22 Chapitre II. THEORIE SUR LE TRAUMATISME
PSYCHIQUE
2.0. Introduction
La notion de traumatisme psychique est très vaste et a
été objet de plusieurs recherches. Son évolution dans
l'histoire l'a portée de «Névrose traumatique »et plus
tard au « trouble psychique de combat » jusqu'à
l'avènement du DSM qui consacre le terme de « Post-Traumatic stress
Disorder ».
Dans le présent chapitre, nous parlons de son
historique et de son étiopathogénie. Nous nous attardons sur
l'une des formes de traumatismes psychiques épidémiologiquement
la plus décrite:le PTSD. Nous parlons des théories
générales du PTSD et dans une logique éthnopsychiatrique
et de psychiatrie transculturelle, nous parlons des théories locales du
PTSD.
2.1. Historiqu
Depuis l'Antiquité, le traumatisme psychique ou du
moins les troubles psychiques de combat étaient connus. Par exemple les
vieux livres de Psychiatrie mentionnent le cas d'un guerrier athénien
Epizelos, qui, lors d'une bataille perdit la vue sans avoir été
frappé ni de près ni de loin. [...] Epizelos racontait qu'il
avait dû faire face à un ennemi de grande taille pesamment
armé et dont la barbe ombrageait tout le bouclier... C'est un cas
rapporté par Hérodote dans son livre IV écrit vers 450
avant Jésus Christ !
Beaucoup d'écrits du Moyen Age et du
XIVème siècle parlent de ce genre de troubles.
Shakespeare en parle dans deux de ses pièces : Henri IV et Roméo
et Juliette. Dans Henri IV, Lady Percy reproche à son mari de la
délaisser pendant la nuit car passant toute la nuit faisant des
cauchemars et hallucinations en rapport avec le combat qu'il avait mené.
Dans Roméo et Juliette, Mercurio évoque Mab, la fée des
songes, légère comme une plume, qui peut aussi bien galoper toute
la nuit que de se poser sur le coup d'un soldat endormi pour lui faire revivre
la bataille [...] .
La Révolution Française a laissé ce que
PINEL dans sa Nosographie philosophique (1808) appelle idiotisme, manie,
mélancolie, hypocondrie et plus particulièrement «
névrose de circulation et de séparation » préfigurant
les névroses de guerres des années 1950 décrites par L.
CROCQ dans son ouvrage « Traumatismes psychiques de guerre » (1999)
.
H. DUNANT, fondateur de la Croix-Rouge, dans son ouvrage
« Souvenir de Solferino » (1862) en parlera aussi et quelques
années après lui, le médecin des armées Nordistes
dans la guerre civile de sécession américaine Jacob MENDEZ DA
COSTA décrira ce qu'il a appelé « Soldier 's heart »
(Coeur du soldat) ce qui prendra peu après lui le nom de `Syndrome du
coeur irritable', ou « Syndrome de Da Costa » après sa mort.
C'est JANET qui, en 1889, fut le premier à étudier et traiter le
stress traumatique plus particulièrement les syndromes hystérique
et dissociatifs (P. Lalonde, 1999, p.380) .
A la suite de la seconde guerre mondiale et plus
récemment la guerre du Viêt-Nam, de nombreuses études
furent entreprises auprès des rescapés de la Shoah
(génocide des juifs) et des vétérans présentant
diverses réactions psychologiques associées au combat et à
leurs vécu stressant. Ces études ont contribué à
préciser les critères diagnostiques du trouble que constitue
l'Etat de Stress Post- Traumatique (ESPT I PTSD) qui fut reconnu comme telle
dans la troisième version de la classification diagnostique
américaine des maladies mentales
DSM III en 1980.
La dixième classification des maladies de l'OMS (1992)
développe trois concepts : - La réaction aigue à un
facteur de stress
- L'état de stress post traumatique (PTSD selon le
DSM)
- La modification durable de la personnalité qui est une
des caractéristiques majeures des conséquences de
l'expérience traumatique.
C'est le PTSD (Post-Traumatic Stress Disorder) qui nous
préoccupe tout au long de cette recherche.
2.2. Théories générales sur le PTSD 2.2.1.
Symptômes et critères diagnostics
Le diagnostic du trouble Etat de Stress Post-Traumatique
(ESPT) s'organise autour de six axes (de A à F) dans le DSM- IV (APA,
1994, p.503-504). Le premier critère (A) est un critère
étiologique : la personne a vécu ou a été
témoin d'événement (s) grave (s) ( mort, blessures graves,
atteinte à l'intégrité physique ou leurs menaces) auquel
(s) elle réagit avec une forte peur, impuissance ou honneur. Le
critère B consiste à revivre de façon persistante
l'événement (souvenirs répétitifs et envahissants,
cauchemars de l'événement, impression ou agissement soudain
« comme si » l'événement se reproduisait -sentiment de
revivre l'événement, flash-back, illusions, hallucinations,
détresse psychique intense ou réactivité physiologique en
présence de stimuli associés au traumatisme) .
Le Critère C est défini par l'évitement
des stimuli associés à l'événement et par
l'émoussement de la réactivité générale
(évitement de pensées, de sentiments et de conversations au sujet
du traumatisme, évitement d'activités, de situations, de
personnes associées au traumatisme, amnésie d'un aspect important
de l'événement, diminution de l'intérêt ou de la
participation à des activités autrefois plaisantes, sentiment
d'être détaché ou étranger face aux autres,
diminution de la capacité à ressentir des émotions-
particulièrement celles liées à l'intimité,
à la tendresse et à la sexualité, sentiment d'un avenir
« bouché »). Le critère D est formé de
symptômes d'activation neurovégétative non présents
avant le traumatisme (difficultés d'endormissement ou de maintient du
sommeil -- pouvant être provoqués par des cauchemars
répétitifs, irritabilité ou accès de colère,
difficultés de concentration, hyper vigilance, réactions
exagérées de sursaut). Un symptôme est demandé pour
remplir le critère B et respectivement trois et deux pour les
critères C et D. Ces symptômes doivent être présents
durant plus d'un mois (critère E) et ils doivent entraîner «
une souffrance cliniquement significative ou une altération du
fonctionnement social, professionnel ou dans d'autres domaines importants
» (critère F) (APA, 1994, p.504). Le trouble peut de plus
être spécifié aigu, chronique ou avec survenue
différée.
Le CIM-10, contrairement au DSM-I>, ne requiert pas
obligatoirement des symptômes d'activation, ceux-ci pouvant être
remplacés par l'incapacité de se souvenir
d'éléments importants du traumatisme. Le CIM-10 ne
spécifie de plus pas la durée minimale des symptômes et
donne une définition plus vague des événements pouvant
provoquer un PTSD : un événement « exceptionnellement
menaçant ou catastrophique, qui provoquerait des symptômes
évidents de détresse chez la plupart des individus » (OMS,
1994).
En plus de ces groupes de symptômes, de nombreux
symptômes associés sont liés au PTSD. La majorité
des personnes souffrant de PTSD représentent des symptômes
dépressifs et anxieux (JOSEPH, WILLIAMS & YULE, 1997). Des
difficultés au niveau du fonctionnement cognitif et mnésique
accompagnent fréquemment le trouble. Plusieurs recherches ont
montré que le PTSD est accompagné d'une baisse de
l'évaluation subjective de la santé physique, d'un accroissement
de la demande de soins somatique et de diverses souffrances somatiques :
«fatigue, maux de tête, douleurs à la poitrine, troubles
gastro- intestinaux, cardiovasculaires et rénaux, problèmes
respiratoires, maladies infectieuses ainsi qu'un affaiblissement du
système immunitaire » (JOSEPH et al. 1997 cités par B.
STOCKLI, idem, p.10). Non seulement ces personnes seraient plus
vulnérables aux maladies somatiques,
mais elles présenteraient aussi un plus fort taux de
mortalité (FOA, KEANE& FRIEDMAN, 2000 cités par B.
STOCKLI, idem, ibidem) .
L'exposition à des événements
traumatiques risque, de plus, d'affecter le bon fonctionnement des relations
sociales. Mc FARLANE (1987, cité par B. STOCKLI, idem, p.10) a
trouvé que les familles affectées par des catastrophes
présentent un niveau d'irritabilité, d'isolement et de disputes
plus élevé et qu'elles retirent un moins grand plaisir des
activités en commun. GOENJIAN (idem, ibidem.) décèle
également, chez des survivants arméniens d'un tremblement de
terre, un accroissement des disputes conjugales et des violences
intrafamiliales. Par rapport aux affects, en plus de la
dépréssivité et de l'anxiété, beaucoup de
personnes ont des sentiments de honte, de culpabilité, de rage et de
colère. Ces émotions négatives peuvent déclencher
des conduites destructrices, comme l'abus de substances, dans le but de les
atténuer.
JOSEPH et al. (idem) font remarquer que une rémission
spontanée n'est pas rare, mais ils montrent que « pour certains
événements, particulièrement ceux impliquant des morts et
des destructions massives ainsi que des actes humains malintentionnés,
les symptômes ont tendance à être plus persistants et
à se chroniciser ». Ce qui est le cas dans la clinique Rwandaise
actuellement.
2.2.2. Théories étiologiques du PTSD. 2.2.2. a.
Introduction
Bien de chercheurs ont proposé des modèles
étiologiques du PTSD. Nous citons entre autres le modèle
proposé par l'APA et l'OMS dans le DSM et le CIM, le modèle cadre
multifactoriel de MAERCKER, le modèles des structures de peur de FOA et
KOZAL, les modèles du traitement de l'information comme celui de
JANOFF-BULMAN, le modèle des schéma cognitifs modifiés de
J. HOROWITZ, etc.
Dans les paragraphes qui suivent nous développons le
modèle proposé par l'APA et l'OMS ainsi que celui des
schémas cognitifs modifiés de J HOROWITZ. Le premier est retenu
parce qu'il est le plus vulgarisé et le second car il s'inscrit dans
l'approche cognitivocomportementale, une approche intéressante dans la
prise en charge du PTSD .
2.2.2.b. Le modèle de l'A.P.A et de l'OMS
Comme le signalent les dernières classifications des
troubles mentaux (DSM IV et CIM 10), le premier facteur étiologique du
PTSD est la présence d'un événement stressant
d'intensité extrême qui est vécu par la personne avec
détresse.
Il est reconnu que cet événement provoquera un
trouble semblable chez une bonne partie des gens qui y sont exposés.
Pourtant certains auteurs : YEHUDA et Mc FARLANE (1995)
cités par P. LALONDE et col. (1999, p.380) remettent de plus en plus en
question le lien causal postulé entre un événement
stressant et l'apparition d'un tel état. «Il semble que l'existence
d'une vulnérabilité personnelle pré traumatique soit un
facteur nécessaire pour que s'installe un état de stress
post-traumatique », défendent ces deux auteurs.
P. LALONDE et col. (1999) distinguent les facteurs
biologiques, les facteurs psychologiques et les facteurs socioculturels.
S'agissant des facteurs biologiques, ils montrent que suite à un
événement stressant il y a libération des neurohormones
(noradrénaline, adrénaline, vasopressine, etc.) en réponse
; ce qui aident l'organisme à mobiliser l'énergie
nécessaire pour faire face au stress.
Concernant les facteurs psychologiques, les facteurs sociaux
et culturels, ils écrivent : «l'expérience traumatisante
bouscule les fondements psychologiques normaux : coutumes, valeurs, habitudes,
régularité, etc. d'où l'apparition de
l'insécurité et de l'inconfort. Elle brise les attantes du sujet
quant à l'avenir d'où incertitude, elle défait les
adaptations présentes, abolit les significations personnelles
liées aux relations humaines. Or, l'attachement émotionnel est
essentiel à la bonne santé mentale des enfants comme l'est le
sens de l'existence pour les adultes. » P. LALONDE (1999 p.382). Ces
auteurs regroupent les facteurs du PTSD en facteurs pré- trauma, les
facteurs péri- trauma et les facteurs post- trauma.
Dans le cas du Rwanda, comme nous aurons à le signaler
dans les chapitres qui suivront, les facteurs comme la nature de
l'événement, les circonstances et la durée de victimation,
le degré d'exposition, la signification, le degré et
l'intensité de la menace (les gens étaient durant le
génocide menacés d'extermination et pourchassés partout);
mais aussi le manque de soutien socioculturel, exposition à d'autres
événements stressants scènes ou situations rappelant le
vécu stressant sont quelques-uns de ceux qui rendent le PTSD au Rwanda
plus particulier et épidémiologiquement prononcé. C'est ce
modèle qui établit les symptômes et critères
diagnostics comme nous les avons relevés dans les pages
précédentes .
2.2.2.c. Le Modèle des schémas cognitifs
modifiés de J. HOROWITZ
Le modèle de John HOROWITZ (1976I1997) ; cité
par MAERCKER, 2003 et B. STOCKLI, 2004, p.14) de même que les autres
modèles du traitement de l'information comme celui de Janoff-Bulman
(1985 I1995 ; cité par MAERCKER, 2003) considère qu'une
modification des schémas cognitifs enregistrés en mémoire
provoque le trouble. Ces modèles permettent une bonne explication des
sentiments de détachement, d'étrangeté vis-à-vis
des autres et d'avenir bouché, ainsi que des symptômes d'intrusion
et d'évitement. Des schémas cliniquement importants qui peuvent
être modifiés sont les schémas sur soi, sur les personnes
proches, sur le monde. Par exemple, le schéma de l'image de soi d'une
personne sûre d'elle pourra se transformer en quelque chose comme
«je suis faible et vulnérable ». Pour J. HOROWITZ (1976 I1997
cité par B. STOCKLI, 2004) le changement du schéma de soi et de
ses propres rôles est crucial. Lors de la phase d'activation des
représentations schématiques, les symptômes intrusifs
surviennent, provoquant une forte charge émotionnelle.
Pour contrer cette charge, des mécanismes de
contrôle et de défense sont mis en place : évitement,
déni, émoussement affectif, etc. Si ce contrôle cognitif
n'aboutit pas pleinement, des intrusions surgiront, provoquant une plus forte
charge émotionnelle et de nouvelles tentatives d'évitement.
Les nouveaux schémas restent activés en
mémoire tant qu'ils ne sont pas intégrés à d'autres
schémas, grâce aux liens faits par l'obtention de nouvelles
informations et leur traitement. Le rétablissement ne survient donc,
pour J. HOROWITZ, que si un travail intensif est accompli sur ces nouveaux
schémas. Ce travail pourra aboutir spontanément si les
mécanismes de contrôle ne sont pas trop forts, sinon une
psychothérapie sera nécessaire. Pour reprendre l'exemple
précédent, le schéma restera activé tant que la
personne n'aura pas accepté le fait que dans certaines circonstances, et
pas toutes, elle est effectivement faible et vulnérable .
28 2.2.3. Le drame Rwandais dans l'étiologie du
PTSD
« Lorsque l'ordre suprême ou l'extrême
désordre érige l'assassinat de l'hôte, du parent, de
l'être sans défense, du vieillard, de la femme et de l'enfant au
rang de vertu cardinal, la folie meurtrière des hommes est alors
à son apogée avec laquelle aucun animal, même le plus
carnassier ne saurait rivaliser » M. MINARD & E. PERRIER (1999,
p.17).
Les jours sombres de l'histoire du Rwanda débutent un
vendredi 6 avril 1994, peu après le crash de l'avion présidentiel
qui donna le coup d'envoie à un carnage sans nom : le génocide
des Tutsi et les massacres des Hutu modérés. Cela fit un nombre
horriblement record entre 800.000 et un million de morts, soit plus de 10% de
la population du pays avec une moyenne de plus de huit mille morts par jour car
le carnage aura duré seulement 100 jours !
Ce génocide était d'un aspect particulier
comparativement aux autres : arménien, cambodgien et des juifs. En
effet, il ne s'agit pas d'une race qui s'est mise à tuer une autre, d'un
peuple contre un autre, c'était au sein d'une même population qui
partageait la langue, la culture, la vie et la mort, bref qui partageait tout
sauf rien . C'était des voisins, des amis, des compagnons de travail, de
beaux-parents ou beaux enfants, des enfants ou des parents que le tortionnaire
est incroyablement sorti.
Le bourreau n'a pas était nécessairement celui
que la victime aurait soupçonné, mais souvent celui à qui
on aurait pu confier son enfant pour lui donner à manger ou à
boire ou pour le cacher une nuit car poursuivi par des extrémistes. Ce
n'était pas un envahisseur étranger, mais souvent un voisin
proche qui a tué.
En préface au livre sur le génocide Rwandais
écrit par C. CALAIS, Patrick de St EXPERY écrit :
« ... "Un crime sans nom " comme le disait Winston Churchill, innommable
parce que justement il échappe à l'entendement en raison de son
caractère officiel, parce qu'il est le fruit naturel d'une criminelle
logique élaborée au coeur d'un Etat ? Parce que il est mis en
scène, justifié, programmé, financé et finalement
réalisé non par un homme mais par un appareil ? Qu'ils soient
arméniens, juifs, cambodgiens ou Rwandais, tous ont été
exterminés sur ordre d'un Etat ». (1998, p.2).
Ecrivant à propos du génocide Rwandais et ses
conséquences, N. MUNYANDAMUTSA nous dit : «Rien ni personne n'a
été épargné. Femmes, enfants, vieillards ont
été exterminés non pas pour quelque chose qu'ils auraient
fait, mais pour ce qu'ils étaient ». (2001, p.1) .
Les violences sexuelles ont été
utilisées comme armes dans le but d'humilier la femme et de l'avilir, la
déprécier afin de la faire souffrir tant moralement
culturellement que psychiquement. La Fédération Internationale
des droits de l'homme dans son rapport de 1997 consacré à ce
sujet en donne les détails. «Le viol était largement
répandu, les femmes furent violées individuellement ou en groupe,
avec des objets tels que des bâtons ou des canons de fusil, tenues en
esclavage sexuel ou encore sexuellement mutilées. Dans la plus part des
cas, ces crimes furent infligés à des femmes après
qu'elles aient été témoins de la torture et/ou du meurtre
de leur famille et la destruction ou du saccage de leurs maisons. Certaines
femmes furent forcées à tuer leurs propres enfants avant ou
après avoir été violées ». (p.226).
Certaines situations avaient pour but de faire souffrir
moralement la femme, son mari ou ses enfants. Il s'agit entre autres du viol de
la femme devant son mari et ses enfants, viol des enfants devant leurs parents,
le cas de garçon à qui l'on donnait l'ordre de violer leur
mère ou soeur sous la menace des armes, etc.
Tout cela représente une impensable absurdité
dans la culture Rwandaise où la pudeur et la discrétion sont de
rigueur et où la sexualité même normale c. à d.
permise est sujet entouré de mystères et tabous dans les
relations parents- enfants.
La particularité des conséquences
socioculturelles et sur la santé mentale individuelle et communautaire
trouve aussi sa source dans la nature de la souffrance que la victime a
vécue et comment il l'a vécue. C'est le cas par exemple d'avoir
été jeté dans un charnier avec des cadavres de sa famille
; avoir été enterré vivant et avoir été
miraculeusement sauvé par quelqu'un les ayant entendu pleurer ou crier
car non achevés ; avoir échappé au massacre de la famille
car ils étaient mieux cachés ou absents au moment des tueries.
Pour bon nombre de ces personnes, la survie est vécue
comme un cauchemar, une sorte de trahison, marquée toujours par le
complexe etIou la culpabilité du survivant (J. AUDET & J.F. KATZ,
1999). Les enfants en particulier ont des troubles traumatiques de tous ordres
suite par exemple au fait d'avoir été trouvé mourant
collé au cadavre de leur mère en décomposition ; avoir
été trouvé vivant après plusieurs jours de solitude
parmi les cadavres ; avoir été témoin de viol de ses
parents ou de sa fratrie dans un état d'impuissance complète,
etc.
Ces événements dramatiques traumatisants qu'ont
vécu plusieurs personnes durant le génocide, la guerre et les
massacres ont entraîné une souffrance psychique extrêmement
complexe et compliquée qui embrasse le champ de la Psychiatrie et de la
Psychopathologie .
En plus des réactions de mauvaise humeur,
d'anxiété généralisée, de colère,
d'isolement, de régression affective et intellectuelle, de
dépression, de cauchemars, de peur intense, etc. qui se manifestent chez
bon nombre d'entre eux, on assiste à une diversité de troubles
psychiatriques associés au traumatisme. Ces troubles vont des troubles
anxieux aux phobies diverses, les troubles de l'humeur, les troubles
psychotiques, les troubles du comportement et surtout les troubles somatoformes
et hystériformes qui, comme nous l'a confié un professionnel de
santé mental au Rwanda interrogé constituent une des
particularités de la clinique Rwandaise du PTSD.
Ecrivant à propos de cette problématique de
santé mentale au Rwanda de l'après génocide, N.
MUNYANDAMUTSA (2001, p.2) écrit : «La fin des massacres en juillet
1994 n'a toute fois pas représenté la fin des épreuves
pour les Rwandais. Les disparus, les camps de réfugiés, les
milliers de prisonniers, la lenteur de la justice, la paupérisation
générale, les mines, l'insécurité
représentent autant de facteurs peu propices à la guérison
tant de la société que des individus. [ ...] Par ailleurs au
niveau des individus, la mort des proches et des parents a
entraîné la perte du ' confident' et augmenté autant la
souffrance liée à un vécu compliqué par une
extrême solitude » .Avant d'ajouter : «La situation a
été compliquée par le fait que les lieux traditionnels de
refuge, tels les hôpitaux et les églises n'ont pas non plus
échappé à la folie meurtrière qui les a souvent
transformés en charniers ».
Il déplore que ceux qui souffrent ne réalisent
pas souvent leurs problèmes : « ...souffrance le plus souvent
indicible, parfois même impensable car irreprésentable, la plus
part des victimes ne se rendent pas compte de leur traumatisme, bien qu'elles
présentent tous les signes caractéristiques de ces troubles :
cauchemars, insomnie, maux de tête, crise d'angoisse etc. » (idem,
ibidem).
Nous postulons que ce carnage Rwandais est au paroxysme d'un
processus de destruction des valeurs, droits et devoirs qui
caractérisaient la culture Rwandaise : la protection de la vie, de la
femme et de l'enfant, la pudeur, la mutualité, la solidarité,
etc.
Il est donc la cause principale des troubles psychiatriques
divers et d'une destruction du tissu social dont le PTSD- maladie de
l'incomplétude et de la rupture, traumatisme du non-sens -- constitue un
des indicateurs les plus parlants .
2.3. PTSD, maladie de l'incomplétude et de la ruptur
2.3.1. Introduction.
Les Rwandais ont leur façon d'appréhender
divers phénomènes qui se présentent à eux. Dans le
domaine des maladies mentales, ils établissent différentes
pathologies qu'ils attribuent à des étiologies diverses :
possessions démoniaques, empoisonnements, ancêtres non
honorés, malédictions etc. comme nous en parlerons au chapitre
sur la culture et les maladies mentales.
Dans le cas précis du traumatisme psychique, qui
paraît endémique au Rwanda, les Rwandais ont eu du mal à
mieux cerner la problématique et à décrire, nommer la
souffrance d'Etat de Stress Post- Traumatique. Ils ont parlé d' «
/bisazi » (folie) de « Guhahamuka » (être dans la
confusion) et actuellement de « Guhungabana » (être
psychiquement déstabilisé). Ce dernier concept semble le plus
commode et mieux exprimant cette réalité.
Dans les lignes qui suivent nous nous proposons de partir de
ce qui donne sens à la vie des Rwandais pour décrire comment
s'installe le non-sens traumatique. Nous esquissons un semblant de « cycle
de vie » d'un Rwandais et montrons qu'à chaque étape
où il arrive un événement qui empêche la poursuite
du cycle, il s'installe un gap, et si cette incomplétude, cette rupture
ne sont pas surmontées pour continuer le cycle normal, il y a diverses
pathologies mentales dont le PTSD que nous appelons « Maladie de
l'incomplétude et de la rupture » dans ces cas bien
précis.
2.3.2. Esquisse d'un cycle de vie du Rwandais.
Les Rwandais croient et affirment qu'avant la naissance
l'être humain existe. Cela est témoigné par des pratiques
et rituels à l'égard d'une mère enceinte, au
bénéfice de l'enfant en milieu intra-utérin. A
l'arrivé au soleil, l'individu entre dans le monde des vivants qu'il
quitte à la mort pour mener « une vie après la vie »
(Raymond Moody). A. KAGAME (1979) parle de deux états de vie : Umuzima
et Umuzimu et montre qu'il y a interaction, influence et même communion
entre les personnes vivant ces deux états.
Cela se matérialise dans les pratiques de Kubandwa,
guterekera. (B. MANIRAGABA, 1982). Les deux états de vie se traduisent
dans les trois étapes existentielles selon le même auteur : kuvuka
(naître), gukura(grandir, se développer) et gupfa (mourir) .
2.3.2.a. La naissance
Par manque de concept consacré pour désigner
l'étape d'avant la naissance, disons seulement que c'est un état
et une étape cruciale pour le reste de la vie de l'individu. (E.
ERIKSON). Au Rwanda, les rituels et pratiques prénatales garantissent le
bien être tant mental, intellectuel, physique, psychique et socio
affectif du futur - né. Paradoxalement, durant le génocide et
massacres et dans les camps des réfugiés, rien ne se faisait dans
ce sens. Les femmes enceintes vivaient dans des cachettes, étaient
poursuivies sous menaces de mort, tiraillées par la faim et le froid,
sans espoir du lendemain, etc. Ce qui a eu des effets néfastes sur la
santé mentale des générations qui sont nées
après.
La naissance, qui signe le passage et l'arrivée dans
le monde des vivants (abazima), est ponctuée, rehaussée au
Rwanda, par des rituels et pratiques divers (A. BIGIRUMWAMI , 1974).Il s'agit
entre autre de Kugenya(couper le cordon ombilical), gusiga (onction de
nouveau-né), kwita izina (attribution du nom), kurya ubunnyano(
communion dans le repas au cours de l'attribution du nom) etc.
Durant le drame Rwandais, presque rien ne s'est fait.
Certains enfants sont nés dans des cachettes, dans les situations
où l'on avait pas droit au plaisir pour le nouveau venu. Pour d'autres
enfants, les parents ont été tués après la
naissance, pour d'autres il n'y avait point de moyens matériels pour
quoi que ce soit. Ces enfants sont sans repères. Ils n'ont pas de
repères identitaires et n'ont pas été accueillis et
intégrés dans la société : Les noms leur ont
été donnés dans des orphelinats, n'ont aucune information
relative à leur parenté ou à leur fratrie, n'ont pas
bénéficié du maternage parental. Quelle devra être
leur santé mentale si la société ne leur sert pas de cadre
d'appartenance efficace ?
2.3.2.b. La puberté.
L'enfance détermine les autres étapes de la vie
de l'individu. La croissance et l'éducation des enfants durant les jours
sombres de l'histoire du Rwanda ont été les plus
déplorables. A l'âge où ils devaient être
éduqués aux valeurs humaines, à la morale et aux coutumes
Rwandaises des enfants ont vu des gens tuer, massacrer et violer les femmes, si
eux aussi n'en étaient pas les cibles. Ils se sont vus tués,
blessés, maltraités dans leur innocence.
D'autres part, au lieu de bénéficier de bons
exemples de la part des modèles adultes, certains enfants ont vu les
adultes tuer, violer, maltraiter leurs collègues et voisins. L'enfant
qui, à cet âge, est à la recherche du sens et de la
signification des choses par l'exploration du milieu et l'explication des
adultes, a vu s'installer dans son psychisme encore fragile et
vulnérable, du « non sens » .
2.3.2.c. Le mariage
Dans la culture Rwandaise, le mariage est une
cérémonie qui a pour finalité principale
d'unir et élargir les familles. GASARABWE dans son
ouvrage «Le rituel du mariage coutumier au Rwanda» (1976)
décrit ces étapes : kurambagiza, gukwa, ... kurongora. Cette
dernière est le noeud de la cérémonie, elle est
marquée par la consommation du mariage à travers le rapport
sexuel des conjoints.
Les tristes jours de l'histoire du Rwanda nous ont fait vivre
l'impensable. Certaines filles se sont faites épousées uniquement
pour trouver refuge et protection, d'autres se « sont données
» pour survivre un jour de plus. L'acte sexuel a perdu ses nobles
finalités de plaisir pour les conjoints et de procréation; il a
perdu son essence et a été banalisé. Le viol a
été utilisé pour humilier la femme et la fille et les
faire souffrir moralement.
L'extrait du rapport de la Fédération
Internationale des droits de l'homme (1997) que nous avons cité illustre
bien nos propos. Les violences sexuelles ont laissé des séquelles
physiques et psychiques inséparables à plusieurs femmes en plus
des troubles mentaux liés au stress du viol, il y a certaines femmes qui
portent le VII-1ISIDA suite au viol qu'elles ont subi.
2.3.2.d. La mort
2.3.2.d. A. Tentative de description des rites post-mortem au
Rwanda.
Le cérémonial entourant la mort contient des
rituels et pratiques d'une grande
importance tant pour le défunt, les survivants que
pour la cohésion et l'harmonie socioculturelle du groupe. Dans la partie
qui suit, nous abordons en bref les rites funéraires au Rwanda tels que
décrits parA. BIGIRUMWAMI (1974) et G. V. SPIJKER (1990). Les rites du
cérémonial sont décrits selon trois phases : la phase de
la mort, la phase du deuil, et la phase qui commence par l'enlèvement du
deuil. (G.V SPIJKER. 1990, p.51).
A. 1 La phase de la mort.
Cette phase débute par kuraga (les dernières
volontés) : quand un père de famille
sent ses forces diminuer et s'approche la mort, il
réunit sa famille et fait son testament. Il s'ensuit l'annonce de la
mort (kubika) qui consiste à annoncer le décès aux amis et
connaissances. Les meilleurs amis et la famille étroite se
réunissent et il y a préparation à l'enterrement qui
consiste à « plier le cadavre » ( gupfunya) puis « Gusiga
» « oindre » ou embaumement qui se fait après la toilette
du défunt .
Après l'acte de dépouiller le défunt (
gucuza), il y a son habillement ( Kwambika ) qui est suivi par l'acte de traire
en l'honneur du défunt ( Gukamira) et la phase de la mort se termine par
creuser la tombe ( gushaka ishyamba) et enfin déposer la corps du
défunt ( gushyingura). Chaque étape est un
cérémonial riche de signification pour toutes les parties en jeu
: le défunt, les survivants et toute la société comme nous
en parlons plus largement dans les lignes qui suivent.
A.2. La phase du deuil ( Kwirabura)
Kwirabura : être noir, le noir étant la couleur
qui symbolise la tristesse et le malheur est la seconde phase qui consiste en
une vie menée à l'absence du défunt qui ne joue plus son
rôle actif. Cette phase se caractérise par une série de
prescriptions et d'interdits valables pour les membres de la famille
nucléaires et pour l'entourage qui prennent fin par le rituel de Kwera
(Blanchir).
A. PAGES, A. BIGIRUMWAMI, et A.KAGAME s'expriment longuement
sur cette phase. La phase commence par le rite de raser la tête (
kogosha) selon lequel les frères du défunt rasent
entièrement les cheveux des enfants et de la veuve. [Ce rite ne se fait
plus actuellement]. Le rite de brûler l'arbre ( gucana igiti) s'ensuit .
Ceci est signe qu'on veut écarter le noir, les ténèbres,
le malheur. Les plaisanteries les plus ludiques pour soulever les rires
traduisent aussi la volonté et le besoin de sortir de cet
état.
Patienter ( kwihangana ) et l'abstention des rapports sexuels
marque toute la phase du deuil qui se caractérise aussi par le
chômage( igisibo). Après le décès, la famille
étendue (umuryango), les amis et voisins jouent un rôle de
réconfort et thérapeutique. L'entourage vient en aide (gutabara),
apporte secours aux endeuillés et les jours suivants, les visites sont
nombreuses, l'entourage vient alors présenter ses condoléances
(kuyaga). Les visiteurs apportent de la bière spécifiquement
appelée ibiyagano.
A.3 Levée du deuil (uiwera/ kwera)
Quoi que cette cérémonie ne se pratique plus
comme décrit par A.BIGIRUMWAMI, A. KAGAME et G. V. SPIJKER, elle garde
son sens et son importance actuellement. Cette phase de kwera (blanchir) signe
la reprise des activités qui avaient été suspendues. Ainsi
il y a reprise des rapports sexuels, des travaux champêtres et les vaches
retournent aux abreuvoirs .
Pour clarifier ce qui vient d'être écrit ci haut
qui ressort des recherches d'A. PAGES A.KAGAME, (1954), A.BIGIRUMWAMI
(1990,1974), F. DUFAYS (1938) et PAUWELS (1958); faisons un certain nombre de
remarques avec G. V. SPIJKER (1990, p.86) : « La forme de certaines rites
a subit un changement, ou l'intervalle entre deux rites a diminué, les
rites connaissent une tendance à la privatisation justifiée par
diverses raisons ; les familles chrétiennes ont ajouté souvent de
nouveaux rites introduits par l'Eglise. Des rites ont été
supprimés ou remplacés par d'autres, surtout dans les
manières de traiter le défunt. Mais tout cela n'a pas fait
disparaître le sens et la signification socioculturels des rites
funérailles au Rwanda ».
2.3.3 Interprétation des rites funéraires
Pour E. DURKHEIM, « les rites sont nécessaires
pour véhiculer et revivifier la conscience collective des membres de la
société et fonctionnent comme une garantie de la
continuité de la société » (DURKHEIM, E., cité
par G. V. SPIJKER 1990, p.103).
Cette conception de DURKHEIM a inspiré bien de
recherches, celles qui intéressent notre sujet sont de R. HERTZ
(1881-1915), d'A. Van GENNEP (1973- 1977) et de L. V. THOMAS (1988).
2.3.3.a. La contribution d'Arnold Van GENNEP
A. V. GENNEP a montré que les étapes
importantes de la vie humaine (naissance, puberté, mariage et mort) sont
marquées par toutes sortes de rituels qu'il a appelé des «
rites de passages ». L'individu doit franchir un seuil entre deux phases
de sa vie, seuil qui marque un changement du rôle qu'il est appelé
à jouer dans la société. Les rites aident les individus au
moment de cette transition et les préparent aux nouveaux rôles
qu'ils doivent assumer dans une nouvelle étape de la vie.
Les rites de passage aident la société à
assumer les changements provoqués par la naissance, l'initiation ou le
décès des individus, les positions des membres de la
société sont modifiées, remaniées et de nouveaux
rôles sont répartis.
A. V. GENNEP a entrepris de déterminer le
déroulement particulier de ces rites. Selon lui, il est toujours
possible de distinguer trois moments dans ces rites de passage : la
séparation, la marginalisation et l'intégration (dans sa
terminologie : la séparation, la marge et l'agrégation) .
Les rites de séparation aident l'individu à se
dégager des obligations et des rôles de la phase qui
s'achève. La marginalisation est une étape intermédiaire
où l'individu et le groupe se préparent à la nouvelle
phase, et les rites d'intégration aident les participants à
s'installer dans leurs nouveaux statuts. Pour des jeunes initiés par
exemple, trouver leur nouvelle place, pour une famille endeuillée,
reprendre les rôles que la société lui attribue, etc.
Ceci observé dans l'angle de notre sujet de recherche,
il y a lieu de s'interroger d'un coté sur comment les membres de la
société Rwandaise ont franchi ces différentes
étapes de naissance, de puberté, de mariage et de mort. D'un
autre coté, on interrogerait sur comment la société
Rwandaise s'est comportée, comment elle s'est organisée au sortir
de ces rites de passage qu'elle a franchi brutalement. Cela laisse postuler
à des pathologies psychosociales de tous ordres, tant sur la dimension
individuelle que communautaire. Des troubles qui résultent des
dysfonctionnement qui ont marqué le passage mal fait de l'un ou l'autre
de ces phases durant le drame qui a endeuillé le Rwanda.
2.3.3.b. La contribution de R. HERTZ
Dans ses recherches, R. HERTZ (cité par G. V. SPIJKER
1990, p.104) montre que les rites mortuaires ne peuvent pas être
interprétés correctement si l'on comprend la mort comme un terme
(une fin) de l'existence corporelle et visible d'un être vivant. Il fait
remarquer qu'ils ne peuvent se comprendre que si l'on considère
l'individu comme un « être social greffé sur
l'individualité physique auquel la conscience collective attribue une
importance, une dignité plus au moins grande ». (R. Hertz, 1907,
p.128).
C'est la société qui a constitué
l'être de l'individu et c'est elle qui lui a attribué une valeur
sociale par des rites de consécration. La mort porte atteinte à
la société qui, selon Hertz, « se croyant immortelle, est
secouée par la mort de l'un de ses membres, ce qui remet en question la
pérennité de la communauté ». Après la mort
d'un individu, la société « traumatisée » doit
donc retrouver l'équilibre et les rites servent à cela. Il est
bien compréhensible qu'à l'intérieur d'une même
société, l'émotion provoquée par la mort varie
extrêmement en intensité selon le caractère social du
défunt, les circonstances de sa mort, etc.
Qu'en est-il être dans la société
Rwandaise qui a perdu les siens (enfants, femmes, adultes et vieillards) dans
un carnage qui a emporté plus d' 1I10 de toute la population dans une
centaine de jours, où certaines membres de cette même
société étaient devenus des machines à tuer pour
leurs semblables ?
R. HERTZ constate encore brièvement qu'il existe une
analogie remarquable entre les rites funéraires et les rites de
naissance ou du mariage. Tous ces rites expriment la transformation d'une
existence (état de vie) en une autre, la transition d'un groupe à
un autre. La naissance accomplit, pour la conscience collective, la même
transformation que la mort, mais en sens inverse : à la naissance,
l'individu quitte le monde invisible et mystérieux où son
âme habitait pour entrer dans le monde des vivants.
Phénomène inverse pour la mort.
Le mariage fait sortir la fiancée de son clan ou de sa
famille pour l'introduire dans le clan ou la famille de son mari. Ces
transitions ou transformations supposent toujours un renouvellement profond de
l'individu, elles sont marquées partout par des rites, tels que
l'imposition d'un nom nouveau, le changement de vêtements ou de statut
social. Ici rappelons des interrogations que nous avions soulevées au
sujet du mariage et de la sexualité durant le génocide et les
massacres, et ce qui devait en être les conséquences.
En interprétant les recherches de A.V.GENNEP et de R.
HERTZ, avec G.V.SPIJKER faisons remarquer trois notions en ce qui concernent
les rites funéraires au Rwanda :
· L'idée de la mort comme phénomène
social : Hertz fait une distinction entre l'individu physique et l'être
social selon lui, ce qui provoque les rites ce n'est pas la mort de l'individu
en tant que personne physique mais la mort de l'être que la
société a reconnu tout au long de son existence par des rites de
consécration.
La disparition d 'une personne adulte par exemple influence
la société toute entière : comme père ou
mère de famille, la mort est toujours une atteinte à toute la
famille qui les a connus et à toute la société qui leur a
attribué des rôles précis.
· L'idée que la mort induit à la fois une
phase de transformation pour le défunt correspondant à une phase
de transition importante pour les survivants : il y a transition d'un
état d'umuzimu (esprit) ou roho pour les chrétiens à un
état de parent protecteur (umukurambere) ou saintI patron ou ange
gardien pour les chrétiens.
· Et enfin, l'idée de la structure des rites de
passage selon laquelle les rites se déroulent en trois étapes :
séparation, mise à l'écart et intégration .
2.3.4. La problématique du deuil dans l'étiologie
du PTSD 2.3.4.a. Théorie sur la notion de deuil.
S. FREUD dans son ouvrage « Deuil et mélancolie
»(1915, p.103) écrit à propos du deuil : « le deuil est
régulièrement la réaction à la perte d'un
être cher, d'une abstraction mise à sa place : la patrie, la
liberté, un idéal etc. L'action de ces mêmes
événements provoque chez de nombreuses personnes pour lesquelles
nous soupçonnons de ce fait l'existence d'une prédisposition
morbide, une mélancolie au lieu du deuil. Il est aussi très
remarquable qu'il ne nous vient jamais en l'idée de considérer le
deuil comme un état pathologique et d'en confier le traitement à
un médecin, bien qu'il s'écarte sérieusement du
comportement normal. Nous comptons qu'il sera surmonté après un
certain laps de temps et nous considérons qu'il serait inopportun et
même nuisible de le perturber ».
Plus tard (1938) à cette définition du deuil
proposée en 1915, FREUD ajoutera que «Le deuil s'avère la
réaction à la perte d'une personne aimée, comporte le
même état d'âme douloureuse, la perte de
l'intérêt pour le monde extérieur (dans la masure où
il ne rappelle pas le défunt), la perte de la capacité de choisir
quelque nouvel objet d'amour que se soit (ce qui veut dire que l'on remplace
celui dont on est en deuil), l'abandon de toute activité qui n'est pas
en relation avec le souvenir du défunt... » .
J. BOWLBY, dans « Attachement et pertes » (1980,
p.86), définit le deuil comme étant un « ensemble de
processus psychologiques conscients et inconscients, déclenchés
par une perte » Il ajoute « le deuil sain est la tentative
réussie chez un individu d'accepter l'existence d'un changement dans son
environnement extérieur, suivi de la modification corrélée
de son mode de représentation interne et de réorganisation voire
la réorientation de son comportement d'attachement » (idem ibidem).
Il décrit quatre phases que vont traverser les individus
endeuillés : la phase d'engourdissement, phase de languissemment
(manque), phase de désorganisation et de désespoir et enfin la
phase de réorganisation.
E. KÜBLER- ROSS (1969) a étudié
également les étapes habituelles du processus de deuil.
Reprenons-les ci-après tel qu'inventoriée par E. GOLBETHER (1999
p.103). Il s'agit de : « le Déni, la Colère, le Marchandage
ou Négociation, la Dépression et l'Acceptation ». Bien
d'autres auteurs parlent du deuil, de son évolution et de son impact sur
la structure de la personnalité ; de ces effets sur la santé
mentale individuelle et communautaire ainsi que de ses revirements
pathologiques. Il s'agit entre autres de M. HANUS (1994), J. JACQUES (1998),
MOMBOURQUETTE (1994), Sir JACOBS (1993), M. L. BOURGEOIS, etc .
Dans la clinique Rwandaise de l'après génocide,
guerre et massacres, nous rencontrons beaucoup de personnes qui souffrent de
troubles mentaux divers liés en l'un ou l'autre de type de deuil
vécu. S'il y a eu deuil normal, (ayant bien passé par les quatre
phases) souvent il n'y a pas de pathologie. Mais en cas de deuil
compliqué ou dysfonctionnel, de deuil pathologique, de deuil
problématique ou de deuil compliqué (absent,
différé ou retardé, deuil tronqué, deuil chronique
ou deuil non terminé, on assiste à plusieurs pathologies mentales
pouvant dégénérer en troubles psychiatriques graves. Parmi
les troubles psychopathologiques pouvant apparaître suite au deuil, on
peut rencontrer la manie, la mélancolie, la confusion mentale, le
délire, les habitudes obsessionnelles, les phobies, la dépression
, le PTSD etc.
Selon la phase à laquelle le blocage du processus de
deuil a eu lieu, on peut trouver chez des personnes ayant perdu les leurs de
symptômes suivant : absence de réaction à la perte,
identification à des traits personnels du décédé,
développement d'une maladie somatique, colère extrêmement
exagérée, culpabilité, complexe du survivant, souffrance
persistante sans raison apparente, cauchemars réitérés
avec présence du défunt souvent) flash- back, réviviscence
de certaines étapes de la vie avec le défunt, évitement
phobique :par exemple, ne plus vouloir passer par tel ou tel lieu où il
a vécu ou a eu lieu son meurtre, ne plus vouloir rencontrer des
personnes soupçonnées être impliquées dans son
assassinat, etc.), attaques de panique (par exemple être persuadé
qu'un autre décès imminent vous menace ou menace les membres de
sa famille), réactivation des symptômes aux anniversaires,
troubles du comportement social (démission, isolement,
absentéisme), alimentaire( anorexie, boulimie, alcoolisme) etc.
Dans « Deuil et mélancolie », S. FREUD (1915)
réalise que comme tout ce qui suit un traumatisme (quelle qu'en soit la
cause), une élaboration psychique est indispensable pour opérer
une liaison entre les différents événements qui ont
submergé le Moi du sujet. Le travail de deuil est donc un processus qui
permet de rompre avec l'objet perdu et d'investir de nouveaux objets. C'est le
couple « désinvestissement- investissement » ou «
détachement- attachement » qui signe l'aboutissement du processus
de deuil.
A l'occasion d'une perte d'un être cher, en plus de
l'énergie psychique ou de l'économie psychique (S. FREUD, idem),
la prise en charge de l'individu par la communauté le console et apaise
ainsi sa douleur et son chagrin .
A ce sujet, T. NATHAN et col. dans « Rituels de deuil,
travail de deuil » (1988, p. 39) écrivent : « En Afrique noire
traditionnelle, on assiste à une prise en charge par le groupe du
chagrin (ou de la douleur) du survivant. Le deuil social envahit en quelque
sorte le deuil psychologique qu'il entretient, codifie et régularise
». Nous y revenons au sujet des travaux de L. V. THOMAS (1988).
Paradoxalement, le deuil social n'a pas été
possible lors du génocide, guerres et massacres et exil au Rwanda. Des
rituels de deuil comme nous en avons évoqués n'ont pas
été possibles. Les événements ont fragilisé
les individus (deuil et traumatisme de la perte) et les communautés
(blessures communautaires). Et à l'absence des ressources individuelles
et communautaires pour contenir les dégâts psychiques que devait
entraîner le carnage, c'est le pire qui prévaut : les pathologies
mentales de tous ordres dont le PTSD.
2.3.4.b. Contribution de Louis Vincent THOMAS et Tobie NATHAN
Dans un ouvrage collectif intitulé « Rituels de
deuil, travail de deuil », T. Nathan et col. exposent leurs idées
sur la problématique du deuil, et L. V. THOMAS consacre une grande
partie à cette notion en Afrique noire. Il essaye de
réfléchir sur la finalité des rites funéraires et
leur tonalité affective. Il décrit les rites de deuil et de lever
de deuil, questionne enfin le sens de ces rites et les leçons qu'on en
tire. Ces interprétations révèlent l'aspect
thérapeutique des rites entourant la mort tant pour le défunt,
les endeuillés que toute la communauté en
général.
L'auteur consacre une grande partie de son article à la
discussion sur les concepts « d'être en deuil », «faire
son deuil » et «porter son deuil ». Le premier désigne
une situation de celui qui a perdu un être cher, le second l'ensemble des
états affectifs que vit l'endeuillé et le voulant signaler son
état par des marques extérieurs socialement imposées et
reconnues. L.V. THOMAS explique que dans un processus de deuil bien
passé, ces trois dimensions doivent être observées. De
là, il distingue le deuil social, le deuil mental et le deuil
psychologique .
2.3.4.c. Fonctions principales des rites
Pour les défunts : les rites sont de grande importance.
« /l s'agit tour à tour, après l'avoir materné lors
du mourir (ce qui facilite le travail du trépas) d'assurer sa
présentification réelle ou symbolique afin de l'honorer, de
l'interroger et de lui montrer à quel point on le regrette, de le
purifier par la toilette, de le célébrer par des chants
inventés à son propos, puis de lui convaincre que les rites sont
parfaitement accomplis et de lui signifier son départ » (L.V.
THOMAS. Idem, p.20).
Etre privé des funérailles ou n'avoir droit
qu'à des funérailles tronquées (comme il a
été le cas au Rwanda dans plusieurs circonstances) soit qu'on
décède au loin (des substituts devraient être
envisagés), soit qu'on meure de mauvaise mort, constitue la pire des
choses : dévalorisation sociale pour les suivants proches qui n'ont pas
pu accomplir ce qu'ils devaient faire et privation de survie pour les
défunts.
Telles étant les deux issues redoutables comme nous
l'avons évoqué dans la philosophie bantoue Rwandaise avec A.
KAGAME, au sujet de la finalité de tout « exister ».
Pour les survivants : la finalité est aussi noble.
«Le but essentiel des funérailles demeure sans conteste la
codification et la réglementation du chagrin, donc la régulation
du travail de deuil. (..). Une fois que l'on s'est acquitté envers le
défunt de l'hommage que l'on leur devait et qu'on s'est soi-même
libéré de l'angoisse par l'expression adéquate et
réglée de ses sentiments, il ne faudra plus pleurer les morts
mais les faire revivre en leur abreuvent par des sacrifices, en leur donnant
des descendants, en travaillant aux récoltes futures, etc.» (L.V.
THOMAS idem, p.21-22). A bien des égards, le rite funéraire
devient une liturgie thérapeutique, surtout s'il s'agit d'un parent qui
est décédé.
Pour le groupe: la finalité des rites s'exprime de deux
façons : « tout d'abord, on doit permettre à la
collectivité de transcender le désordre causé par la mort
en assurant la punition des coupables (mourir est presque toujours le produit
d'une agression) en apaisant les génies en courroux (en colère),
en donnant satisfaction aux ancêtres, bref en feignant l'irruption du
numineux impur. Ensuite, on peut dire des funéraires négro
africaines qu'elles constituent une véritable remise à neuf de la
société » (L. V. THOMAS, idem, p.22) .
L'auteur montre les objectifs du deuil à savoir :
permettre au survivant d'expier son crime imaginaire (il aurait inconsciemment
désiré la mort de l'autre), préserver les survivants
d'éventuelles vengeances du défunt et enfin, ceci vaut tout
simplement pour la veuve- le deuil constitue à bien des égards
une conduite d'accompagnement pour le défunt. L'auteur cite un proverbe
ivoirien qui justifie la situation : « si tu sèvres trop vite un
jeune enfant, le froid le prend et il meurt : de même, si tu quittes trop
vite ton conjoint mort, tu meurs à ton tours » (idem, p.38). L. V.
THOMAS explique les différentes pratiques durant le deuil et la
levée du deuil dont le boire et le manger et donne l'exemple des
Nyamwezi de Tanzanie qui boivent ce qui ils appellent « la bière du
deuil ».
Pour les Rwandais, cette conduite de boire et de manger
s'explique comme suit :
« Manger, c'est vivre en donnant la mort, puisque manger
donne la vie, tout en détruisant ce qui est mangé » (idem,
ibidem). La mort, source de vie, tel est justement le principe dans lequel la
société africaine et Rwandaise en particulier puisent la force de
se revigorer avec l'appui du rituel funéraire.
Pour terminer avec les travaux sur le deuil et les rituels de
deuil, disons que les défunts ayant été honorés et
mis à « leur place », ne reviennent pas perturber
l'équilibre psychique des survivants. Les différents rites et
pratiques entourant la mort et mettant ensemble tous les gens de tous
âges pour honorer et faire des adieux au défunt requièrent
une étonnante efficacité thérapeutique tant individuelle
que communautaire.
Conclusion du chapitr
Disons en guise de conclusion au présent chapitre que
beaucoup de théories et recherches ont été
développées sur le PTSD. Ce chapitre a essayé d'en faire
une synthèse tout en proposant une tentative de théorisation
s'inspirant des réalités Rwandaise et africaine. Nous concluons
qu'une compréhension contextuelle du PTSD doit effectivement puiser de
ces théories, lesquelles devront influencer aussi la prise en charge
.
43 Chapitre III THEORIE SUR LA CULTURE ET LES MALADIES
MENTALES 3.0. Introduction
L'OMS définit la santé comme « Un
état de complet bien être physique, mental et social et non
seulement une absence de maladie ou d'infirmité » A partir de cette
définition globale de la santé, nous pouvons dire que la
santé mentale ne se réduit pas non plus à l'absence de
pathologie ou de trouble mentaux, mais qu'elle constitue un état positif
de bien être mental, bref, elle correspond à un état de
bien être psychologique. Par là, nous pouvons facilement
comprendre ce qu'est la maladie mentale. Cette dernière peut se
comprendre selon J. THUILLIER comme:«... pas forcément un trouble
de l'intelligence mais une difficulté à s'intégrer dans le
monde par une perception erronée du monde». (1998, p15) .
La culture fait référence à « un
ensemble de comportements et de coutumes, de valeurs, de croyances et
d'attitudes, de règles de conduites implicites, de types de famille et
d'organisation sociale, de tabous et de sanctions qui sont tous partagés
par un groupe de gens qui ont une identité commune basée sur une
unité ethnique et parfois territoriale. »
(De SILVA, 1999, cité par B. STOCKLI, 2004).
D'après ces définitions, il est incontestable
qu'il y ait une étroite liaison entre la maladie mentale et la culture.
La première s'exprime selon un langage et une logique culturelle
données comme l'ont affirmé bien d'ethnopsychiatres et
anthropologues.
Les spécialistes de la psychiatrie transculturelle et
de l'ethnopsychiatrie donnent suffisamment d'épreuves sur le rapport
entre culture et maladie mentale. Dans le présent chapitre, nous nous
référons à G. DEVEREUX (1970,1972 et 1980), I. SOW (1977,
1982,1984), H. COLLOMB (1985), F. LAPLANTINE (1982), De SILVA (1999) et
à bien d'autres auteurs ayant écrit sur ce sujet.
L'Ethnopsychiatrie est à entendre selon F. LAPLANTINE
partant des idées du père fondateur G. DEVEREUX comme : «
une recherche pluridisciplinaire qui s'efforce de comprendre la dimension
ethnique des troubles mentaux et la dimension psychiatrique de la culture en
évitant le double écueil qui consisterait l'un à
relativiser toute la psychiatrie, l'autre à psychiatriser toute la
culture » (1982, p.12). Il ajoute après G. DEVEREUX sa conception
de l'ethnopsychiatrie. « Qui consiste en des pratiques psychologiques,
sociales religieuses et des rituels à visée thérapeutique
qui ne doivent absolument rien à des facultés de Médecine
» (idem, p. 12) .
3.1. Conception africaine de la maladie mentale.
Dans les sociétés dites traditionnelles
africaines, la maladie d'un individu est diagnostiquée par le devin ou
le guérisseur comme le signe d'un déséquilibre et d'une
perturbation des relations que le groupe entretien avec lui-même, avec le
groupe et avec ses membres vivants ou disparus et qui se situe en dehors du
malade. L'action thérapeutique qui est engagée dans ce cas est
essentiellement collective, jouée par l'efficacité d'une parole
consacrée, au travers d'un culte : elle consiste dans une tentative de
rétablissement de l'équilibre menacée. Résumant son
écrit, F. LAPLANTINE postule trois modèles de
compréhension de la maladie mentale « soit sociologique: qui
s'exprime à travers les représentations qui sont toujours
religieuses, soit biologique : la perception de la maladie mentale en terme
somatique et enfin soit les deux à la fois » (1982, p.15).
I. SOW, dans « Psychiatrie dynamique africaine »,
consacre une longue dissertation sur la conception de la maladie mentale et de
sa thérapeutique en Afrique Noire. Il montre
« la nécessité d'une certaine conception de
la notion de maladie mentale en fonction d'une certaine théorie de
l'organisation et de la dynamique de la personnalité ; c. à- d.
à partir de la conception que l'on a de sa structure intime, de sa
genèse, de ses motivations, buts et finalités » (1977,
p.8).
Il se pose la question de l'existence des faits psychiques
humains à l'état brut ; le « fait brut » en question
n'est -il pas nécessairement déjà pré-
élaborée par le patient, puis en tant que tel, repris et «
systématisé » par le praticien ( avec une marge
d'incertitude ) s'interroge- t-il ? Il affirme à la même page qu'
« il ne pourrait exister un méta système qui engloberait
d'emblée et tout à la fois, les totalités méta
théoriques occidentale, hindoue, africaine etc. ». En effet, chacun
des système anthropologiques globaux développe, avec une
technicité plus ou moins élaborée, une doctrine et une
théorie de la personnalité (normale, perverse ou pathologique) en
cohérence avec les faits des conduites réelles, imaginaires etc.
d'ordre psychique total.
Se faisant une hypothèse de travail sur la conception
du trouble mental dans son ouvrage « Psychiatrie dynamique africaine
», I. SOW écrit : « En Afrique Noire traditionnelle, le
trouble mental au plan du statut notionnel, est désordre par opposition
à l'ordre culturel, car c'est une violence subie par un Ego (Moi) qui
est conçu comme une totalité ordonnée, et
constituée par une triple dimension polaire qui se situe :
- Verticalement : dimension phylogénétique : par
rapport à l'Etre Ancestral (pôle majeur) sur « Lui »
repose tout le reste.
- Horizontalement dimension socioculturelle par rapport au
système des alliances et à la communauté
élargie.
- Ontogénétiquement : dimension de l'Existant :
par rapport à son individualité étroitement liée
à son lignage et à la famille restreinte » (1977, p29-30)
Ces trois dimensions polaires fondamentales (verticale,
horizontale, ontogénétique) permettent de situer, avec
précision, la place de l'Ego, respectivement dans son Etre, dans son
Identité et dans son Existence. « L 'Etre, l'Identité et
l'existence définissent la consistance des éléments
constituants de la personne --personnalité » (idem, P .30) .
Le trouble mental, somme toute, « c'est l'Ego
violenté par la rupture, provoquée par une altérité
agressive, de l'un ou l'autre de ses biens, issus des pôles fondamentaux
constituants » (idem, p.30) .
Après le parcours de cette théorie d'I. SOW sur
la conception de la maladie mentale, il y a lieu de jeter, un coup d'oeil sur
l'étiopathogénie du PTSD. En fait, durant le génocide, les
massacres et les guerres, la vie physique était menacée,
l'existence aussi et il y a, comme nous l'avons évoqué,
destruction des repères identitaires, rupture individuelle et
communautaire, ce qui n'est pas loin de cette théorie d'I. SOW sur
l'étiologie de la maladie mentale en Afrique.
3.2. Conception occidentale de la maladie mental
Ce qui est exposé ci haut est quelque peu opposé
à ce qui se retrouve dans les sociétés occidentales. En
effet, dans son ouvrage : « L'homme coupable, la folie et la faute en
occident » (1992) E. PEWZNER expose la conception occidentale de la
maladie mentale, qui, selon elle, « tire ses racines dans la culture
judéo-chrétienne : dans le développement de
l'individualisme du sens du péché ». La thématique de
culpabilité est centrale dans la maladie mentale en occident, ce qui se
traduit dans les troubles à dominante dépressive et
mélancolique et la fréquence du suicide.
I. SOW s'exprime à ce sujet en parlant « d'une
morale de la culpabilité latante, diffuse, permanente et inconsciente
qui est constitutive de toute une psychologie de toute morale et d'une
manière plus générale, de toute praxis fondée sur
une anthropologie individualiste du sujet »(I. SOW ,1977. . 33) .
3.3. Esquisse d'une compréhension du PTSD à
partir des théories Rwandaises et africaines sur la maladie mentale.
Il serait faire le naïf, dans le cas qui nous concerne,
de chercher à interpréter et comprendre le PTSD dans une logique
purement occidentale. En effet, comme nous avons essayé de le
démontrer dans la littérature précédente, la
culture doit être le socle à partir du quel doivent se faire les
diagnostics et des propositions thérapeutiques en matière de
santé mentale.
Au chapitre sur PTSD maladie de l'incomplétude et de la
rupture nous montrons comment l'évènement stressant, hors du
commun, fait irruption dans un cycle de vie normal, perturbe la continuation
des choses, fait rupture, et installe par-là, une incomplétude,
un traumatisme psychique dont la compréhension devrait absolument passer
par l'élucidation de ce qui a été interrompu et de comment
les membres de la société, et la société dans son
ensemble s'y sont pris.
3.3.1. Première hypothèse de
compréhension.
De notre point de vue une première théorisation
du PTSD au Rwanda est à proposer. Il s'agit de comprendre le PTSD comme
une brouille psychique, psychologique et socioculturelle à effets
individuels et communautaires qui s'est installée dans un cycle de vie
auparavant sain et a déconnecté, disjoint les maillons de la
chaîne que constituait ce cycle de vie individuel d'une part et les
relations inter-humaines d'autre part. La symptomatologie décrite en cas
de ce qui est nommé PTSD -- dans la terminologie occidentale- serait
donc une manifestation, un des indicateurs de cette brouille, de cette
incomplétude, de ce non-sens qu'a installé
l'événement stressant.
Eu égard à cette première
hypothèse de compréhension du PTSD au Rwanda, il y a lieu de
faire une liaison avec les critères diagnostics du DSM I>. Des
critères comme réduction nette de l'intérêt pour les
activités importantes, sentiments de détachement d'autrui ou de
sentiment d'étrangeté, restriction des affects (exemple :
incapacité à éprouver des sentiments tendres) sentiment
d'avenir « bouché » (par ex : penser ne pas pouvoir faire
carrière, se marier, avoir des enfants, ou avoir un cours normal de la
vie ) etc. se trouvent justifiés .
En effet, étant déconnecté d'une
chaîne dont on était maillon parmi tant d'autres, on n'a plus
espoir de continuer à faire route, on éprouve un sentiment
d'étrangeté par rapport aux autres, on ne peut plus avoir
d'affects ou émettre des sentiments tendres envers des gens dont on ne
sent plus l'appartenance au groupe.
Ayant connu un blocage, un arrêt à un moment
précis dans son cycle de vie normal : un enfant bloqué à
l'enfance, un adulte condamné à être toujours mineur et
dépendant à cause des séquelles du traumatisme etc. vivra
toujours un sentiment d'avenir « bouché » ; ne peut pas
entreprendre des projets, faire carrière, se marier, n'espère
plus à avoir un cours normal de la vie, etc.
3.3.2 Deuxième hypothèse de compréhension du
PTSD
Au chapitre sur la problématique du deuil dans
l'étiologie du PTSD, nous avons montré comment le manque de
rituels entraîne des conséquences incalculables sur le plan
sociocommunautaire et mental. Il est évident, comme nous l'avons
montré, que l'équilibre psychique et socioculturel, après
toute mort, repose sur la quiétude de toutes les parties
impliquées : le défunt ; les survivants et la communauté
au sens global, quand ''ils ne se font point de reproche au sujet de ce qui
n'aurait pas été bien réglé''. Nous avons
montré ce qui s'est passé dans le cas précis du Rwanda
où presque rien des rites post-mortem n'a été fait. Et
nous postulons que les symptômes de culpabilité et de complexe du
survivant, de flash-back, de hallucinations en rapport avec les circonstances
traumatiques, de peur intense, de sentiment d'impuissance et d'horreur, de
reviviscence de l'événement traumatisant, des stimuli
associés au traumatisme, etc. décrits par le DSM -I>,
reflètent le fait de n'avoir pas « réglé » ce
que l'on devrait régler pour ou avec le défunt. Par exemple lui
réserver des rituels dignes et complets ; d'où remord et
sentiment de culpabilité. Cela traduit aussi, comme nous l'avons
souligné à propos des phases du processus de deuil, que son deuil
se serait bloqué à l'une ou l'autre de ses phases et que le
processus de « désinvestissement- investissement » de «
détachement --attachement » (FREUD) n'est pas fait .
3.3.3. Troisième hypothèse de compréhension
du PTSD
Se référant aux théories de A. KAGAME, A.
MANIRAGABA, I. SOW, et F. LAPLANTINE on peut se permettre d'avancer une autre
hypothèse de compréhension du PTSD au Rwanda,
complémentaires aux deux premières-. En effet, le trouble mental
étant compris comme « désordre par opposition à
l'ordre culturel, car c'est une violence subie par un Ego (personnalité
telle que construite par la culture de l'individu) qui est conçu comme
une totalité ordonnée... » (I. SOW, idem, p.29) ; le PTSD se
comprendrait comme désordre par opposition à l'ordre culturel,
l'ordre culturel qui n'est plus, suite au processus de destruction de la
culture et du tissus social comme nous l'avons montré.
3.3.4. Quatrième hypothèse de compréhension
du PTSD.
A un autre point de vue, partant des idées de A. KAGAME
et de B. MANIRAGABA sur la philosophie bantou Rwandaise de l'Etre, le sens de
l'Existence et la finalité de la vie
c. à- d. la fin ultime pour les Rwandais ; ce qui donne
sens pour les Rwandais ; les valeurs fondamentales de la culture Rwandaise, la
conscience morale, les quatre piliers de la philosophie existentielle Rwandaise
(kubaho, kubyara, gutunga & gutunganirwa) etc. nous avons connu leur pire
figure et cela s'est traduit selon diverses pathologies mentales (individuelles
et communautaires) culturelles et sociales. A un point de vue à la fois
philosophique et psychologique, nous postulons donc que le PTSD est un «
syndrome » indicateur de cet état des choses.
Conclusion du chapitre
Pour conclure le présent chapitre, disons que la
complexité de la souffrance des Rwandais au lendemain du
génocide, guerre, exils et massacres au Rwanda est telle, qu'elle peut
s'expliquer de plusieurs manières selon les points de vue choisis. Une
tentative de compréhension- quoique non exhaustive apporte du plus dans
la voie de recherche des solutions, de thérapeutiques pour soulager tous
ceux qui portent une impensable souffrance leur induite par l'absurdité
de leurs semblables. Cette opération s'avère pourtant
délicate et pas facile.
Les quatre modèles hypothétiques de
compréhension du PTSD au Rwanda que nous proposons ici, ne sont que le
fruit d'une modeste réflexion visant à éclairer la
problématique du PTSD dans le contexte Rwandais. Dans les pages qui
suivent, présentons le modèle d'analyse faisant office de
synthèse, avant d'entamer la partie pratique du travail .
En guise de synthèse : MODELE D'ANALYSE.
Echecs et problèmes sur tous les plans:
Social Politique, Economique, Culturel, etc.
Guerres, Génocide, Massacres,
Exil, Paupérisation, etc.
Al'
A2'
A3'
A4'
A5'
-Méchanceté
|
-Tueries
|
-Foyers
|
-Perdre ses
|
-Isolement
|
-Sauvagerie
|
-Massacres
|
détruits
|
biens
|
-Stigmatisa
|
-Divisions
|
-Mauvaise
|
-Stérilité
|
-Vol
|
tion
|
-Mensonge
|
mort
|
-Etre non
|
-Indigence
|
-Inquiétude
|
-Escroquerie
|
-Etre mal
|
Prolifique
|
- manque
|
-Désespoir
|
-Egoisme
|
enterré ou
|
-Etre
|
de droits
|
- Rancunes
|
-Indécence
|
non enterré
|
parent ou
|
aux siens
|
-Haines
|
-etc.
|
-Mourir
|
enfant
|
-Vol
|
-Mésentante
|
|
loin des
|
indigne
|
-Non
|
-Discordes
|
|
siens
|
-Rester
|
assistance
|
-etc.
|
|
-Perdre les
|
sans
|
matérielle
|
|
|
siens
|
Proches
|
-etc.
|
|
|
-etc.
|
-Etc.
|
|
|
La culture et le tissu social au sortir du processus de
destruction. Ce sont les indicateurs de ce processus qui se traduiront
à travers des problèmes de tout genre dont les maladies
mentales. (ii)
BREF COMMENTAIRE
- Les rapports entre culture et maladies mentales s'observent
(Hypothèse générale) ;
- On établit à partir de ce modèle d'analyse
un rapprochement, un parallélisme entre les
indicateurs du processus de destruction de la culture et tissu
social et ceux du PTSD;
(première hypothèse opérationnelle);
- La prise en charge du PTSD (iii) doit consister à
éradiquer (ii) en puisant dans (i), en sublimant ou rétablissant
les éléments de (i) détruits.( deuxième
hypothèse opérationnelle)
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