Chapitre premier : LA COMPREHENSION GENERALE DE LA
PENSEE DE HANNAH ARENDT
L'oeuvre de Hannah Arendt est, pour la plus grande partie,
dispersée dans des articles publiés ça et là, des
conférences tenues en maints endroits, des cours dispensés
à travers les grandes universités de l'Occident et des
écrits inédits, posthumes ou parus de son vivant et des livres
dont nous avons fait mention dans l'introduction. Mais cette
multiplicité d'écrits n'empêche pas de cerner la ligne
constante de sa pensée, autrement dit le mouvement général
de sa réflexion, de son philosopher. Le présent chapitre se
propose de montrer comment les expériences vécues
amenèrent Hannah Arendt à s'interroger sur le politique; il
essayera, pour cela, de faire ressortir l'essentiel de la pensée
d'Arendt.
1.1. La phénoménologie de l'histoire
vécue
La philosophie, dit-on, est toujours écrite post
factum, et Hegel dira, dans cette perspective, qu'elle est comme l'oiseau de
Minerve qui prend son envol à la tombée de la nuit. Cette
proposition peut se comprendre comme suit : la réflexion
philosophique naît nécessairement des faits empiriques,
constatables ou non, des expériences dont le philosophe a
été témoin directement ou indirectement et desquelles il
veut rendre compte à travers une réflexion critique.
La pensée de Hannah Arendt ne jaillit pas du
néant. Elle est liée à une situation socio-politique
angoissante dont elle restera d'ailleurs toujours tributaire. Dès lors,
pour mieux comprendre la pensée de Hannah Arendt, il nous faut remonter
en amont de celle-ci, c'est-à-dire qu'il nous faut connaître et
comprendre le contexte dans lequel elle a été
élaborée. Pourquoi donc cette passion de Arendt pour la vie
politique ? Telle est donc la question directrice de ce premier chapitre.
L'époque moderne, nous le savons, était
marquée par la montée des grandes crises :
l'antisémitisme, les guerres mondiales, la ségrégation
raciale, prononcée notamment en Europe et aux Etats-Unis,
l'émergence de l'impérialisme et du sentiment extrémiste
de nationalisme -chaque peuple se regroupant et se reconnaissant par
l'appartenance à une nation et possédant un territoire
précis- , les révolutions, la crise d'autorité et de la
tradition, etc. Le peuple Juif fut victime de cette situation qui consistait
précisément pour lui à se retrouver sans «territoire
précis» et donc sans nation ; les Juifs vont se voir
être reparties, éparpillés dans différentes
états dont ils ne sont que des réfugiés et ils subiront le
mépris de la part leurs hôtes (les populations auxquelles ils
étaient mêlés)_. Comme le dit Olivier Mongin,
«Assistant ainsi à l'effondrement de l'Europe,
Arendt n'oubliera jamais qu'elle a dû fuir l'Allemagne en tant que juive,
en tant que singularité exposée au mal de l'antisémitisme,
vouée à l'assassinat; et jamais elle ne parjurera cette part
décisive d'elle-même"_.
Les Juifs étaient comme mis au dehors du monde commun
puisqu'ils ne répondaient pas aux « critères
d'humanité de l'époque », étant sans nation et
dépourvus de territoire et de frontières.
Pour décrire ce XX ème siècle, certains
préfèrent suivre exactement Hannah Arendt en utilisant, comme
elle, des expressions fortes et parlantes comme «époque du mal
radical», «de la banalisation du mal», c'est-à-dire que
le mal est devenu routine et, partant, n'est plus ressenti comme mal.
Hannah Arendt, en tant que juive, va se surprendre
« damnée de la terre », victime de cette
atrocité de l'homme contre l'homme. Aussi, commente
Enegrén :
"cette appartenance assumée à un peuple paria
a joué un rôle décisif dans sa pensée (() et le
destin moderne du judaïsme a été celui d'un peuple
dispersé, sans gouvernement, sans pays et sans langue, que
l'expérience de l'exil a privé d'espace public
d'action »_.
Nous avons déjà dit qu'avec la montée
impitoyable du nazisme, Hannah Arendt fut obligée de fuir l'Allemagne
à cause de ses origines juives. Elle eut alors un long itinéraire
comme « citoyenne sans nation » avant de devenir citoyenne
américaine. Comme tous les Juifs, Arendt a subi l'exclusion de la
société politique humaine ; cette expulsion de l'espace
socio-politique aboutira à la privation radicale des droits
fondamentaux, situation dont Hannah Arendt sera victime. Et elle en restera,
toute sa vie durant, consciente : sa mémoire demeurera hantée par
cette catastrophe.
La minorité juive butte donc contre cette
hostilité généralisée dont elle est victime,
notamment en Allemagne avec la prise du pouvoir par le parti Nazi d'Adolphe
Hitler, le 30 juin 1933. Ce Parti n'avait pour solution à la "question
juive" que celle de l'extermination. L'extermination, l'impérialisme, le
rassemblement des peuples en masse sont là des signes infaillibles de la
désagrégation de l'appareil politique durant la période
moderne. Le politique n'était plus ce qu'il devrait être,
c'est-à-dire « l'espace public de
délibération et d'initiative". Il y avait une confusion quant
à la compréhension et à l'exercice du politique :
«ce qu'on présente comme la
caractéristique principale du politique -la violence- n'est que la trace
de sa disparition et, à l'inverse, ce dont on fait volontiers son
résidu -le débat des hommes sur le monde- s'avère
être son noyau»_.
Le politique, dirons-nous simplement, n'est plus. Le
politique, en effet, est ce qui fait la spécificité humaine en
tant qu'animal politique. Or tout un groupe d'hommes n'est plus reconnu ou
considéré comme tel, car privés d'actions et de paroles
à l'égard des autres humains. Il sont désormais
isolés. On comprend dès lors le grand engagement de Hannah Arendt
pour la réhabilitation radicale du politique comme espace d'inter-esse.
Elle va ainsi lutter pour recouvrer son identité
à partir d'une liberté aussi éloignée de la pure
symbiose universaliste (totalitarisme) que du simple particularisme (sionisme).
André Enegrén conclut avec raison que «c'est principalement
la confrontation avec le mal radical du nazisme et du stalinisme qui a
provoqué la réflexion d'Arendt»_.
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