I.1.3- L'emploi des mots étrangers
Les récits et dialogues dans Michel
Strogoff sont émaillés de termes étrangers, plus
précisément de termes russes et tartares. Cela n'est pas
étonnant puisque les personnages qui évoluent dans ce roman sont
originaires de la Russie et de la Sibérie. Ce faisant, le locuteur est
obligé d'employer les guillemets pour indiquer un emprunt aux langues
russe et tartare. C'est le cas dans les énoncés
ci-après :
(160) Il se contenta de se munir d'un
« padaroshna ». (p.41)
(161) Encore un espion ! dit-elle. Laisse le faire et
viens souper, le « papluka » attend. (p.58)
(162) On lui offrira le pain et le sel, on mettra le
« samovar » sur le feu, et il sera comme chez lui.
(p.98)
Les termes padaroshna, papluka, samovar
sont des emprunts qui reflètent la culture russe et tartare et donnent
la possibilité au lecteur de s'imprégner de cette culture. Dans
certains cas, les emprunts renvoient à des clichés et sont suivis
de commentaires métalinguistiques.
I.1.4- Les figures de l'emprunt
Les figures de l'emprunt indiquent la
présence dans l'énoncé d'un locuteur, d'un terme ou d'un
groupe de mots ne lui appartenant pas. A travers ces figures, comme le
précise Maingueneau (2002 :137), l'énonciateur
représente un discours autre dans son propre discours. La
présence de l'autre est alors matérialisée par un fragment
guillemeté précédé ou suivi de mots indiquant que
le terme encadré est un emprunt. Les figures de l'emprunt sont
très fréquentes dans Michel Strogoff pour deux raisons.
Premièrement, le narrateur recourt presque chaque fois à des
clichés pour étayer son discours. Selon Fromilhague et Sancier
(1991 :104), le cliché emprunte, non pas au discours d'un
individu, mais au « on-dit », au « choeur
social », au « déjà-dit ».
Le cliché se définit donc comme une
association de lexies prévisible, et conventionnelle, liée
à l'usage. Perrin (2000) parle plutôt d'expression idiomatique. Il
en donne d'ailleurs la définition suivante :
la notion d'expression idiomatique renvoie à
l'ensemble des idiotismes d'une langue , à l'ensemble des
locutions perçues comme figées par les usages de cette
langue , et dont la signification tient à
une mémorisation préalable, analogue à celle de
n'importe quelle unité lexicale.
Les expressions idiomatiques relèvent, avant tout,
d'une dénomination usuelle c'est-à-dire codée,
mémorisée, partagée par toute la communauté
linguistique. Cette stratégie discursive employée par Jules Verne
a sans doute pour but de créer une certaine complicité entre le
narrateur et le lecteur. Car, grâce à ces lieux communs, le
lecteur ne se sent pas dépaysé au cours de sa lecture.
L'emploi des figures de l'emprunt peut s'expliquer
deuxièmement par le fait que Michel Strogoff est un roman qui
met en scène des personnages russes, c'est pourquoi l'auteur se sent
obligé de puiser justement dans la culture russe pour étayer ses
propos.
(163) Le Français possédait donc au plus haut
degré ce que l'on appelle « la mémoire de
l'oeil ». (p.18)
(164) C'était là, au milieu des steppes sauvages
des provinces d'Omsk et de Tobolsk, que le redoutable chasseur sibérien
avait élevé son fils Michel « à la
dure » suivant l'expression populaire. (p.36)
(165) Puis, à l'infini s'élevaient dans la
plaine quelques milliers de ces tentes turcomanes que l'on appelle
« karaoy » et qui avaient été
transportées à dos des chameaux. (p.188-189)
(166) Voici comment le postillon, l'iemschik, les avait
attelés : l'un, le plus grand, était maintenu entre deux
longs brancards qui portaient à leur extrémité
antérieure un cerveau, appelé
« douga », chargé de houppes et sonnettes.
(p.94)
Dans les deux premiers exemples, les figures de
l'emprunt mettent en évidence des clichés, des expressions
idiomatiques. Ces clichés se présentent sous la forme d'un
ensemble de mots analogue à un mot composé puisqu'ils
génèrent une unité de sens. Ainsi, les expressions
à la dure, la mémoire de l'oeil sont la marque d'une
manière commune de s'exprimer. Les lecteurs sont ainsi supposés
mieux comprendre le discours du narrateur dans la mesure où il se sert
des images connues de tous. En (165) et (166), le locuteur emprunte
plutôt à la culture russe. Comme nous l'avons expliqué plus
haut, l'histoire relatée dans notre support d'étude se situe en
Russie, il est donc normal que des termes russes ponctuent le discours du
narrateur. Cependant, Gardes-Tamine et Pelliza (1998) expliquent d'une autre
façon la présence des figures de l'emprunt dans notre corpus.
Pour ces linguistes (1998 :112), l'emploi de ces figures résultent
du fait que
les mots et expressions que chacun utilise
renvoient, entre autres, au milieu dans lequel il est inséré, et
même si nous voulons prendre nos distances et utiliser les mots d'une
manière nouvelle, à notre insu même, notre parole est
traversée par celle des autres.
Aussi les mots n'appartiennent-ils à aucun de nous en
particulier. Ils nous sont d'abord imposés, à nous de leur
imprimer ensuite notre propre marque.
Au total, la mise entre guillemets a plusieurs
valeurs dans notre corpus. Elle signifie souvent une réserve de la part
du locuteur qui indique par là une non prise en charge des termes
cités. Elle a aussi pour but la mise en exergue d'un terme qui
revêt une connotation particulière pour le locuteur. La mise entre
guillemets se justifie également dans notre corpus par la volonté
d'indiquer un emprunt au russe et au tartare, ou un cliché. On
s'aperçoit ainsi que les guillemets n'ont pas seulement pour but de
rapporter un énoncé au style direct, ils s'écartent de ce
fait de leur fonction première. C'est également le cas des
virgules qui, en plus d'indiquer des pauses entre les éléments
d'une phrase, peuvent mettre en exergue les segments les plus significatifs de
l'énoncé.
|