
l'enculturation.
Qu'en a-t-il été dans l'évolution de la
culture Rwandaise si l'on tient compte de la récente histoire du Rwanda
? Examinons ce processus en nous référant aux différentes
composantes et fonctions de la culture, ses caractéristiques, son
contenu, mais aussi et surtout ce qui s'est passé au sujet du
cheminement des Rwandais dans l'épanouissement et la réalisation
de leur " fin ultime" et de leur conception du bien et du mal .
A. BIGIRUMWAMI nous présente du matériel
d'analyse suffisant de la problématique dans son ouvrage «Imihango
n 'Imigenzo n 'Imiziririzo mu Rwanda ». (1974). Si nous regardons d'un
oeil critique et évaluatif ce qui s'est passé au Rwanda et la
situation socioculturelle actuelle au Rwanda eu égard à ce qui
est écrit par BIGIRUMWAMI, le constat s'avère très
alarmant. La société Rwandaise est devenue quasiment anarchique
en matière culturelle, la culture étant entendue comme ensemble
de rituels, pratiques, us et coutumes, valeurs, etc. qui donnent sens à
l'existence d'un peuple, le caractérisent et le distinguent des autres.
En effet, la société Rwandaise a banalisé la naissance, la
vie et la mort, le deuil et d'autres pratiques qui articulaient le tissu
socioculturel Rwandais.
Les valeurs culturelles ont été foulées
au pied, certaines pratiques suspendues, d'autres coutumes oubliées ou
ignorées, des interdits (imiziririzo) ont été
bafoués etc. C'était en quelque sorte le premier pas vers
l'instauration d'une anarchie culturelle sans précédent avec des
conséquences qu'on pourrait s'imaginer.
Certaines valeurs culturelles ont connu une
dévaluation jusqu'à être, à un certain niveau,
totalement oubliées. Par valeur, entendons selon G.N. FISCHER (1990,
p.16) « Une conception explicite ou implicite du désirable à
un groupe particulier à un individu ou caractéristique à
un groupe et qui oriente les modalités et le sens de leur action
».
Les valeurs se présentent d'abord comme un ensemble
d'idéaux qui servent de critères d'évaluation des
individus, des conduites et des objets. Elles s'organisent autours d'objectifs
occupant une place centrale dans le système et c'est à partir
d'eux que s'ordonnent des objectifs secondaires dans un ordre
hiérarchique désigné par le terme d'échelle de
valeur. Elles s'expriment à travers des statuts et rôles
sociaux.
A certaines époques de l'évolution de la
culture Rwandaise, à certains moments et circonstances, les notions
comme Ubupfura, Uburere bwiza, Ubunyangamugayo, ubudahemuka, Ubutabera,
Ubwitonzi, ubugabo, ubutwari, etc. qui étaient des vertus fondamentales
dans la culture Rwandaise ont été ébranlées. Elles
se sont vues interprétées et manifestées dans leur envers,
ce qui ne devait produire que des résultats à l'envers. Pour les
mêmes causes, les mêmes effets.
Dans certaines circonstances, les droits et devoirs sociaux
et culturels des uns envers les autres se sont vus piétinés etIou
ignorés. Or, aucune culture digne de ce nom n'ignore les droits des
siens. Les quatre piliers d'une vie digne, vivable et ayant du sens selon
MANIRAGABA: Kubaho, kubyara, gutunga et gutunganirwa ont été,
à certains moments et pour certaines gens, chose à quoi ils
n'avaient plus droit, comme s'ils avaient perdu leur "rwandité" .
19 1.5. A Propos du tissu social Rwandais
1.5.1. Introduction
Le concept fort complexe de tissu social peut être
défini comme : « un ensemble de relations d'interdépendances
et de dépendances qui relient les individus à l'intérieur
de différents groupes auxquels ils adhèrent au sein d'une nation
où ces groupes se forment tout en tenant compte des normes sociales et
des modes acceptés et approuvés de la vie sociale
organisée dans une communauté donnée. » J.C. GASHEMA
(2000, p.26).
Dans les paragraphes qui suivent, nous asseyons de parler de
ce qu était le tissu social Rwandais à la veille de sa
destruction, de son processus de destruction ainsi que des indicateurs de cette
destruction à la lumière des études déjà
réalisées sur la problématique.
1.5.2. Le tissu social Rwandais à la veille de sa
destruction et son processus d destruction
Pour comprendre l'enjeu de cette destruction que nous
avançons, il faut d'abord saisir ce qu'était ce tissu à la
veille de sa destruction. P. BIMENYIMANA (1999) fait une analyse
intéressante, bien que parfois simpliste dans sa façon
d'idéaliser le passé, des caractéristiques de la
société puis de ses changements en partant de l'évolution
socioéconomique du Rwanda pour la période de1900 à1994. Il
montre que les valeurs traditionnelles Rwandaises sont « la
générosité, l'abnégation, le renoncement, le
sacrifice personnel, la bravoure, la vaillance l'assistance etc. » Il
écrit « L'objectif ultime de cette solidarité des Rwandais
traditionnels était la poursuite du bien général du groupe
entier et non celui de l'individu pris isolement »(idem p1 1). Le concept
d'individualisme s'effaçait au profit des notions de famille, de lignage
et de clan. Les individus ne se suffisaient pas eux -mêmes, ils avaient
besoin de la communauté. Pour des travaux pénibles on faisait
appel aux voisins.
Citant l'Abbé MULANGO et D. NOTOMB, P. BIMENYIMANA
(1999, p.92) écrit : « dans la vie pratique, tout l'effort des
Banyarwanda tend au maintien de la solidarité entre les membres (vivants
ou décédés) de la communauté, et à faciliter
la communication et la circulation de la vie ».
E. MUNYURANGABO (1999, p.12) insiste également sur la
force de la solidarité et de la collaboration dans la tradition. «
Comme unité de vie, la famille assurait un équilibre et une
protection à ses membres et réduisait le sentiment de solitude,
et d'isolement. Par conséquent, le système était
très bénéfique à la santé mentale
individuelle et collective ».
Durant les jours sombres de l'histoire du Rwanda, les femmes,
les enfants, les jeunes et vieux, les religieux, les enseignants, etc. se sont
adonnées à des atrocités. Des personnes ont tué des
amis, des collègues, des voisins jusqu'à des membres de leur
famille nucléaire. Ceci a eu pour conséquence une perte de
confiance fondamentale en autrui ce qui est un indicateur d'une
déchirure du tissu social.
Le processus de destruction de la culture et du tissu social
Rwandais a comme conséquences entre autres les évènements
marqués par la violence depuis les années 1990, le point
culminant a été marqué par le Génocide et ce qui
s'en est suivi comme l'exil, la paupérisation générale,
etc. Cette déchirure est à notre avis un aspect très
important pour comprendre le Rwanda actuel et ses défis
socio-économiques, sanitaires, etc.
1.5.3. Quelques indicateurs de cette destruction.
En plus de ce qui a été évoqué ci
-haut tant sur la destruction des valeurs culturelles au Rwanda que sur le
processus de destruction du tissu social, des recherches ont décrit des
facteurs, causes de ces processus.
Dans un écrit intitulé : Rwanda : Destruction
des liens familiaux et sociaux et tentative de reconstitution des liens
substitutifs, J. KAGABO ( 1998) montre que « outre les massacres et les
diverses vagues d'exils, d'autres facteurs ont contribué au
déchirement du tissu social : L'appauvrissement des campagnes et l'exode
rural, la déscolarisation et le chômage, la rancoeur entre les
participants à la « Révolution- Hutu » ( 1959-1962) et
ceux du coup d'état de 1973, ainsi que les faveurs
régionalistes.(...) ».
J.C GASHEMA (2000) dans une recherche intitulée «
Le rôle de la famille dans la reconstruction du tissu social au Rwanda de
l'après guerre et génocide de 1994 » a interrogé 96
personnes sur « les causes de la déchirure du tissu social ».
Les réponses ont été « la guerre et la violences (
100%) l'injustice et l'impunité ( 56%) ; le régionalisme et
l'exclusion ethnique ( 96%); un mauvais leadership ( 74%) ;L'ignorance ( 14,5%)
; la pauvreté (5%) ;la méfiance ( 28%) la jalousie et les
intrigues (propos malveillants) 62,5%); la cupidité ( 48%) ; le mensonge
et la haine ( 34%) ; le problème des prisonniers(44%) les fausses
dénonciations ( 34%) ; les rumeurs (47%) ; l'isolement (3%) ;etc.»
Cette liste ressemble à celle que l'auteur établit pour «
les causes de la guerre, du génocide et des massacres » ce qui
démontre bien que cette déchirure est en lien direct avec le
vécu des Rwandais en 1990-1994. Les causes deviennent parfois aussi les
conséquences .
J.C. GASHEMA (idem, p.99) a ensuite demandé quels
étaient les « outils nécessaires dans la reconstitution du
tissu social »et les personnes interrogées ont répondu :
« la justice (jugements et non favoritisme) (100%) ; la paix et la
sécurité(96% ; l'éducation formelle et informelle ( 87,5%)
; la vérité ( 61%) ; la solidarité ( 34%); la
reconnaissance de la personne et de la valeur humaines (31%) ; la
tolérance (28%) ; l'amour ( 21%) ; l'acceptation des différences
(17%) ; l'unité ( 12,5%) l'assiduité au travail (4%) ;etc.
». Par rapport à la vérité; les personnes
interrogées ont précisé qu'il fallait former la
personnalité, l'esprit critique et le discernement pour lutter contre la
crédulité et l'obéissance aveugle aux ordres.
Conclusion du chapitr
Le présent chapitre expose largement la théorie
sur la culture. Le tissu social qui va de pair avec cette dernière est
aussi évoqué. A travers ce chapitre, une idée sur la
notion d'étiologie de la maladie mentale, plus particulièrement
du PTSD se voit esquisser : destruction de la culture, du tissu social, de ce
qui donnait sens à la vie et à l'existence des Rwandais, etc.
Nous croyons que le lecteur a, après lecture du présent chapitre,
des bases théoriques solides pour aborder les chapitres qui suivront.
Comme le travail porte sur la culture et le PTSD, abordons dans la partie qui
suit les théories sur le traumatisme .
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