1.2. La genèse d'une pensée
L'esquisse biographique de Hannah Arendt et la petite
approche historique du contexte dans lequel a été
rédigé l'essentiel de sa pensée suffisent à
expliquer et à faire accepter la pluralité humaine comme fait
incontestable. Force nous est donc d'affirmer qu'il s'agissait là de la
genèse de la pensée politique de Hannah Arendt.
L'élaboration de cette pensée méritait,
selon Hannah Arendt elle-même, une clarification conceptuelle qu'elle
entreprit d'opérer notamment en s'attaquant aux concepts politiques
fondamentaux : la liberté, la violence, la démocratie,
l'autorité, la domination, l'espace public, l'espace privé, etc.
Nous comprenons dès à présent que la réflexion
d'Arendt va se tourner progressivement vers l'actualité malheureuse de
son temps. «La vie d'Arendt, répète Olivier Mongin, est une
vie privée d'un monde commun dont elle ne doit jamais cesser d'esquisser
la possibilité depuis cette expérience de privatisation qui en
est la génesis»_. Il est dès lors aisé de
s'apercevoir qu'elle a décidé de décrire, d'analyser de sa
manière et de dire tout haut son histoire personnelle et celle de tous
les Juifs; elle le fera d'une part dans le but de sortir le paria de la
léthargie dans laquelle sa condition l'a plongé, et d'autre part
pour éclairer l'humanité en dénonçant le mal
dira-t-elle toléré. C'est ainsi qu'en vrai penseur, elle va
interroger, à travers ses analyses, la réalité politique
de sa société.
Nous voulons à présent quitter cette
considération générale sur l'évolution de la
pensée de Hannah Arendt pour nous tourner plus particulièrement
vers cette pensée telle qu'elle est exposée dans Condition de
l'homme moderne. Sans pour autant prétendre épuiser la
compréhension d'une pensée aussi vaste que celle de Hannah
Arendt, nous voudrions découvrir l'idée maîtresse de son
oeuvre, en nous limitant cette fois à l'exposé de l'ouvrage sur
lequel se concentrera notre présente étude : Condition de l'homme
moderne.
1.3. «Condition de l'homme moderne»
Pour remonter en amont de la rédaction de Condition de
l'homme moderne, nous interrogerons tout simplement l'auteur sur l'intention
qui était sienne avant même de se mettre à écrire ce
livre. Hannah Arendt avait en effet exprimé à son maître et
ami Karl Jaspers l'essentiel de ce qu'elle voulait entreprendre : «son
intention était d'écrire un livre de théorie politique qui
scellerait sa réconciliation avec le monde". «Ce livre,
disait-elle, je l'appellerai Vita Activa et je m'intéresserai
essentiellement au travail, à l'oeuvre et à l'action, et à
leurs implications politiques"_.
Cette évocation de l'intention d'Arendt pourrait bien
suffire à donner un résumé condensé de Condition de
l'homme moderne, puisque l'auteur elle-même dit d'avance ce qu'elle veut
et ce qu'elle va faire, c'est-à-dire ce qu'elle va écrire. Mais
nous n'allons pas nous arrêter là, car il nous faut expliciter
davantage le contenu de cet ouvrage pour faciliter la compréhension de
notre démarche dans un travail qui exploitera surtout ce livre. Hannah
Arendt ajoutera, par ailleurs, qu'elle avait l'intention «de penser ce que
nous faisons».
Certains penseurs professionnels, tel Paul Ricoeur, nous
mettent en garde contre une lecture chargée de préjugés de
Condition de l'homme moderne, et ils nous proposent une façon juste de
lire cet ouvrage : c'est un livre qui aide à dissiper les tendances
qu'a l'homme de vouloir ramener tout vers lui et à lui, niant ainsi la
différence et la cohabitation avec ses égaux_.
La condition de l'homme moderne ou la Vita Activa s'interroge
sur les trois grandes activités de la vie humaine qui composent la vie
active : le travail, l'oeuvre et l'action. «Que faisons-nous quand nous
sommes actifs ?» , telle est, selon Courtine-Denamy, la clé de
lecture de Condition de l'homme moderne. Le livre tout entier est une sorte de
réponse à cette question directrice. Quand nous sommes actifs,
nous faisons plusieurs choses mais qui peuvent êtres rassemblées
sous ces grandes activités de la vie active. Ainsi, dans les moments
d'activité, nous faisons du travail, nous fabriquons (l'oeuvre) et nous
agissons (l'action).
Avec un recours constant et ponctuel à la
pensée de l'Antiquité grecque et romaine, Hannah Arendt s'efforce
d'explorer ces activités. Elle commence par définir les domaines
de l'existence de l'homme : le domaine privé et le domaine public.
Elle se consacre ensuite à la description de chacune des
activités de la vita activa.
Le travail est l'activité qui lie l'homme à la
nécessité. Mieux, pour Hannah Arendt,
«le travail est l'activité qui correspond au
processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le
métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux
productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus
vital»_.
L'homme au travail, selon Hannah, obéit à la
nécessité de satisfaire à ses besoins fondamentaux. En
plus, le travail se fait en l'absence des autres -or ce qui est politique est
de l'ordre de l'apparence : voir et être vu -. Ainsi, avec le travail,
l'homme n'est encore qu'un animal laborans qui se bat tout seul avec la brutale
nécessité pour sa propre survie.
Une autre caractéristique de cette activité
qu'est le travail consiste en ce qu'il est dépourvu de
"durabilité", car, en fait, les fruits qui émanent de ce labeur
sont surtout voués à la consommation, et donc à la
disparition rapide. Le travailleur, donc, ne pourvoit qu'aux besoins
élémentaires de la vie.
Pour Arendt, l'activité du travail ne suffit donc pas
pour distinguer clairement l'animal humain des autres animaux, tous
étant cependant voués à ce labeur pour vivre. Or l'homme,
après avoir fait l'expérience du caractère
éphémère de sa vie, s'est ensuite préoccupé
de marquer le monde des traces de son passage ; en d'autres termes, il veut
désormais se rendre plus durable, du moins par ce qu'il aura
laissé, par ses oeuvres.
«L'oeuvre, nous dit Hannah Arendt, est
l'activité qui correspond à la non-naturalité de
l'existence humaine, qui n'est pas incrustée dans l'espace et dont la
mortalité n'est pas compensée par l'éternel retour
cyclique de l'espèce. L'oeuvre fournit un monde artificiel
d'objets»_.
Elle diffère du travail en ce qu'«elle marque sa
distance par rapport à la nature en ce qu'elle crée un monde
artificiel»_. Lorsque l'homme est à l'oeuvre (il s'agit notamment
du cas des artisans et des artistes), on s'attend, au terme de son
activité, à la production d'objets (oeuvres d'art(). L'artiste ou
l'artisan qui produit est déjà inscrit dans un monde qui
l'entoure : le monde composé surtout d'artefacts qu'il produit et qu'il
ajoute ainsi au monde naturel déjà existant. On peut remarquer
qu'à l'opposé du travail , l'oeuvre possède le
caractère de "durabilité". C'est-à-dire que les objets,
produits de l'oeuvre humaine, ne sont pas directement consommés ou
consommables comme les sont les fruits du travail.
De plus, ces artefacts demeurent même lorsque l'artiste
ou l'artisan n'est plus. Outre la durabilité, l'oeuvre a un commencement
et une fin : on peut dater le commencement d'une oeuvre et on peut en
prévoir la fin éventuelle. Et Sylvie Courtine-Denamy comprend
par-là que «le privilège de l'oeuvre par rapport au travail
consiste en ce qu'elle humanise le monde»_. Le monde est de fait
humanisé parce qu'il n'est plus à l'état brut tel que nous
le donne la nature ; il porte la marque de l'artiste et de l'artisan humain,
qui le peuplent des oeuvres de leurs mains, ou encore mieux qui le marquent de
leur passage. L'homme qui est à l'oeuvre est vu par les autres à
travers les objets qu'il produit ; il y a donc une sorte de durée de la
présence de l'artiste à travers l'ouvrage de ses mains et aussi
longtemps que son oeuvre d'art est là présente.
Mais Hannah Arendt ne fait pas de l'oeuvre une
activité suffisante de /dans la polis. Puisqu'on y est vu par
l'intermédiaire des choses. Il faut maintenant voir directement et
être vu de la même façon ; il faut entendre directement et
être directement entendu par ses pairs. D'où l'examen de l'autre
activité : l'action.
L'action est la plus importante activité de la vita
activa. Dans l'analyse de Hannah Arendt,
«l'action est la seule activité qui mette
directement en rapport les hommes, sans intermédiaire des objets ni de
la matière, elle correspond à la condition humaine de
pluralité»_.
Et certains commentateurs comme par exemple Paul Ricoeur,
introduisant explicitement une hiérarchie au sein de ces
activités de la vita activa, placent l'action (l'agir de l'homme
politique, de l'homme de la polis) au sommet de l'échelle,
c'est-à-dire dans la position la plus élevée,
plaçant le faire de l'artisan et de l'artiste en la position
intermédiaire et enfin le labeur du travailleur à la position la
plus basse_.
L'action est l'activité qui fait vraiment de l'homme
un animal politique; autrement dit, c'est par l'action que l'homme manifeste ce
qui lui est spécifique : son être politique. Il y a action
dans l'acte de prendre la parole sur la place publique, et il y a action dans
le fait d'agir ou de poser des actes en présence des autres, ses
égaux. Hannah Arendt parlera de l'action comme d'une seconde naissance,
où l'homme qui était déjà né le jour de sa
naissance biologique naît une seconde fois mais dans la sphère
politique, dans la polis. Cette naissance est donc liée, mieux, se fait
par l'action, puisqu'à travers l'action, l'homme répond sans
cesse à la question métaphysique : qui es-tu ?
que les autres lui posent. En répondant à cette question, l'homme
est entendu et il est vu par les autres dans la polis; il devient donc
vraiment un homme politique.
Les derniers chapitres de Condition de l'homme moderne sont
finalement une autopsie que l'auteur fait de la vita activa à
l'âge moderne. Elle montre la façon dont le monde moderne s'est
installé dans une confusion notoire au sujet du politique et a
inversé radicalement l'ordre et la coexistence des activités de
la vita activa. Ce chapitre constate et fustige la pratique selon laquelle le
travail se trouverait élevé au premier rang comme seule
activité essentiellement créatrice de l'homme. Cette rupture
bouleversante fut introduite par Karl Marx qui a certainement perdu de vue que
«le travail représente la dimension animale, et non humaine, de
l'homme»_; en d'autres termes, on dirait que la société
fondée sur et par le marxisme par exemple consacre le seul travail comme
l'activité essentielle de la vita activa, l'oeuvre et l'action
étant négligées et inaccessibles à la majeure
partie des citoyens.
Pour conclure justement cette synthèse personnelle de
Condition de l'homme moderne, nous préférons reprendre cette
longue affirmation de Sylvie Courtine-Denamy, une autre lectrice
d'Arendt :
« La condition de l'homme moderne devrait donc
être lue moins comme une critique de la modernité que comme une
anthropologie philosophique recherchant parmi les différentes
activités humaines celles susceptibles de s'inscrire dans la
durabilité_ »;
elle précise qu'
« il s'agit en définitive de s'interroger
sur ce domaine hautement déprécié par les philosophes de
profession, la philosophie politique, que Platon interprétait à
la lumière de l'activité de l'artisan (technitès), ce
désir de fuite de la politique prend naissance dans le procès et
la condamnation de Socrate, événement politique marquant le
conflit entre philosophie et politique»_.
Ce chapitre consacré à une brève
présentation de Condition de l'homme moderne qui constitue l'objet de
notre travail ne nous paraît pas superflu. Il nous est utile pour mieux
engager notre travail qui consistera à analyser l'espace politique comme
lieu de la coexistence humaine. Il s'agira, en d'autres mots, de
réhabiliter, à la manière de Hannah Arendt, le politique,
(l'exister politique de l'homme) qui fut malheureusement déserté.
1.4. Une méthode arendtienne : «la pêche
à la perle»
Il nous paraît utile de préciser à
présent une méthode adoptée et utilisée par notre
auteur lorsqu'elle a voulu se plonger dans l'héritage de
l'humanité. Pour relever les grands défis qu'elle s'était
posés, Hannah Arendt déploiera sa pensée en puisant
davantage dans l'expérience de l'antiquité gréco-romaine,
puisque pour elle « la polis grecque continuera d'être
présente au fondement de l'existence politique, au fond de la mer, donc
aussi longtemps que nous aurons à la bouche le mot
`politique »_. Sans pour autant prétendre que les
sociétés antiques étaient idéales, elle
développa en relation à elles une méthode aussi peu
conventionnelle que le nom qu'elle lui donna : «la pêche
à la perle». La pêche à la perle consiste en effet
à rechercher le «riche et le rare» qui se trouvent enfouis
dans la tradition philosophique parvenue jusqu'à nous sous ses formes
brutes, c'est-à-dire d'une manière parfois attirante et parfois
pleine d'apories déroutantes_.
Ce serait une compréhension erronée de la
démarche d'Arendt que de penser, comme certains critiques, qu'elle a
voulu exalter jusqu'au rang de modèles la polis grecque et la
cité romaine, alors que celles-ci abritaient de graves exclusions
politiques, notamment l'exclusion de l'agora des femmes et des enfants, des
esclaves et des étrangers .
Pour Arendt, le choix paradigmatique de l'antiquité
gréco-latine s'explique par la simple préoccupation
méthodique et surtout en référence à l'organisation
politique (ou structurelle) dont ces sociétés ont fait montre
déjà dans ces temps anciens. Plus encore, dira-t-elle,
«il est vraiment difficile et même trompeur de
parler de politique et de ses principes les plus profonds sans faire appel dans
une certaine mesure aux expériences de l'antiquité grecque et
romaine, et cela pour la seule raison que les hommes n'ont jamais, ni avant, ni
après, pensé si hautement l'activité politique et
attribué tant de dignité à son domaine»_.
Notre approche de la pensée politique de Hannah Arendt
va également être une approche phénoménologique,
analytique et critique de l'appareil politique actuel, en ce qu'il devrait
être et en ce qu'il est concrètement, plus particulièrement
en Afrique. Nous chercherons la perle cachée, le riche et le rare
contenu de cette pensée, en espérant comprendre ainsi les
malaises politiques contemporains qui affectent la plupart de nos
sociétés.
Nous savons que parler de la politique c'est
nécessairement parler des hommes, et non pas d'un homme, vivant ensemble
dans un espace organisé que l'on a appelé la polis ou
l'état-nation. Toute réflexion sur le politique suppose ainsi une
prise de conscience claire de la coexistence humaine. Cette réflexion
devra même tenir compte de cette coexistence en tant que première
donnée factuelle de la réalité humaine.
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