Chapitre deuxième : La COEXISTENCE HUMAINE
L'effort dont il vient d'être question dans le
précédent chapitre consistait à présenter la ligne
directrice de la pensée de Hannah Arendt et à exposer
brièvement le contenu de Condition de l'homme moderne. Cette
dernière tâche nous a fait comprendre que Condition de l'homme
moderne est une analyse détaillée des trois activités
principales de la vita activa : travail, oeuvre et action. Ces activités
caractérisent la condition de l'homme. Nous avons certainement
réalisé que le travail de saisir la «nature» humaine ou
la condition humaine n'est en rien une tâche triviale ou aisée .
L'homme en effet est resté aussi bien pour l'anthropologie que pour
d'autres sciences humaines un "mystère" quasiment insaisissable et par
lui-même et par les autres, il est une question qui interpelle
aujourd'hui encore les savoirs.
Hannah Arendt était pleinement consciente de cette
vérité lorsqu'elle affirmait avec grande conviction que
"le problème de la nature humaine paraît
insoluble aussi bien au sens psychologique individuel qu'au sens philosophique
général. Il est fort peu probable que, pouvant connaître,
déterminer la nature de tous les objets qui nous entourent et qui ne
sont pas nous, nous soyons jamais capables d'en faire autant pour
nous-mêmes"_.
Toutefois, dans sa capacité de transcendance,
l'être humain est à même de s'interroger sur son existence
en tant que sujet parmi d'autres sujets. Mieux, il s'interroge comme une
existence en relation avec d'autres existences; on peut dire, en ce sens, que
l'homme peut se penser dans sa situation de coexistence: "être avec".
L'objectif du présent chapitre est d'examiner,
à l'instar de et à travers Hannah Arendt, la
réalité tangible qu'est la coexistence humaine dans une
société naturelle d'abord et dans une communauté politique
ensuite. Dès le début de ce chapitre, nous ferons remarquer que
«l'être homme véritable» ne peut être
éprouver que dans une condition de pluralité respectueuse de
l'individualité de chacun.
2. 1. L'exister humain pluriel
2.1.1. L'homme: "un être avec les autres"
Parler de l'exister humain pluriel, c'est vraiment se situer
au coeur de la pensée politique de Hannah Arendt car, pour elle, l'homme
est essentiellement un "être-avec". En effet, on peut dire a posteriori,
sans aucun risque de se tromper, qu'il est impossible de rencontrer un
être humain soustrait complètement de l'exigence de vivre en
compagnie des autres. La réalité humaine d' «être
avec» est une donnée tout à fait ontologique dans le sens
qu'elle intervient comme élément définitionnel de
«l'être homme de l'homme» (de son essence). Aristote
était bien conscient de cela lorsqu'il définissait l'homme comme
zôon politikon. Hannah Arendt est aussi éloquente lors qu'elle
dit qu'
«aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au
désert, n'est possible sans un monde qui, directement ou indirectement,
témoigne de la présence d'autres êtres humains.»_
Nous pouvons encore affirmer que l'homme seul,
c'est-à-dire privé de la compagnie des autres, n'existe nulle
part. En des termes simples, on dirait que la pluralité est
inhérente à l'homme.
Dès sa naissance qui marque son entrée dans le
monde des hommes, l'homme se trouve dans un univers déjà
peuplé par les humains et par les objets. On admet
généralement que la famille est la société
primitive - dans le sens de la première collectivité humaine- ou
encore qu'elle est la société naturelle. De toutes les
façons, l'enfant qui vient à l'existence est toujours accueilli
par sa mère et ensuite par sa famille qui représente justement
cette société au sein de laquelle il aura à vivre sa vie
d'homme. C'est donc dans un environnement préétabli,
préalablement peuplé d'humains et d'artefacts (les objets que
l'homo faber fabrique) que l'homme s'insère lorsqu'il vient à
l'existence. C'est pourquoi, depuis l'Antiquité grecque, les penseurs se
sont accordés , reprenant Aristote, à définir l'homme
comme un "animal social".
Ce qui revient à dire que l'existence humaine est en
réalité une coexistence ou, encore mieux, un exister en compagnie
des autres personnes ; l'homme sera toujours perçu comme un
"être-avec" qui est appelé à un "vivre-avec". Ainsi, cet
« être-avec » qui est inscrit dans la structure
ontologique de l'homme, autrement dit qui est donné par la nature
humaine de l'homme, doit évoluer vers la conscience du « vivre
avec ». Tel est le sens de tout l'effort des hommes à
organiser leur espace de vie commune pour qu'il soit moins hostile et plus
harmonieux ; mieux qu'il devienne véritablement espace politique.
André Enegrén insiste en allant jusqu'à
dire que "jamais cette pluralité ne doit être perdue de vue que
nous partageons le monde avec d'autres, qui forment avec nous une
humanité une, mais pourtant infiniment diverse, telle est la
donnée ontologique fondamentale"_. Considérons à
présent cette définition de l'homme en tant qu'animal social
d'abord et ensuite en tant qu'animal politique.
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