Conclusion
À la veille de la seconde guerre mondiale, la
séparation de l'artisanat et de l'industrie est loin d'être
achevée. La seule création de ces établissements publics
représentant officiellement l'artisanat que sont les Chambres de
métiers n'a pas été des plus facile. Les industriels des
Chambres de commerce ont, tant qu'ils ont pu, essayé d'empêcher la
création des Chambres de métiers. Ils ont échoué,
et les Chambres de commerce ont perdu nombre de ressortissants, et l'ensemble
du patronat s'est vu imposer la création d'une taxe d'apprentissage.
Cet échec des industriels à conserver
l'unité du patronat n'est que relatif: la reconnaissance
institutionnelle de l'artisanat n'est qu'incomplète. La création
des Chambres de métiers est un acte presque unique, qui tranche avec
l'ambiance générale qui est à l'uniformisation de la
réglementation du monde du travail au profit de la seule grande
entreprise. Les réglementations poussent l'artisanat du
côté d'un patronat uniforme, au moment même où il
cherche à conquérir son autonomie. Il ne s'agit pas seulement
pour les artisans de se désolidariser des industriels, il s'agit aussi
pour eux d'acquérir une identité propre qui prenne en compte leur
double appartenance au monde des patrons et à celui des ouvriers. La
proximité avec l'idéologie de ce dernier n'est pas
revendiquée, par contre la proximité sociale l'est. Les artisans
cherchent à bénéficier des mesures sociales qui
améliorent les conditions de vie des salariés. Leur position de
patron se révèle être pour eux de plus en plus un
handicap.
Cette position limite dans le champ social est sans doute ce
qui constitue l'unité de l'artisanat. C'est en tout cas bien ce qui fait
l'unité de l'artisanat défini par les Chambres de métiers
comme la petite entreprise. Est-ce suffisant pour considérer l'artisanat
comme un groupe social homogène? L'unité de l'artisanat
revendiquée par tous ses représentants n'est certes pas celle des
ressortissants de la Chambre des métiers du Rhône Une
différence de comportement évidente sépare la masse des
artisans qui prennent cette identité comme une nouvelle étiquette
administrative, et le petit nombre des membres actifs des syndicats ou de la
Chambre des métiers du Rhône qui considèrent
l'identité artisanale comme une évidence économique,
sociale et culturelle.
La composition même de l'électorat de la Chambre
montre le peu d'homogénéité de celle-ci: la population des
maîtres et celle des compagnons obéissent à des logiques
différentes, ce qui n'est pas étonnant pour une institution
donnant la primauté aux patrons. Les artisans ruraux et ceux de la
grande ville ne semblent pas avoir de points communs évidents. L'artisan
censé être protégé par la création des
Chambres de métiers était l'artisan rural, or l'essentiel des
ressortissants de la Chambre des métiers du Rhône, et
l'intégralité de ses membres sont lyonnais. La concentration de
population en ville fait-elle contrepoids aux conséquences
censées être néfastes du développement industriel
pour les artisans, ou bien au contraire ce développement industriel
est-il la cause non pas d'un déclin, mais d'une croissance de
l'artisanat?
La population de chaque « catégorie » de
métiers a ses caractéristiques propres. Les «artisans »
du textile se détachent nettement des autres par leur proximité
avec le monde ouvrier: l'indépendance en amont, par la possession des
moyens de production, seule prise en compte par la loi, ne suffit pas pour
être artisan, il faut encore ne pas être un simple sous- traitant
qui produit pour une clientèle unique. Les « artisans » de
l'alimentation ont aussi une position marginale, par leur proximité avec
la moyenne entreprise; est-ce parce qu'ils ne connaissent pas la concurrence de
la grande entreprise?
Les lignes de rupture sont encore plus évidentes au
niveau des représentants de l'artisanat. Les membres de la Chambre des
métiers du Rhône, et plus généralement les
représentants de l'artisanat vivent dans le Rhône dans un climat
très particulier où l'unanimité semble longtemps
régner: la Fédération des artisans du sud-est, puis la
Chambre des métiers du Rhône, sont en opposition constante avec la
Confédération générale de l'artisanat
français et avec les propositions des instances étatiques
nationales qui suivent les avis de cette dernière organisation. La
position de la Chambre des métiers du Rhône est-elle
représentative de celle de la majorité des Chambres de
métiers? C'est probable: les rapports entre l'Assemblée des
présidents de chambres de métiers de France et la Chambre des
métiers du Rhône ont touj ours été cordiaux.
Valables au départ au plan national uniquement, ces clivages se
développent au niveau local: les relations avec le Comité
départemental de l'enseignement technique se dégradent au moment
de la constitution de la Chambre des métiers du Rhône, et
l'unanimité des représentants de l'artisanat du Rhône est
sérieusement entamée par l'apparition d'une branche locale de la
Confédération générale de l'artisanat
français, même si la puissance de la Fédération des
artisans du sud-est n'est que peu touchée.
L'ensemble des représentants de l'artisanat cherche
à minimiser toutes ces divisions, tant d'ordre social et
idéologique que d'ordre économique, et à transformer la
situation de l'artisanat d'une position limite entre le patronat et le monde
ouvrier en une position stable, valorisée et valorisante. Pour cela tous
les efforts sont tendus vers la mise en valeur la haute qualification
censée caractériser les artisans. Cette qualification est-elle
une réalité? Une étude plus approfondie de la population
artisanale serait nécessaire pour apporter une réponse qui ne
soit pas que suppositions. Cette insistance sur les qualifications ne permet
pas de mettre au second plan l'appartenance à un métier.
Malgré la mise en place des Chambres de métiers, l'appartenance
à un métier semble toujours primer sur l'appartenance à
l'artisanat à la veille de la seconde guerre mondiale.
L'organisation de l'apprentissage par la Chambre de
métiers a commencé d'être entreprise. La Chambre de
métiers commence tout juste à pouvoir jouer son rôle de
réglementation et de contrôle. Elle l'entreprend, mais dans une
optique qui n'était sans doute pas prévue par les promoteurs de
la loi: la rénovation de l'apprentissage est avant tout le moyen de
formaliser les qualifications artisanales, et d'essayer de revoir la
définition de l'artisanat de manière corporatiste. L'artisanat
imaginé par la Chambre des métiers du Rhône n'est pas
uniquement défini par la petite taille de l'entreprise et l'exercice
d'un métier manuel enregistré comme artisanal, il est aussi
défini par un mode obligatoire d'acquisition des qualifications:
l'apprentissage, et par la continuité de l'exercice de la profession en
qualité d'artisan ou de compagnon. La Chambre des métiers du
Rhône cherche à fermer l'artisanat, à le construire comme
un groupe homogène: c'est bien qu'elle reconnaît que cette
construction n'est pas achevée.
Cette fermeture corporatiste de l'artisanat est aussi
revendiquée afin de rendre légitimes toutes les mesures
d'exception qui sont demandées par l'artisanat. La construction d'un
statut protégé pour les artisans répond à des
critères éthiques: les artisans considèrent en fin de
compte que l'artisanat mérite d'être protégé parce
qu'il n'obéit pas aux règles de rentabilité à tous
prix du capitalisme, parce qu'il perpétue le caractère artistique
du travail en petite série, parce qu'il conserve le souvenir d'un
fonctionnement plus sentimental que contractuel de la société.
Tout le travail de la Chambre des métiers du Rhône est d'essayer
de retranscrire ces idéaux dans un langage, justement, contractuel.
Pris entre la définition contractuelle imposée
par la loi, et la définition éthique proposée par la
Chambre des métiers du Rhône et la Fédération des
artisans du sud-est, quelle est l'identité réelle des artisans?
La première définition a l'avantage de donner à
l'observateur la possibilité de repérer facilement les
populations artisanales. Elle facilite les recherches, mais risque aussi de les
biaiser: la définition légale de l'artisanat est mobile; elle
n'est pas comprise comme une définition suffisante par les artisans. La
seconde définition a l'avantage d'être une auto-identification.
Elle met en avant toutes les caractéristiques traditionnellement
accordées à l'artisanat. Ces caractéristiques sont-elles
cependant réalistes? L'artisanat légal est le monde très
ouvert de la petite entreprise; l'artisanat idéal des artisans est un
corps social d'élite, très fermé et très
homogène. Ce sont deux réalités semble-t-il bien
distinctes. L'installation des Chambres de métiers ancre l'usage qui
veut que l'on parle de la petite entreprise (artisanat légal) en
continuant à lui attribuer les caractéristiques plus ou moins
mythiques de l'artisanat corporatif d'ancien régime (artisanat
idéal).
Abréviations uti lisées
ACSP Association des chambres syndicales patronales
APCMF Assemblée des présidents de Chambres de
métiers de France
BP Brevet de capacité professionnelle
CAP Certificat d'aptitude professionnelle CAP
CDET Comité départemental à l'enseignement
technique
CEAA Comité d'entraide et d'action artisanale
CGAF Confédération générale de
l'artisanat français
CGT Confédération générale du
travail
CLP Commission locale professionnelle
CMR Chambre de métiers du Rhône
CSET Conseil supérieur de l'enseignement technique
EFA Examen de fin d'apprentis sage
FASE Fédération des artisans du sud-est
GCAR Groupes confédérés des artisans du
Rhône
MOF Meilleur ouvrier de France
SEPR Enseignement professionnel du Rhône
(Société d')
UAF Union des artisans français
|