3.4. Critiques de la théorie politique de
Hannah Arendt.
3.4.1. Hannah Arendt et nous : essai d'appropriation
de la pensée
politique d'Arendt pour réévaluer le
politique en Afrique.
Il est question à présent d'utiliser le
modèle politique arendtien pour comprendre et pour critiquer le
politique en Afrique. Mais, avant cela, il nous semble utile de
récapituler, en utilisant nos propres expressions, l'essentiel de la
pensée de Hannah Arendt qui a fait l'objet de notre travail.
Pour Hannah Arendt, nous l'avons dit, la coexistence humaine
est un fait irrécusable qui est lié et est conséquent
à l'être social de l'homme. Cette coexistence est politique en
tant qu'elle appelle les hommes vivant ensemble à s'organiser de telle
façon que chaque individu puisse avoir la possibilité et
l'occasion de dire et d'entendre, d'agir et de voir les autres agir. Une telle
organisation rendra heureux ce vivre ensemble. Conséquemment, la
participation politique suppose la coexistence , elle est force qui maintient
et qui rend harmonieuse la coexistence ; il y a participation lorsque cette
possibilité d'apparaître et de voir est actualisée,
c'est-à-dire lorsque, comme autour de la table, chaque individu est vu
et entendu par ses égaux. La participation politique, si elle existe
effectivement dans un pays, rend le politique aisé, facile et transforme
le pays en un espace vraiment vivable.
Qu'en est-il de la participation politique en Afrique ?
Nous n'allons pas raconter ici l'histoire épique de ce continent.
Contentons-nous de rappeler que depuis la fin de la colonisation et à
partir du temps des indépendances, l'Afrique cherche son chemin du mieux
- vivre ; mieux encore, elle se recherche sur tous les plans, et surtout sur le
plan politique.
Il y a un tâtonnement. C'est pourquoi d'aucuns
pensent, à tort peut-être, que l'Afrique n'a pas «d'hommes
politiques», ou «qu'elle n'est pas prédisposée à
la démocratie», ou encore que «le peuple n'est pas encore
mûr pour prendre part aux affaires politiques», etc.
La vérité essentielle qui régente ces
affirmations est, à notre sens, que la
plupart des pays d'Afrique n'ont pas encore atteint la pleine
réalisation de la
participation politique où chaque citoyen aurait un mot
à dire sur les affaires politiques
qui engagent normalement la destinée collective de la
nation. En d'autres termes, plus proche de ceux de Hannah Arendt, on dirait que
le dialogue ( partage de la parole) entre tous (peuple et «ceux qui les
gouvernent») et l'initiative individuelle d'action publique sont loin
d'être effectifs (réalités).
En effet, il y eut une longue période marquée
surtout par l'exclusion du peuple entier à la prise des décisions
politiques ; cette période n'est pas encore révolue, elle
est présente dans certains Etats d'Afrique. L'exclusion politique dont
les populations africaines sont victimes est soit conditionnée par
l'indifférence même du peuple, soit simplement imposée par
les dirigeants.
3.4.1.1. L'exclusion voulue ou conditionnée par
l'attitude du
peuple.
C'est la forme la plus fréquente d'exclusion qu'on
rencontre actuellement en Afrique. Nous avons déjà parlé
brièvement des causes de l'indifférence politique des populations
africaines. Il s'agit surtout du spiritualisme (conviction d'ordre religieux_)
et de l'exclusion du peule par les gouvernants.
Revenons à la cause religieuse ou aux convictions
spirituelles. En effet, sous l'inspiration d'un spiritualisme à
outrance, de nombreuses personnes se dégagent, se
désintéressent de la vie de la polis, soi-disant pour s'occuper
totalement des affaires de Dieu. Une telle attitude nous paraît mal venue
et donc facilement critiquable, puisque la gloire de Dieu est l'homme vivant,
et qu'il nous faut dire, par ricochet, que les affaires de Dieu sont celles qui
aident l'homme à goûter le Royaume inauguré par
Jésus-Christ dans la synagogue de Nazareth.
Ce détour par la spiritualité nous permet de
réfuter l'auto - exclusion des croyants, notamment des chrétiens,
de la vie de leur cité terrestre.
«la foi, estimait Monseigneur Matagrin, pour le plus
grand bien de l'homme et de la société, a et doit avoir
effectivement quelque chose à dire à la politique et la politique
a bien le droit d'interroger à son tour la foi»_.
Ces propos courageux aideront certainement à bannir le
fidéisme qui sévit en Afrique. La foi vécue dans une
indifférence à l'égard de notre condition humaine devient
une aliénation de l'homme ; car l'homme y détruit lui-même
son essence politique, tout en voulant vivre dans un espace organisé
où il puisse bien vivre son engagement de croyant.
3.4.1.2. L'exclusion imposée au peuple par le
régime en place.
Cette forme d'exclusion n'est pas très rare ni
recherchée, car c'est la forme qui prévaut dans presque tous les
pays africains depuis des temps immémoriaux. La colonisation fut la
forme la plus humiliante d'exclusion. Les régimes oligarchiques qui ont
succédé aux indépendances en sont encore des exemples
patents.
Cette exclusion consiste en une monopolisation et en une
privatisation des affaires politiques par et entre les mains d'un groupe
réduit autour du pouvoir en place. La plupart des pays d'Afrique ont
connu des gouvernements dictatoriaux avec parti unique, durant au moins vingt
ans. Chaque fois qu'on y parlait des élections, c'était
obligatoirement en vue de reconduire le même président.
Il faut reconnaître pourtant que laisser ainsi un
peuple entier en marge des affaires engageant sa vie, le priver de la vie
publique (donc de son humanité), c'est banalement
l«animaliser», et Hannah Arendt pourra même dire que c'est
gérer le pays à la manière d'une famille où il y a
la dictature du chef de famille qui donne des ordres que d'autres
exécutent sans riposte.
Ces deux formes d'exclusion privent l'homme de son droit et
de son devoir
civique de disposer de lui-même et, dans la perspective
arendtienne, de dire, d'agir
publiquement à propos des affaires politiques. D'une
manière simple, nous dirions
que la participation politique, acte d'échange de la
parole et de l'action, n'est pas encore une chose totalement acquise dans
certains pays d'Afrique. Cela surtout à cause de la gestion de type
familial que l'on applique à la nation. Le devoir de participation
politique incombe à chaque citoyen en tant qu'il vit dans la polis, et
comme bios politikos dans le sens arendtien. Jacques Ellul rappelle que
«le grand mal, ce qui donne à l'Etat son indépendance, ce
serait en réalité l'apolitisme du citoyen »_. Il est
vrai par ailleurs que «l'autorité, comme le souligne
Enègren, doit assurer, de façon parfaitement immanente, la
solidarité du lien politique_», tel est normalement le rôle
de l'Etat.
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