2.3. Le domaine public.
Le public est la quintessence de la condition humaine de
pluralité, et "cette pluralité est spécifiquement la
condition -non seulement la condition sine qua non, mais encore la condition
per quam - de toute vie politique"_. Le domaine public est ainsi
l'équivalent du domaine politique. En plus, selon Hannah Arendt,
"l'avènement de la cité conférait à l'homme, outre
sa vie privée, une sorte de seconde vie, sa bios politikos"_.
Désormais l'homme ne vit plus seulement en famille ni dans une vie
privée, mais il est convié à la vie dans la cité,
la vie politique.
Pour Hannah Arendt, "le mot public signifie d'abord que tout
ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de
la plus grande publicité possible(() et ce qui est vu et entendu par
autrui comme par nous-mêmes constitue la réalité"_. Puisque
nul ne peut vivre pour toujours dans une vie réduite à la
maisonnée, chacun est invité à oeuvrer pour devenir plus
humain en s'insérant dans la réalité de la vie publique
qui est la vie politique, la vie dans la cité.
Le domaine public est dès lors le domaine de
l'apparence ou de l'apparaître où l'homme se manifeste pour voir
et pour être vu, pour dire qui il est et pour écouter les autres,
à propos des affaires de leur être-commun. Il s'ensuit donc qu'il
existe deux activités propres du domaine public: le dire et l'agir. Ces
deux activités ne sont en réalité que deux composantes de
l'unique activité qu'est l'action. L'action, dit-on, est l'essence du
bios politikos de l'homme.
Proust note avec raison que
"le monde n'est pas humain parce que la voix humaine y
résonne, mais seulement lorsqu'il est devenu objet de dialogue ((), les
choses du monde ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous
pouvons en débattre avec nos semblables"_.
Le domaine public est le monde qui donne à la
pluralité humaine sa plus grande expression. Les hommes y habitent et se
le partagent en commun, c'est-à-dire les uns en présence des
autres sans se confondre les uns aux autres, à la manière d'une
table qui rassemble ceux qui sont assis autour d'elle tout en les distinguant.
Jacques Taminiaux l'exprime de façon particulièrement
compréhensible lorsqu'il dit que "la pluralité est cette
condition qui consiste pour chaque individu à être à la
fois semblable aux autres et unique ou différent de chacun d'eux"_.
Ainsi, s'il est vrai que le politique est le domaine
où cohabitent les hommes libres et égaux, il est aussi vrai que
cette égalité ne supprime pas leur différence,
c'est-à-dire les individus, tout en étant identique quant aux
droits et devoirs, sont tout à fait différents les uns des
autres. Chaque homme, dit-on existe en exemplaire unique dans ce monde, il
porte la capacité d'initier quelque chose de nouveau sous le soleil. Et
c'est dans la politique que la distinction (caractère distinctif) trouve
son expression la meilleure, car « la politique, souligne encore
Arendt, en tant que domaine public ou monde commun nous rassemble mais aussi
nous empêche de tomber les uns sur les autres »_. On comprend
donc que tout en rassemblant les hommes semblables, le politique les rend
distincts les uns des autres, chaque personne étant d'abord un
être unique et libre, et conscient. Arendt emploie la métaphore de
la table pour expliquer ce paradoxe de la réalité politique_.
Et avec ce domaine où les hommes se rassemblent pour
dialoguer et pour agir, nous arrivons au bout de notre démarche tendant
à comprendre l'exister humain pluriel et la coexistence humaine. Force
nous est de conclure en réaffirmant que quelle que soit sa situation,
l'homme est foncièrement un être avec, d'abord parce qu'il est un
être social, mais ensuite et surtout parce qu'il est un être
politique. Cette dernière caractéristique est vraiment ce qui
fonde l'être homme de l'homme. Nous allons à présent nous
pencher plus directement sur ce qu'elle implique.
|