I.2- L'ironie
Elle consiste à dire, par une raillerie
plaisante ou sérieuse, le contraire de ce qu'on pense ou de ce qu'on
veut faire penser. Avant d'analyser le fonctionnement de cette stratégie
argumentative dans Michel Strogoff, il convient de souligner qu'il
existe diverses théories qui s'écartent de la conception de
l'ironie sus-énoncée. A cet effet, l'énoncé
ironique est souvent conçu comme une énonciation paradoxale,
autodestructrice, dans laquelle le sujet invalide sa propre énonciation.
C'est sans doute ce qui fait dire à Berrendonner (1981 :215) que
faire de l'ironie, ce n'est pas s'inscrire en faux de
manière mimétique contre l'acte de parole antérieur ou
virtuel, en tout cas extérieur d'un autre. C'est s'inscrire en faux
contre sa propre énonciation, tout en l'accomplissant.
Pour Berrendonner (1981), à travers l'ironie, le
locuteur produit un énoncé qu'il invalide en même temps
qu'il parle. Ducrot (1984), quant à lui, pense que
l'énoncé ironique est polyphonique. Cette stratégie
argumentative mettrait ainsi en scène un personnage qui énonce
quelque chose de déplacé et dont le locuteur se distancie par son
ton et sa mimique. Ducrot (1984 :211) précise de ce fait :
parler de façon ironique, cela revient pour
un locuteur L à présenter l'énonciation comme exprimant la
position d'un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le
locuteur L n'en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu'il la
tient pour absurde.
A cet égard, on peut analyser un énoncé
ironique comme une sorte de mise en scène par laquelle le locuteur fait
entendre par sa voix un personnage ridicule qui parlerait sérieusement
et dont il se distancie.
Au regard des définitions mentionnées
ci-dessus, il apparaît que l'ironie fait appel à une
adhésion et à un rejet du locuteur par rapport à
l'énoncé qu'il profère. Dans Michel Strogoff,
l'ironie s'apparente surtout à une moquerie froide et analytique,
à une satire. Elle correspond, comme le fait remarquer Suhamy
(2000 :110) aux sarcasmes énoncés sur un
ton impassible et faussement détaché. En fait,
l'énoncé ironique est un moyen pour Verne de tourner en
dérision les personnages dont il ne partage pas les points de vue et
auxquels il ne souhaite sans doute pas que les lecteurs s'identifient. C'est le
cas par exemple du journaliste anglais Harry Blount dont Verne fustige sur un
ton moqueur, l'indifférence. En effet, ce personnage ne se laisse
émouvoir par aucune parole, aucune situation. Certes il n'est pas
antipathique, mais il affiche une froideur envers tout le monde que Verne
condamne. Le passage suivant illustre la posture qu'adopte Verne envers
l'attitude d'Harry Blount:
(187) Il va sans dire qu'Harry Blount ne faisait aucun frais
vis-à-vis de la jeune fille. C'était un des rares sujets de
conversation sur lesquels il ne cherchait pas à discuter avec son
compagnon. Cet honorable gentleman, n'avait pas pour habitude de faire
deux choses à la fois. (p.125)
Ce passage met en évidence le manque de
galanterie d'Harry Blount envers Nadia. En effet, tandis que le journaliste
français Alcide Jolivet n'hésite pas à apporter son aide
à la jeune fille quand elle en a besoin, Harry Blount ne manifeste pas
le moindre enthousiasme pour secourir Nadia. On note ainsi un paradoxe dans le
passage quand Verne utilise l'axiologique valorisant honorable pour
qualifier Harry Blount. Car, comment quelqu'un peut-il être digne
d'estime et de considération quand il manque justement de
politesse ? On comprend dès lors qu'il s'agit d'une ironie de la
part de Jules Verne. Le lecteur qui sait exactement à quoi renvoie
« honorable gentleman » se rend compte qu'il y a
un écart, un décalage entre cette expression et ce qui est dit
plus haut sur Harry Blount. Ce passage présente la particularité
de se disqualifier lui-même, de se subvertir dans le mouvement
même où il est proféré. L'ironie est une arme
satirique pour Jules Verne, car en présentant l'attitude d'Harry Blount
comme louable, il la dénude, la fait apparaître comme
dérisoire.
Toutefois, Harry Blount n'est pas le seul
personnage tourné en ridicule, il y a également
Féofar-Khan, l'émir tartare instigateur de l'invasion de la ville
d'Irkoutsk. Nous allons le constater dans l'énoncé
suivant :
(188) Ivan Ogareff présenta à l'émir ses
principaux officiers, et Féofar-Khan, sans se départir de la
froideur qui faisait le fond de sa dignité, les accueillit de
façon qu'ils fussent satisfaits de son accueil. (p 230-231).
A la lecture de cet énoncé, on a
l'impression que le narrateur recourt à l'ironie pour présenter
le personnage cynique qu'est Féofar-Khan. A cet effet, deux substantifs
attirent notre attention : froideur et dignité.
Selon le narrateur, c'est le manque d'amabilité, ou encore
l'indifférence qui ferait la dignité de Féofar-Khan. Il
s'agit là d'une raillerie car le cynisme ne saurait faire la
dignité d'une personne. C'est un moyen pour le narrateur de montrer
à quel point Féofar-Khan est cruel et de rallier le lecteur
à ce point de vue.
Cependant, il convient de préciser que pour
que le lecteur perçoive cet énoncé comme ironique, il
faudrait que le lecteur repère un décalage entre les substantifs
froid et dignité. C'est dans cette optique que
Maingueneau (1993 :85) déclare : dans la mesure où
l'ironie constitue une stratégie de déchiffrement indirect
imposée au destinataire, elle ne saurait s'accommoder de signaux trop
évidents qui la ferait basculer dans l'explicite.
Cela explique pourquoi les marques de l'ironie ne
sont pas toujours nettes et dépendent de l'univers de croyance du
lecteur. L'ironie n'est pas toujours perceptible puisqu'elle est une
stratégie argumentative qui n'opère pas de manière
explicite, c'est également le cas de l'atténuation.
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