II- LA SOURCE DE LA MODALISATION
Nous entendons par source de la modalisation, l'entité
qui exprime son attitude (ou dont on exprime l'attitude), qui émet un
jugement, qui est responsable de la modalisation. La question qui se pose est
de savoir quel nom attribuer à la personne qui est à la base de
la modalisation dans Michel Strogoff. Est-ce le sujet modal ou le
support modal ? Nous allons au préalable essayer de clarifier les
notions de sujet parlant, locuteur et énonciateur.
II.1- Le sujet parlant, le locuteur et
l'énonciateur
Les termes sujet parlant, locuteur et énonciateur
prêtent très souvent à confusion. L'on est presque toujours
tenté de les considérer comme des synonymes. Cela paraît
être le cas de Mounin (1974 :206) qui fait remarquer que le locuteur
est la personne qui produit un énoncé. Par la
suite, Mounin (1974) donne comme synonymes de locuteur, sujet parlant et
énonciateur. Nous voulons montrer que ces notions renvoient plutôt
à des instances différentes qui se superposent dans un texte.
Elles sont d'ailleurs au centre des travaux sur la polyphonie menés par
Ducrot (1984). Pour mieux faire comprendre comment les trois instances qu'il a
introduites se repartissent les tâches dans le discours, Ducrot (1984) se
tourne vers la théorie littéraire et établit un
parallèle avec la triade responsable de la narration dans la
théorie (auteur, narrateur, personnage).
II.1.1- Le sujet parlant
Le sujet parlant est le producteur effectif de
l'énoncé, un être physique qui n'est pas
réalisé dans l'énoncé lui-même. C'est ce qui
ressort des propos de Maingueneau (1993 :76) lorsqu'il soutient que le
sujet parlant, joue le rôle de producteur de
l'énoncé, de l'individu (ou des individus) dont le travail
physique et mental a permis de produire cet énoncé.
Ce sujet se définit alors comme l'individu dans le
monde qui prononce l'énoncé. C'est dans le même sens que
Larcher (1998 :219-220) souligne : le sujet parlant est un
être empirique, auteur du discours, mais extérieur
à lui. Aussi le sujet parlant appartient-il au monde
extralinguistique. L'on peut dire, de ce fait, que pour ce qui est de notre
corpus, le sujet parlant est Jules Verne. En fait, c'est lui qui a produit,
rédigé Michel Strogoff même si ce n'est pas
à lui qu'on doit attribuer la responsabilité des
énoncés qui y sont proférés, mais au locuteur.
II.1.2- Le locuteur
Il représente la personne à qui on doit imputer
la responsabilité d'un énoncé. Plus exactement, le
locuteur profère un énoncé (dans ses dimensions
phonétique et phatique ou scripturale) selon un repérage
déictique ou indépendant. Ducrot (1984 :190) indique, en
outre, que le locuteur est désigné par les marques de
la première personne (celui qui est le support des procès
exprimés par un verbe dont le sujet est je, le propriétaire des
objets qualifiés de miens, celui qui se trouve à l'endroit
appelé ici).
Ducrot (1984) traduit ainsi le fait que le locuteur est
appréhendé comme l'origine des repérages utiles pour
l'étude des mécanismes. C'est dans le même ordre
d'idées que Meunier (1990 :384) estime que le locuteur est un
être de discours, ayant la compétence d'un code et
à partir duquel se construisent les valeurs
référentielles, et les repères de la déixis.
La présence du locuteur est perceptible à travers des
éléments grammaticaux tels que les pronoms personnels à la
première personne. C'est le cas dans Michel Strogoff lorsque le
personnage passe du statut de non-personne à celui de locuteur, le
discours direct ayant la capacité d'introduire dans la narration les
énonciations des autres sujets comme dans les exemples suivants:
(1) Je sais tout cela Altesse, et je sais
aussi qu'Ivan Ogareff a juré de se venger personnellement du
frère du czar. (p.323)
(2) Je crois même qu'il y a un vers
célèbre à ce sujet, mais du diable ! (p.301)
(3) Je ne peux plus aller. (p.283)
Dans ces énoncés, les locuteurs (Ivan
Ogareff, Alcide Jolivet, Nadia) sont bien présents et se manifestent par
l'emploi du pronom personnel je. Ils assument la portée de
leurs propos et c'est leur voix qui modalise leurs énoncés
respectifs. Par contre, il arrive souvent que le locuteur soit absent notamment
dans les énoncés historiques qui ont toutefois un
énonciateur. Le locuteur est alors réduit à un metteur en
scène répartissant la parole entre différents personnages.
Selon Rabatel (2005 :11),
cette conception de la mise en scène
énonciative fait du locuteur, sinon une instance vide, du moins
l'organisateur abstrait et quasi fantasmagorique des relations avec les
énonciateurs qui traversent son discours, sans que le locuteur soit
aisément saisissable.
D'une façon significative, le locuteur est
présent dans l'énoncé, mais ne se manifeste pas et prend
même souvent ses distances. Il est partout, à travers sa mise en
scène des énonciateurs, et nulle part, pour son propre compte,
tellement la relation du locuteur à l'énonciateur est floue au
regard des mécanismes de prise en charge. A en croire Vion
(1998 :71), il en résulte que le locuteur choisit de parler
à travers des simulacres, des fluctuations permettant au sujet
de jouer à cache-cache avec des opinions, de les camper, de
disparaître, de jouer une position en mineur ou en contrepoint, puis de
se réapproprier plus ou moins violemment une place énonciative
dominante.
C'est dire que le locuteur se pose comme le maître
dans l'organisation du discours. Il y a une sur-valorisation du locuteur,
considéré comme un grand metteur en scène difficilement
saisissable, auquel il est difficile d'assigner un point de vue qui le
caractérise en propre. Analysons, à cet effet, les
énoncés ci-dessous :
(4) Il ne pouvait hésiter et se mit à
l'oeuvre. (p.172)
(5) Leur ancien compagnon de voyage, pris avec eux au
poste télégraphique, savait qu'ils étaient parqués
comme lui dans cet enclos que surveillaient de nombreuses sentinelles, mais
il n'avait point cherché à se rapprocher d'eux.
(p.193)
(6) Mais Nadia comprit que son compagnon ne lui
disait pas tout, et qu'il ne pouvait pas tout lui dire. (p.282)
(4), (5) et (6) représentent des
énoncés où le locuteur n'est pas présent. Le
discours se déroule à la troisième personne (il,
ancien compagnon, Nadia). Le locuteur (narrateur) donne existence à
des énonciateurs dont il organise les attitudes et exprime les points de
vue. Il se présente comme le porte parole des personnages dont il
structe les pensées qu'il dévoile par la suite au lecteur. Le
locuteur tient une place primordiale dans notre support d'étude dans la
mesure où les jugements qui y sont énoncés émanent
explicitement ou implicitement de lui. De plus, même quand les
énonciateurs s'expriment directement, c'est le narrateur qui oriente
l'angle sous lequel doivent être perçus leurs propos ; les
idées véhiculées dans Michel Strogoff sont
liées à l'idéologie que défend le narrateur. Cela
étant, à quoi consiste au juste le rôle de
l'énonciateur dans un énoncé ?
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