3.5.3 La résistance à l'uniformisation des
réglementations générales au profit des industriels
La mise en place de toutes ces caisses de solidarité
aux fonctions multiple plongent certes les artisans dans la perplexité,
mais ils conservent la possibilité de ne rien entreprendre: ces caisses
sont créées par leurs soins, et ne leur sont pas vraiment
imposées. Les artisans restent face à eux-mêmes.
L'installation de ces caisses ou la prévision de leur installation est
un effet de leur volonté. Ces caisses sont un moyen de conquérir
l'autonomie de l'artisanat. Il en va tout autrement pour l'instauration des
conventions collectives de travail et de la loi de 40 heures prévues en
1936, ou pour la révision de la patente en 1938. Ces modifications
réglementaires touchant le monde du travail dans sa
généralité mettent les artisans directement en concurrence
avec le grand patronat. Les décisions se prennent sans et contre
l'artisanat: son existence n'est prise en compte ni lors de
l'élaboration des mesures à prendre, ni dans le contenu des
mesures qui vont dans le sens d'une uniformisation du monde du travail.
La logique de la recherche d'un régime d'exception qui
gouverne les réactions des artisans n'est pas satisfaite par le
progrès des lois sociales. Leurs réactions sont très
embarrassées, particulièrement en 1936. Ils ne sont pas hostile
sur le fond du problème. Les améliorations proposées leur
semblent légitime, et ils aimeraient bien pouvoir en profiter eux aussi.
Mais ils souhaiteraient échapper aux nouvelles charges patronales que
ces lois imposent. Leur statut d'artisan, de petit entrepreneur dont le statut
social est à la frontière de celui de l'ouvrier, n'est pas
reconnu en tant que tel. L'artisanat n'est pas consulté lors de
l'élaboration des conventions collectives. Il n'a pas non plus
été consulté lors de l'établissement des lois sur
la semaine de quarante heures et les congés payés.
Sur le moment, en 1936, c'est l'occupation des ateliers lors
des grèves qui a le plus choqué les artisans. Ils
considèrent que le droit de propriété du patron y
disparaît, remplacé par « le droit de propriété
du gréviste sur l'emploi occupé par lui immédiatement
avant la grève au détriment du chômeur qui, depuis
longtemps, aspire à un salaire lui permettant de subvenir aux besoins de
sa famille » 209 . Les artisans sont victimes aussi de violences plus
crues: certains ont été frappés, certains ont vu leur
domicile violé210. Les membres de la Chambre des
métiers du Rhône ne sont pas épargnés par le climat
de panique généralisée qui touche les artisans: le
désordre atteint son comble lors de la rédaction d'un voeu
protestant contre les « atteintes à la liberté du travail
» et demandant la protection des artisans par les pouvoirs
publics211.
Après coup, la Chambre des métiers du
Rhône renâcle contre les nouvelles lois. Les artisans doivent
appliquer des mesures établies avant tout pour les grandes entreprises.
Les conventions collectives, signées entre les représentants des
grosses entreprises et les syndicats ouvriers, s'appliquent sans distinction
à l'artisanat. Si une organisation syndicale (patronale ou
ouvrière) veut obtenir la conclusion d'une convention collective de
travail de sa branche, elle peut en saisir le ministère du travail qui
est tenu de provoquer la réunion d'une commission mixte chargée
d'éla-
209. L'Artisan du sud-est, n°68,juillet-août
1936 [ADR 9M33].
210. L'Artisan du sud-est, n°68,juillet-août
1936 [ADR 9M33].
211. Assemblée plénière 11 du 21 juin 1936.
Extrait du registre des délibérations de la réunion
générale des commissions, le 26juin 1936 [ADR 9M32].
borer la convention collective demandée. Cette
commission doit être composée des représentants des
organisations syndicales et ouvrières les plus représentatives de
la branche de l'industrie ou du commerce qui demande la convention. Les
artisans ne sont pas suffisamment organisés pour pouvoir exiger leur
place dans ces commissions. Les conventions élaborées ne font pas
de distinction entre le patronat de l'industrie ou du commerce et le patronat
de l'artisanat. Les artisans souhaiteraient la conclusion de conventions
spécifiques à l'artisanat, mais celles-ci ne peuvent être
envisagées que dans le cadre de la convention collective globale valable
pour la branche dans son ensemble212.
L'attitude à adopter n'est pas évidente. Les
membres de la Chambre des métiers du Rhône s'en remettent d'abord
aux directives de leurs dirigeants et de ceux de l'Union des artisans
français213. Les artisans s'estiment «pris entre la
grosse production dont ils sont obligés d'assumer les charges, sans
pouvoir bénéficier des avantages matériels qui viennent
d'être accordés à tous les salariés
»214. Le sentiment d'urgence est suffisamment fort
pour provoquer une réunion extraordinaire de la Chambre des
métiers du Rhône en plein mois d'août, afin de lancer les
bases d'une accélération du regroupement des artisans en
syndicats et de mettre en place un «Front artisanal unique » qui
puisse exprimer aux pouvoirs publics les revendications des
artisans215. Mieux organisés, les artisans espèrent
faire jouer en leur faveur le principe de l'organisation la plus
représentative. L'établissement de la convention collective du
bâtiment de la Haute-Savoie est ainsi donné en exemple : la
question de savoir si leur absence lors de la signature de la convention
annulait celle-ci n'a pu être instantanément résolue
216.
La Chambre des métiers du Rhône obtient plus tard
d'être consultée. Quand une convention collective est conclue, le
ministre du travail peut, par arrêté, la rendre obligatoire pour
tous les salariés des professions et des régions comprises dans
le champ d'application de cette convention. Lors de la préparation de
l'extension des conventions collectives à tout le département, la
Chambre des métiers du Rhône est consultée. Elle donne un
avis favorable au projet d'extension de la convention collective du tissage,
puis du moulinage217. Elle cherche par contre à
empêcher l'extension de la convention collective de la métallurgie
de la région lyonnaise à tout le département au nom des
différences de niveau économique existant entre Lyon et les
régions rurales218. De même elle essaie en 1938
d'imposer, d'accord avec la Fédération des artisans du sud-est,
«le non assujettissement des artisans aux conséquences de
l'extension des conventions collectives de travail conclues entre le grand
patronat et la CGT »219.
La Chambre des métiers du Rhône a du s'adapter
à l'existence des conventions collectives
212. L'Artisan du sud-est, n°72, avril 1937 [ADR
9M33].
213. Assemblée plénière 11 du 21 juin 1936
[ADR 9M32].
214. Assemblée plénière extraordinaire du
23 août 1936 [ADR 9M32].
215. Assemblée plénière extraordinaire du
23 août 1936 [ADR 9M32].
216. L'Artisan du sud-est, n°72, avril 1937
[ADR 9M33].
217. Lettre du 26 janvier 1937 du président de la
Chambre des métiers du Rhône au ministre du travail, donnant un
avis favorable au projet d'extension de la convention collective du moulinage,
et rappelant l'avis similaire donné par la Chambre des métiers du
Rhône le 1er octobre 1936 [ADR 9M33].
218. Assemblée plénière 15 du 2 mai 1937
[ADR 9M32].
219. Assemblée plénière 19 du 25 juin
1938 [ADR 9M32].
qui lui a été imposée, et qui n'avait
jamais fait partie de son programme d'action. Elle milite par contre depuis sa
création pour la simplification et l'allégement de la
fiscalité artisanale. La modification du calcul des patentes est
l'objectif principal. Depuis 1923 le «petit artisan » fiscal est
exonéré de patente, puisqu'il paye les impôts dur le
revenu. Les artisans formant un apprenti sont eux aussi exonérés
de patente depuis 1937. Selon la taille de l'entreprise de l'artisan, la
manière dont la patente est calculée n'est pas la même: les
Chambres de métiers cherchent à élargir à
l'ensemble de l'artisanat les bases de calcul les plus avantageuses.
La révision de la patente en 1938 est l'occasion pour
les artisans de tenter de faire adopter leurs propositions en matière
fiscale. Ils considèrent que la petite et la moyenne entreprise sont
trop lourdement chargés. La Chambre des métiers du Rhône
rejoint les propositions de la Fédération des artisans du sud-est
concernant la fiscalité artisanale. Elle demande l'extension et
l'unification de la fiscalité des petits artisans à tous les
ressortissants des Chambres de métiers; elle demande aussi que la
fiscalité artisanale ne soit plus basée sur la valeur locative
mais sur le nombre de personnel employé au cours de l'année
précédente220. Cette dernière proposition
semble avoir été envisagée par la commission de
révision de la patente, ce qui donne des espoirs à la Chambre des
métiers du Rhône221.
Mais début 1939, le nouveau régime de taxe
à la production supprime le régime des petits producteurs qui
payaient une taxe de 2,2%. Une taxe de 9% applicable à tous les
producteurs la remplace. Les redevables faisant moins de 400 000 F de chiffre
d'affaires annuel devront payer un forfait. La Chambre des métiers du
Rhône est piégée: ce nouveau régime est une
augmentation de charge pour les artisans, il donne aux négociants plus
de facilité à frauder, l'appréciation des bases pour
l'établissement d'un forfait va s'avérer très
compliquée, l'utilisation de matières premières
tantôt exonérées de cette taxe, tantôt assujetties
à celle-ci va compliquer la comptabilité de tous ceux qui se
retrouveront dans cette situation (en particulier les artisans de
l'alimentation), bref, le nouveau régime de taxe à la production
ne peut satisfaire les artisans. Ils ne peuvent pourtant pas demander le retour
avec l'ancienne taxe dite du « chiffre d'affaires », dont ils
demandaient auparavant le suppression. La Chambre des métiers du
Rhône ne peut donc que protester vaguement contre les difficultés
d'application pratique rencontrées 222.
La révision complète de la patente n'a donc en
rien permis à l'artisanat de bénéficier d'une
fiscalité avantageuse, au contraire. Les Chambres de métiers
continuent donc, après cette révision, à réclamer
l'institution d'un statut fiscal unique de l'artisanat223.
220. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
221. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
222. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939 [ADR 9M32].
223. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
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