3.4.2. Critique de la pensée politique de Hannah
Arendt.
L'analyse pénétrante que Hannah Arendt nous
présente du politique nous a permis, selon ses propres mots, de
comprendre «l'origine de l'aliénation du monde moderne [de
l'Afrique, dirions-nous] de sa double retraite fuyant la terre pour l'univers
et le monde pour le moi»_ ; elle nous a permis d'évaluer, mieux de
réévaluer notre propre espace politique. En recourant à la
« pêche à la perle », en effet, nous avons
utilisé la pensée d'Arendt pour lire, pour comprendre et pour
interpréter notre propre histoire contemporaine en Afrique.
La pensée d'Arendt nous paraît en effet riche et
importante ; de plus, elle est
très actuelle, notamment par les questions qu'elle
pose, questions qui sont vraiment
au coeur de notre expérience et de notre
actualité politiques : les questions d'autorité,
de liberté, de participation, de démocratie,
etc.
Puisque nous avons presque entièrement
épousé, , cette pensée (dont nous
avons fait usage jusqu'ici), il nous faut ,cependant, pour
éviter l'apologie c'est-à-dire
une simple défense trop subjective de Hannah Arendt,
essayer d'opérer un
dépassement et une critique de la démarche
arendtienne avant de finir ce travail. Il
s'agit en fait de faire ressortir, avec d'autres penseurs, les
limites que peut contenir la
pensée d'Arendt.
Jacques Taminiaux rapporte qu'on «reproche quelquefois
à Arendt de réserver l'activité d'action proprement dite
à un petit nombre d'élus»_. Cette critique semble être
fondée sur l'affirmation de Hannah Arendt selon laquelle «des
activités nécessaires existant dans les sociétés
humaines, deux seulement passaient pour politiques et pour constituer ce qu'
Aristote nommait bios politikos : à savoir l'action (praxis) et la
parole (lexis)»_. C'est-à-dire que seuls ceux qui parlent et qui
agissent sont ou incarnent le bios politikos, ceux qui n'ont pas encore su
s'ouvrir à la parole et l'action publiques sont exclus (pas
considérés) dans la perspective d'Arendt du politique.
Contrairement à la cité grecque d'Aristote, la
cité que prône Arendt ne connaît pas la distinction entre
esclaves et hommes libres. Cela signifie que, pour Arendt, que l'homme, quel
qu'il soit, ouvrier ou artisan, a la vocation, l'appel a faire son apparition
publique sur la scène politique par l'action. Mais, avant cela, l'homme
doit avoir maîtrisé les nécessités de l'existence
par le travail.
Outre cette critique, de nombreux érudits taxent
l'ouvrage d'Arendt de chronique des événements et elle-même
de n'être qu'une simple journaliste. Cette critique est
occasionnée par le style arendtien qui prête en effet au genre
journalistique et narratif.
Mais c'est à dessein qu'Arendt agit de la sorte (
narrer ou faire une chronique des événements qui arrivaient) pour
libérer le politique de ses «sombres temps». Nous savons
toutefois que Hannah Arendt a exercé le métier de journaliste.
André Enegren, qui reconnaît clairement la
valeur du projet arendtien, comme «théorie communautaire du
pouvoir», lui objecte pourtant, en accord avec les réalistes,
l'impossibilité de pratiquer la théorie politique qu'elle a
propagée parce que cette dernière soutient la perfection de la
délibération plurielle en oubliant les possibilités de
corruption de la parole_.
Arendt ne voulait pas bâtir des systèmes
politiques prêts à être appliqués ; elle disait
qu'elle voulait dire et décrire ce que les hommes font, ce qu'ils vivent
ensemble. Et cela la conduisit à se dire théoricienne de la
politique. Après avoir dit et analysé ce que les hommes vivaient,
Hannah Arendt re-pensera le politique pour en proposer les règles. Nous
pensons aussi que, dans l'histoire de la pensée, depuis les temps
anciens, personne n'a donné un modèle politique qu'il suffirait
d'appliquer en quelque pays pour transformer, de manière miraculeuse, sa
réalité politique.
Une autre question qu'on pose à Arendt aujourd'hui et
celle que rapporte encore André Enegren : «A quoi bon poser des
règles d'un jeu auquel personne ne joue plus ? »_. Cette question
signifie en fait que la théorie politique d'Arendt est hors de
proportion avec le jeu politique actuel, où il y a un manque
évident «et de la transparence de la parole et de la
limpidité du regard». Le politique s'est aujourd'hui
déguisé pathologiquement en un «art d'obtenir une soumission
consentie»_.
Mais, sans accepter de se complaire en cet état
erroné du politique, Hannah
Arendt a voulu justement remonter au fondement du jeu
politique pour y retrouver
«l'esprit originel» : le domaine de la coexistence,
où les égaux discutent ensemble de
la gestion des affaires collectives. Il valait donc la peine
de redéfinir les règles du jeu
politique.
Nous pensons toutefois, après l'évocation de
ces quelques critiques, que Hannah Arendt garde le grand mérite d'avoir
osé dire ce que les hommes font, d'avoir soulevé les grandes
questions concernant le vécu politique, et la vie des hommes d'un point
de vue éthique, philosophique et anthropologique. Les questions qu'elle
pose ont suscité jusqu'à nos jours un débat interminable
et sérieux qui engage les penseurs et les acteurs politiques, les
philosophes et les moralistes, dans le souci de replacer l'homme à
l'intérieur de sa vocation à bien vivre, avec les autres, en se
réalisant avec eux hic et nunc. Mais comme tout initiateur d'actes, ou
d'une pensée, la pensée d'Arendt mérite d'être bien
comprise, complétée, contextualisée, prolongée et
adaptée, pour être plus efficace, c'est-à-dire plus
inspiratrice pour évaluer le politique actuel, en Afrique, en Asie, etc.
Ce travail incombe aux acteurs politiques, aux éditeurs de
théories politiques et aux lecteurs de Hannah Arendt.
|