CHAPITRE SIXIÈME :
LA MODALISATION : UNE STRATÉGIE
ARGUMENTATIVE
L'étude des procédés de
modalisation à l'aide de la stylistique de l'expression indique que ces
procédés participent d'une stratégie argumentative. En
effet, ils fonctionnent, à en croire Perelman (1989 :437), comme
des techniques discursives permettant de provoquer ou d'accroître
l'adhésion des esprits aux thèses que l'on présente
à leur assentiment. Cela n'est pas étonnant puisque la
stylistique de l'expression accorde une place importante à l'action des
faits de langage sur la sensibilité. On se pose donc la question dans ce
chapitre de savoir comment s'emploie Verne pour faire passer son message ainsi
que la nature de ce message. Autrement dit, quelles sont les stratégies
argumentatives que favorise l'emploi des procédés de modalisation
dans Michel Strogoff ? Et à quel but sont destinées
ces stratégies ? Cela étant, nous allons voir dans un
premier temps comment l'éthos, l'ironie et l'atténuation
permettent à Jules Verne de crédibiliser son univers de croyance.
Dans un second temps, il sera question pour nous de montrer que ces
stratégies se conjuguent pour présenter Michel Strogoff
comme un discours sur le devoir.
I- LE SOUCI DE CRËDIBILISER SON UNIVERS DE
CROYANCE
Produire un texte littéraire c'est, selon
les besoins, chercher à faire partager ou à imposer une certaine
vision du monde, un certain système de croyance, voire à faire
agir l'autre, et cela en fonction d'une intention se trouvant à
l'origine de tout acte d'énonciation. Ce d'autant plus que, comme le dit
Hamon (1981 :119), l'art d'écrire [est] une
praxis, une technique d'action sur le lecteur. Le texte
littéraire n'est donc pas destiné à être
contemplé, il est une énonciation tendue vers un
co-énonciateur qu'il faut mobiliser, faire adhérer à un
certain univers de sens. C'est pourquoi Verne dans Michel Strogoff se
sert des procédés de modalisation pour véhiculer son
idéologie au lecteur. On le voit notamment à travers les
stratégies discursives telles l'éthos, l'ironie,
l'atténuation.
I.1- L'éthos
L'éthos renvoie à l'image que le
locuteur donne à voir de lui-même à travers des
représentations collectives au lecteur. Il recouvre l'ensemble des
traits de caractère que l'auteur doit montrer au lecteur pour faire
bonne impression. Il ne s'agit pas, précise Ducrot (1984 :201),
des affirmations flatteuses que l'orateur peut faire
sur sa propre personne dans le contenu de son discours, affirmations qui
risquent au contraire de heurter l'auditeur, mais de l'apparence que lui
confèrent le débit, l'intonation, chaleureuse ou
sévère, le choix des mots, des arguments.
Dans cette perspective, le locuteur se construit une
personnalité grâce aux choix de ses idées, de ses
arguments, ce qui rend plus crédible son discours aux yeux du lecteur.
Dans Michel Strogoff, à travers sa parole, Verne se donne une
identité à la mesure du monde qu'il est censé faire surgir
dans son oeuvre. Il joue sur la sensibilité du lecteur, il
présente des faits, des personnages d'une manière qui suscite
l'émotion de ce dernier. On s'aperçoit ainsi que l'auteur de
Michel Strogoff a prévu les effets que son discours est
susceptible d'avoir sur le lecteur. C'est dans ce sens que Meyer
(1991 :32) souligne dans son introduction à La
Rhétorique d'Aristote : [...] convaincre,
suppose que l'on connaisse ce qui met en branle le sujet auquel on s'adresse,
c'est-à-dire ce qui le meut, ou plus exactement,
l'émeut.
Ainsi, les idées de Verne se
présentent à travers une manière de dire qui renvoie
à une manière d'être. Il construit un discours
adéquat, adapté, empreint de représentations sociales
valorisées ou dévalorisées. Dans Michel Strogoff,
nous l'avons déjà dit, il est question d'une guerre qui oppose
les Russes aux Tartares. Ces derniers, sous la conduite d'Ivan Ogareff, veulent
assiéger la ville d'Irkoutsk. Le czar fait alors appel au capitaine
Strogoff afin d'empêcher les basses manoeuvres d'Ivan Ogareff. Jules
Verne va s'atteler ainsi à présenter tout au long de l'oeuvre
d'une part Michel Strogoff totalement respectueux et soucieux du bien
être des autres et d'autre part Ivan Ogareff sans pitié et cruel.
Voici trois exemples qui résument assez bien l'image que l'auteur
présente au lecteur de ces deux personnages:
(184) De plus, il était cruel, et il se
fût fait bourreau au besoin. (p.144)
(185) Ce beau et solide garçon,
bien campé, bien planté, n'eût pas
été facile à déplacer malgré lui, car
lorsqu'il avait posé ses deux pieds, il semblait qu'ils s'y fussent
enracinés. (p.34)
(186) En vérité, si un homme pouvait
mener à bien ce voyage de Moscou à Irkoutsk, à travers une
contrée envahie, surmonter les obstacles et braver les périls de
toutes sortes, c'était entre tous, Michel Strogoff. (p.36)
En (184), l'adjectif cruel et le
substantif bourreau ont une coloration péjorative. Ils montrent
au lecteur qu'Ivan Ogareff est un homme totalement dénué de bon
sens, de compassion, il est prêt à tout pour trahir ses
compatriotes et assiéger la ville d'Irkoutsk. En (185), on note la
présence de deux adjectifs mélioratifs antéposés au
substantif garçon : beau et solide. Le narrateur
a également fait recours à l'adverbe bien qui
détermine les adjectifs verbaux campé et
planté. Michel Strogoff se présente alors comme un jeune
homme qui allie beauté et force. De plus, il n'hésite pas
à mettre cette force au service d'une noble cause comme le montre
l'exemple (186). En effet, le modalisateur épistémique en
vérité vient authentifier le fait que Michel Strogoff soit
le seul homme capable de surmonter les épreuves difficiles pour
déjouer le complot d'Ivan Ogareff. Il est fidèle à sa
patrie et sait allier avec audace sang-froid et prudence. A la lecture de ces
énoncés, le lecteur est normalement tenté de prendre le
parti de Michel Strogoff car il représente les valeurs justes qui sont
défendues par toute société. De ce fait, on comprend mieux
les propos suivants de Maingueneau (2002 :81) : le pouvoir
de persuasion d'un discours tient pour une part au fait qu'il amène le
lecteur à s'identifier à la mise en mouvement d'un corps investi
de valeurs socialement spécifiées. C'est dire que pour
exercer un pouvoir de captation, l'éthos doit être en phase avec
la conjoncture idéologique. Justement, les potentiels lecteurs de notre
corpus face au discours de Jules Verne souhaiteront, sans doute, s'identifier
à Michel Strogoff qui incarne les valeurs morales.
On le voit, l'éthos est bien une
stratégie argumentative au moyen de laquelle Verne essaye de
crédibiliser son univers de croyance. Cependant, cet auteur recourt
souvent à l'ironie, mieux à la satire pour se distancier de
certaines attitudes et montrer au lecteur les valeurs auxquelles il
adhère.
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