CHAPITRE QUATRIÈME :
MODALISATION AXIOLOGIQUE DES RÉFÉRENTS
HUMAINS
La langue n'est pas un miroir de la
réalité ou une série d'étiquettes qui collerait
à la réalité. C'est sans doute, ce qui fait dire à
Kerbrat-Orecchioni (1980 :79) que toute unité lexicale
est, en un sens subjective, puisque les « mots » de la
langue ne sont jamais que des symboles substitutifs et interprétatifs
des choses.
Autrement dit, le simple fait de nommer passe par
les filtres de la perception, de l'interprétation, la
catégorisation. Les unités lexicales étant donc
chargées d'une dose de subjectivité plus ou moins forte, nous
tenterons de montrer que les locuteurs et énonciateurs de Michel
Strogoff se servent de différents procédés
stylistiques pour désigner les référents humains ou
exprimer leur émotion, leur point de vue. On l'aura compris, il est
question du problème de l'axiologie qui consiste pour le support modal
à émettre des jugements de valeur sur un référent
précis. Nous procèderons de ce fait à une analyse
stylistique des parties prédicatives du discours que sont les
substantifs, les adjectifs qualificatifs, les verbes et les adverbes.
Tableau des statistiques
Parties prédicatives du discours
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Occurrences
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Pourcentages
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Substantifs
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51
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11,33%
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Adjectifs qualificatifs
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194
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43,11%
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Verbes
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159
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35,33%
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Adverbes
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46
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10,22%
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Total des occurrences de la modalisation
axiologique : 450
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Ce tableau présente un aperçu des
parties prédicatives du discours qui permettent aux supports modaux de
Michel Strogoff de modaliser leurs discours. On constate ainsi que les
adjectifs qualificatifs sont les plus employés. Les verbes ont une
fréquence non négligeable, alors que les substantifs et les
adverbes sont très peu usités. Nous allons à
présent nous appesantir sur l'usage concret de ces parties
prédicatives du discours dans notre corpus.
I- LES SUBSTANTIFS
On s'intéressera dans cette partie au
fonctionnement des substantifs axiologiques dans Michel Strogoff,
c'est-à-dire des termes péjoratifs et valorisants. Il s'agit
notamment des noms de qualité, des noms métaphoriques et
hyperboliques.
I.1- Les noms de qualité
La description des personnages est le plus souvent
orientée, et a pour but selon Perelman (1989 :163-164),
de mettre en avant les caractéristiques sur
lesquelles on va s'appuyer pour argumenter, ou pour faire éloge ou
blâme. [...] L'orateur n'est évidemment pas un témoin
ordinaire des caractéristiques de celui qu'il présente. Il va
donc sélectionner et agencer des traits de façon à en
faire des arguments et à jouer sur la sensibilité de
l'auditoire.
C'est ainsi qu'il existe des substantifs essentiellement
dévalorisants qui sont employés pour déprécier le
personnage qualifié : Durrer (1996 :154) les appelle noms
de qualité. Syntaxiquement, ils peuvent être
identifiés grâce à la propriété qu'ils ont de
pouvoir figurer dans deux positions particulières :
-Déterminant démonstratif + orientation
négative (insulte) + nom;
- En incise à différents endroits de la
phrase.
A ces singularités syntaxiques, sont
associées des particularités sémantiques au fonctionnement
des noms de qualité. Ces derniers, à en croire Maingueneau
(1993 :39), n'ont de référent que par les actes
d'énonciation des sujets. En d'autres termes, les noms de
qualité n'ont pas de signifié stable. Ainsi, le
traître renvoie à une personne que je désigne comme
telle et qui n'est traître que par mon énonciation. Il en est de
même pour les noms de qualité qui sont employés dans les
énoncés suivants respectivement par Ivan Ogareff à
l'égard de Marfa (125), Michel Strogoff à l'endroit d'Ivan
Ogareff (126), Ivan Ogareff à l'égard de Michel Strogoff (127) et
Harry Blount qualifiant Féofar-khan (128).
(125) Quand le moment sera venu, je saurai bien la faire
parler, cette vieille sorcière ! (p.153)
(126) Oui je vois ! dit-il. Je vois le coup de knout dont
je t'ai marqué, traître et lâche !
(p.338)
(127) Te battras-tu, maintenant, lâche ?
répéta le voyageur en ajoutant la grossièreté
à la brutalité. (p.133)
(128) Près de cette brute de
Féofar-khan ? (p.136)
Les substantifs sorcière, traître,
lâche, brute n'ont qu'une visée disqualifiante. Ils
fonctionnent comme des injures destinées à dénigrer
l'individu désigné. Chaque locuteur voulant marquer
l'animosité qu'il a pour une personne précise. De plus, on
remarque que ces termes sont à la limite du vulgaire. Cela n'est pas
fortuit car plus un terme est péjoratif, plus il tend à
dégrader l'objet qu'il dénote. C'est dire que la connotation
stylistique peut dans certains cas venir renforcer les effets pragmatiques de
la connotation axiologique. Par ailleurs, ces substantifs sont essentiellement
subjectifs dans la mesure où ce n'est que dans l'acte
d'énonciation utilisé qu'ils ont véritablement un sens.
Ainsi, le mot lâche est aussi bien employé par Ivan
Ogareff que par Michel Strogoff pour se désigner mutuellement. C'est
dans ce sens que Flahault (1978 :41) précise que
dans le cas où j'insulte quelqu'un, je lui
applique un terme qui doit le qualifier ou le désigner, lui, mais me
permettre de me croire hors de cause, en ayant pour effet de persuader mon
interlocuteur, autant que possible, que c'est sa propre nature qui est
stigmatisée par l'insulte.
Dans les énoncés que nous venons de
citer, on peut observer le phénomène décrit par Flahault
(1978). Ivan Ogareff, Michel Strogoff et Harry Blount veulent persuader aussi
bien leur interlocuteur qu'eux-mêmes qu'ils ont raison d'utiliser des
substantifs injurieux pour le désigner. Ces termes injurieux n'auraient
donc pas un sens uniquement par rapport à leurs différents
auteurs ; sans quoi la vivacité de l'insulte serait
émoussée d'avoir été posée comme
relative.
Il ne faudrait cependant pas croire que les
substantifs dans notre corpus servent seulement à
déprécier. On y note également la présence des
termes essentiellement valorisants.
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