2.2. Le domaine privé.
Le privé et le public introduisent une distinction
à la base du politique. Arendt dit que "le privé était
comme l'autre face sombre et cachée du domaine public et si en
étant politique on atteignait à la plus haute possibilité
d'existence humaine, en ne possédant point de place à soi on
cessait d'être humain"_. Cette citation nous permet de comprendre que la
sphère du privé a deux sens dans la pensée arendtienne. Il
est, selon le sens originaire du terme, doué du caractère
privatif ; mais le privé est aussi, selon, son sens moderne, synonyme de
propriété.
2.2.1. Le privé comme privatif
Le privé est le lieu où l'homme se trouve
privé du politique. Il est par ce fait même soumis uniquement
à un dialogue avec les nécessités de la vie auxquelles les
activités comme le travail veut répondre. Dans une perspective
péjorative, le privé prive l'homme de l'humanité
véritable puisque qu'il le retient en captivité, dans sa
confrontation solitaire avec la nature, dans l'unique but de survivre et de
perpétuer l'espèce. Privé du caractère politique,
l'homme demeure un simple animal indifférencié; vivant en dehors
de la polis, en dehors de tout dialogue et de la rencontre des autres, ses
égaux.
Ainsi perçu dans sa privativité, "vivre une vie
entièrement privée signifie être privé de choses
essentielles à une vie véritablement humaine"_. On est
écarté du domaine de la politique qui comprend le dire et l'agir
avec les autres et en présence des autres. Le privé prive l'homme
de la parole et de la liberté. Ces privations sont donc la mort de
l'être homme dans l'espace commun, espace public.
Pour établir le lien avec les activités de la
vita activa_, disons que le domaine privé compris dans son sens privatif
est le lieu de la solitude humaine où l'homme privé de la vue et
de l'écoute de ses pairs, ses semblables, demeure un animal laborans et/
ou un homo faber ; telle est la condition de l'esclave, des femmes, des
étrangers , des enfants dans la polis grecque et des artistes et
artisans qui peuvent oeuvrer les uns à côté des autres sans
pour autant vivre une vie publique.
Cette catégories de personnes peuvent vivre dans un
regroupement (le social) mais elles sont privées du politique. Donc,
l'homme frappé de la privation, est privé de ce qui peut le
sortir de son caractère d'animal pour devenir l'humain ou l'animal
humain, c'est-à-dire politique.
2.2.2. Le privé comme propriété
privée
Le terme privé se trouve ici comme revalorisé.
Lorsqu'on parle du privé en tant que propriété
privée, il perd son caractère privatif, même par rapport
à l'espace public. Arendt explique que "la propriété
possède apparemment certaines qualifications qui, tout en appartenant au
domaine privé, ont toujours passé pour extrêmement
importantes pour la cité politique_".
Cette compréhension du privé permet de mieux
articuler son lien avec le public .Nous remarquons, en fait, que le domaine
privé complète le domaine public. Puisque, pour accéder
plus facilement à la vie publique, il faut avoir plus ou moins
maîtrisé les nécessités vitales ou biologiques de la
vie. La propriété privée renvoie à la notion
d'espace ou de lieu que chaque homme doit posséder (dont il est
propriétaire), car c'est à partir de ce lieu qu'il aura à
satisfaire ses besoins vitaux et de là aussi qu'il pourra
s'insérer dans le politique, dans l'agora, pour agir et pour se dire en
présence des autres. Etre propriétaire "signifie [...] ni plus ni
moins avoir sa place en un certain lieu du monde et donc appartenir à la
cité politique, c'est-à-dire, être chef d'une des familles
qui, ensemble, constituaient le domaine public_".
En plus, le privé n'est plus privatif lorsqu'il offre
à l'homme le lieu de se posséder lui-même; c'est la seconde
grande caractéristique non privative du privé. A ce sujet, on
peut écouter les sages interventions de Hannah Arendt :
"les quatre murs de la propriété privée
offrent à l'homme la seule retraite sûre contre le monde public
commun, la seule où il puisse échapper à la
publicité, vivre sans être vu, sans être entendu. [Car] une
vie passée entièrement en public, en présence d'autrui,
devient, comme on dit, superficielle"_.
Enfin, le privé comme propriété justifie
toutes les formes de la vie privée : vie intime, vie secrète, vie
de la pensée ou de l'esprit( puisqu'il y a des choses qui sont
appelées à s'étaler en public et il y en a d'autres qui
demandent à demeurer cachées. Il nous faut cependant noter qu'une
vie humaine ne peut jamais être complètement cachée ou
privée vis-à-vis des affaires de la res-publica.
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