0. INTRODUCTION GENERALE
0.1. QUESTION DE DEPART
La majorité des intervenants et chercheurs en
santé mentale, à l'exception de quelques courants innovateurs, se
préoccupent de classifier des troubles dans des « nosographies
» et de proposer des thérapeutiques stipulées dans des
manuels et inspirés de l'expérience clinique, souvent sans tenir
compte d'un élément important dans le façonnement du
psychisme : la culture.
Des questions persistent sur l'existence d'un psychisme
universel. G. DEVEREUX (1972, 1980) nous donne une issue. Il fait la
thèse d'une uniformité de la psyché humaine mais
reconnaît la diversité des cultures. Il postule que ce qui fait la
différence des peuples, c'est la façon dont ce psychisme
universel se manifeste à travers la culture de chaque
société, dans son lieu, sa logique et son langage (expressions au
sens large) propres.
Dans une logique déductive, nous proposons un postulat
selon lequel la structuration et l'expression du psychisme de tout peuple et en
l'occurrence des Rwandais revêtent des particularités relatives
à la culture partagée par tous les Rwandais.
Nous voudrions comparer la structure de ce psychisme à
un cristal en référence à la métaphore de cristal
brisé de S. FREUD. Celui-ci, dans ses « Nouvelles
conférences » cité par J. BERGERET (1986, p.15) nous dit :
«Si nous laissons tomber à terre un bloc de minéral sous
forme cristallisée, il se brise mais pas d'une façon quelconque;
les cassures s'opéreront selon les lignes de clivage dont les limites et
les directions bien qu'invisibles extérieurement jusque- là, se
trouvaient déjà déterminées de façon
originale et immuable par le mode de structure préalable dudit cristal
».
Partant du postulat que la structure du psychisme Rwandais
serait différente de celle des psychismes irakien, togolais ou
américain, etc.; une question se pose : Si ce psychisme Rwandais se
"cassait'', - pour diverses raisons: Guerres, génocides, etc. -- se
briserait-il de la même façon que ces autres dont il
diffère par leur structure et n'ayant pas les mêmes
prédispositions au clivage ? Et si une phase de réparation
arrivait, devrait-t-on recoller les morceaux de la même façon ? A
toutes ces questions, il semble logiquement difficile de répondre oui
.
Le psychisme Rwandais a subi de très violents
secousses, a été jeté par terre (restons dans la
même métaphore) et les clivages se manifestent sous diverses
formes de pathologies mentales : allant de simples angoisses en passant par des
troubles du comportement et autres troubles psychiatriques de gravité et
complexité extrêmes mais aussi et surtout les troubles du registre
du traumatisme psychique. Ces troubles sont d'une épidémiologie
accrue dans notre pays ces derniers temps. Les clivages vont également
s'observer dans les liens interpersonnels hypothéqués et dans la
tentative problématique de la communauté de s'auto
reconstruire.
Toujours dans notre logique de questionnement, permettez- nous
de nous poser encore quelques autres questions : faut-il chaque fois chercher
à calquer les clivages de « notre cristal » (le psychisme
Rwandais) à ceux d'un cristal autre que le nôtre ? Ne devrions
nous pas, sans faire fi de ce qui est décrit dans des manuels
internationaux,(le DSM et l'ICD par exemple), penser une compréhension
et une prise en charge rigoureusement contextualisées?
N'entendez pas en ce questionnement une remise en cause des
acquis de la science, de la psychiatrie en particulier, ni une aventure visant
à discréditer l'universalité de certains principes
médicaux et thérapeutiques. Notre idée en est que la
culture devrait être le socle à partir duquel devrait se faire
tous les diagnostics dans le domaine de la pathologie mentale. Car, comme l'a
soutenu LINTON, c'est notre société qui nous fournit des «
modèles d'inconduites ». Il est certes évident qu'il existe
des points de comparaison entre diverses organisations psychiques issues des
cultures différentes, mais les spécificités
inhérentes à chaque culture influencent remarquablement la
clinique. Nous pensons que cela doit être sérieusement tenu en
considération dans le contexte Rwandais .
3 0.2. PROBLEMATIQUE
L'être humain est un être social par essence qui
ne peut pas vivre en dehors de la société dont il est acteur et
produit. Sa santé etIou sa pathologie, sa façon normale ou
perverse d'être et d'agir sont à la fois déterminées
et codifiées par son environnement, son contexte socio-historique et
culturel.
Le Rwanda a connu le génocide qui a pratiquement tout
endommagé, qui a détruit le matériel et
l'immatériel, les vies humaines et surtout le tissu social. Le
génocide a détruit l'homme au sens biologique et s'est
attaqué à ce qui fait l'humain au-dessus du biologique; qui
pourtant était le pilier de l'existence. La construction que la
société avait faite de l'homme a été
démolie.
En ces moments de l'après génocide, nous
assistons à des souffrances traumatiques consécutives au
vécu de beaucoup de Rwandais durant la guerre, le génocide et les
massacres de 1994. Ces souffrances sont si complexes et diversifiées
qu'elles méritent d'être étudiées dans leurs divers
contextes. Nous rencontrons de nombreuses personnes qui présentent des
signes d'état de stress post-traumatique (PTSD) parfois l'ignorant, des
personnes ayant perdu le sens de la vie parce que tout ce qui donnait sens
à la vie pour eux a été foulé au pied.
Les gens ont perdu les membres de leurs familles et leurs
proches, les parents ont été obligés à violer, tuer
ou enterrer vivants leurs enfants et vice-versa. Les humains furent cruellement
maltraités par d'autres humains qui pourtant avaient une obligation
morale et socioculturelle de les protéger. Beaucoup de gens vivent un
état d'insécurité et d'inconfort psychologique et social,
de désespoir et d'incertitude quant à l'avenir.
A titre d'illustration, les statistiques sur le PTSD au Rwanda
sont alarmantes. Le rapport annuel 2003 de l'HNP- CARAES NDERA montre que plus
de 18% des consultations sont des troubles névrotiques où se
classe le PTSD et plus de 5% de consultations en 2003 au SCPS ont
été les troubles post- traumatiques. Le problème est sans
doute sous estimé en raison de la difficulté liée au
diagnostic. En effet, la dimension culturelle n'est pas souvent tenue en compte
et le phénomène de complication du trouble est mal connu. Le PTSD
devient de plus en plus multiforme et polymorphe et se complique en troubles
psychiatriques divers .
Malgré le nombre accru de personnes souffrant ou
potentiellement pouvant souffrir de PTSD, les professionnels de santé
compétents et les institutions de soins sont comptés au bout des
doigts.
La situation se complique aussi par le manque de support
théorique pouvant sous tendre les interventions dans ce sens.
L'importance et la gravité de la problématique de maladie mentale
sont modulées par l'histoire antérieure du sujet, sa
personnalité sous-jacente d'une part et par le type de réseau
familial, social et culturel dans lequel il s'inscrit d'autre part. Il
s'avère donc que la compréhension intégrale du PTSD n'est
pas exclusivement une affaire de la psychiatrie classique ni de la psychologie
individuelle, mais aussi l'affaire d'une approche éclectique incluant
des aspects d'Anthropologie, d'Ethnopsychiatrie, de Psychiatrie transculturelle
et de Psychologie clinique évidemment.
En effet, au Rwanda, l'expérience traumatisante a
bousculé les fondements psychologiques et sociaux de la normalité
(coutumes, interdits, valeurs sociales, habitudes, croyances, etc.).
Sûrement que, quoique non encore bien élucidé; cet aspect
se manifeste dans le vécu des personnes souffrant de PTSD. La culture
Rwandaise, dans ce qu'elle avait de plus essentiels : la part de l'enfant dans
la vie communautaire, la naissance ou la mort, la sexualité et le
mariage, les relations parents- enfants, la protection de la fille et de la
femme etc., a connu d'intenses secousses. Cela aussi, même si non encore
démontré par des études, se répercute dans
l'après génocide et se traduit dans la souffrance de beaucoup de
gens.
Certaines facettes de la problématique ont
été étudié part Espérance UWANYIRIGIRA
(1995, 2002), Naasson MUNYANDAMUTSA (2001,2003), Béatrice STOKLI (2004),
Eugène RUTEMBESA (2004), Vincent SEZIBERA(2004) entre autres, mais le
vide théorique dans la compréhension et la prise en charge
contextuelles du PTSD au Rwanda se fait encore sentir actuellement.
Chercheur débutant et futur clinicien, nous nous
proposons d'entreprendre la présente étude pour fournir un outil
à la fois théorique et pratique sur le PTSD et sa prise en charge
au Rwanda. Nous étudions le domaine jusqu'alors très peu
exploré au Rwanda: La part de la culture dans la compréhension et
la prise en charge des maladies mentales. Nous espérons impulser une
réflexion dans ce domaine et rompre le statu quo qui entraînerait
à la longue l'effondrement psychologique de la communauté
Rwandaise .
5 0.3. QUESTIONS DE RECHERCHE
1. Existe-t-il des rapports entre la culture et les maladies
mentales ? Qu'en est-il au Rwanda ?
2. Quels rapports peut-on établir entre les indicateurs
du processus évolutif de la culture et les manifestations du PTSD au
Rwanda ?
3. Quelle serait la thérapeutique contextuelle du PTSD au
Rwanda ?
0.4. OBJECTIFS DU TRAVAIL
1) Montrer des rapports entre culture et santé mentale au
Rwanda ;
2) Établir des relations entre les indicateurs du
processus de destruction de la culture et du tissu social Rwandais et les
manifestations du PTSD au Rwanda;
3) Proposer des principes et orientations de base d'une
thérapeutique du PTSD au Rwanda tenant compte du potentiel socioculturel
Rwandais.
0.5. HYPOTHESES DE TRAVAIL
a. Hypothèse générale
Nombreuses sont des théories qui ont été
émises et défendues sur les causes des maladies mentales et leur
thérapeutique. Dans le domaine de la pathologie mentale, plusieurs
recherches ont montré la nécessité de tenir en
considération le problème de la subjectivité du patient,
de la question fondamentale des rapports du sujet malade avec le monde des
valeurs, d'attitudes et croyances, de rites et cérémonies, de
symboles et représentations ainsi que ses réalités
socio-historiques. Par ce fait, cette étude est menée partant du
postulat selon lequel : « la santé et la maladie mentale sont
intimement liées au contexte culturel au sein du quel ses
phénomènes sont étudiés ».
b. Hypothèses opérationnelles
En guise de réponses provisoires à des
questionnements précédemment soulevés sur le PTSD au
Rwanda et en guise de compléments et clarifications à
l'hypothèse principale, deux hypothèses opérationnelles
sont posées. La première est : « le processus de destruction
de la culture et du tissu social Rwandais se traduit à travers divers
comportements des membres de la société, les manifestations du
PTSD au Rwanda en sont un indicateur éloquent» .
La seconde hypothèse est formulée comme suit :
« l'efficacité et la pertinence des modèles de traitement du
PTSD dépendent de la maîtrise des phénomènes de
destruction de la culture et du tissu social ainsi que des stratégies de
reconstruction de ces instances au sein de la société Rwandaise
».
0.6. CHOIX ET INTERETS DU SUJET
Le choix du sujet a été motivé par des
statistiques alarmant sur le PTSD et par la situation
généralement inquiétante des souffrances post traumatique
consécutives au génocide de 1994 et aux événements
qui s'en sont suivis. Ces personnes sont toujours à la merci de cette
souffrance inintelligible et souvent impartageable sans prise en charge
adéquate.
La présente recherche s'alimente d'une triple
motivation : personnelle, sociale et académique. En effet, compatissant
à la souffrance de ces personnes, nous voulons apporter une modeste
contribution à leur soulagement. Par la présente recherche nous
voulons mettre à profit des aptitudes acquises durant notre formation
académique pour fournir aux professionnels un éclairage à
travers ce travail de Mémoire.
0.7. METHODOLOGIE
La méthodologie utilisée consiste en une analyse
documentaire complétée par des séries d'entretiens semi-
directifs avec les personnes ressources (Inararibonye), les soignants et les
patients souffrant de PTSD. Les manuels de classification internationale (DSM
et ICD) ont servi de référence principale dans notre travail de
lecture exploratoire et de vérification des diagnostics posés.
Trois guides thématiques d'entretien ont été
utilisés ; un pour chaque catégorie d'interviewés. Au
total cinq personnes ressources de formation et expériences
variées ont été abordées. Elles sont issues de
l'IRST, Inteko izirikana, ARPA, AMI et il y a parmi eux un pensionné
ancien agent de l'Etat. Cinq soignants ont été abordés.
Ils sont de CHUB, HNP Caraes Ndera, Caraes Butare, Hôpital de Ruhengeri
et du SCPS.
Les critères d'inclusion pour les patients ont
été : souffrir du PTSD, le diagnostic ayant été
retenu par un soignant habilité de l'institution et être
soigné dans l'une des deux institutions de recherche choisies : Le SCPS
et l'Hôpital de Ruhengeri. Sur un grand nombre de patients
rencontrés au départ, cinq ont été
préférentiellement retenus et été objet
d'entretiens supplémentaires eu égard à notre logique de
recherche, aux objectifs et hypothèses de l'étude .
De plusieurs situations cliniques suivies, il ressortait que
certains renseignements étaient en quelque sorte superposables
d'où nous avons pris un cas pour chaque situation clinique
spécifique. Ainsi ont été retenus trois cas les plus
illustratifs des cas cliniques suivis à Ruhengeri et deux au SCPS.
Les deux institutions (SCPS et l'Hôpital de Ruhengeri)
ont été choisies pour leur caractère urbain pour le
premier et rural et réputé traditionaliste en matière de
pratiques et rituels culturels pour le second. Nous voudrions confronter les
informations issues des deux milieux. L'enregistrement a été
utilisé en cas de consentement de l'interviewé et l'analyse
thématique de contenu utilisée dans le traitement des
informations récoltées. Signalons pour terminer que la rencontre
des trois catégories de participants à notre recherche s'est
déroulée dans une période de cinq mois : de juin à
novembre 2004.
0.8. LIMITES DE L'ETUDE.
Notre recherche s'est délimitée aux théories
suivantes :
- L'ethnopsychiatrie
- La théorie psychanalytique et plus spécifiquement
l'Anthropologie psychanalytique.
- La psychologie clinique inter et transculturelle
- Les théories cognitives et comportementales.
Quant à la délimitation pratique, la
présente recherche devait concerner les soignants, les personnes
ressources et les patients. Chaque catégorie compte cinq personnes. Nous
reconnaissons humblement avoir travaillé avec des échantillons
réduits, à cela il faut rappeler que nous nous inscrivons dans
une approche qualitative et nous nous proposons, par cette voie, mener un
travail en profondeur et engager une analyse bien structurée dans les
limites de nos possibilités.
0.9. DIVISION DU TRAVAIL
Hormis l'introduction générale, la conclusion et
les recommandations, notre travail est divisé en deux grandes parties :
le cadre théorique et conceptuel et le cadre pratique. Le cadre
théorique comprend trois chapitres : Le premier parle de la
théorie sur la culture, le second fait une compilation des
théories sur le PTSD et le troisième parle de la culture et les
maladies mentales. Le cadre pratique contient le chapitre quatre sur la
méthodologie, le chapitre cinq sur la présentation des
résultats, analyse et compréhension des cas
étudiés. Le sixième et dernier chapitre traite des
considérations thérapeutiques .
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