3.5.2 La mise en place de caisses artisanales de
solidarité est-elle possible?
Les années 1930 voient la mise en place de toute une
série d'institutions de solidarité sociale. Des lois posent les
bases de la création de caisses d'allocations familiales, de
chômage, de retraite, de congés payés ou d'assurances
maladie. Elles sont construites en référence au modèle de
la grande entreprise, où la position de l'employeur et celle des
employés sont bien distinctes. L'installation de telles caisses met la
Chambre des métiers du Rhône face à ce dilemme: elle
oscille entre la tentation de bricoler une adaptation de ces modèles de
caisses pour l'artisanat afin de pouvoir bénéficier de leurs
services sans attendre, et celle d'attendre activement des mesures
réglementaires donnant à l'artisanat un régime
d'exception. Dans tous les cas les problèmes à résoudre
sont les mêmes: les artisans sont écartelés entre leur
position de cotisant et celle de
188. Assemblées plénières 10 du 19 avril
1936 et 11 du 21 juin 1936 [ADR 9M3 1].
189. Loi du 28 mars 1919.
190. Décision prise le 28 juillet 1936.
191. Extrait du registre des délibération de la
Commission des v\oe{}ux de la Chambre des métiers du Rhône, 28
août 1936 [ADR 9M32].
192. Assemblée plénière 15 du 2 mai 1937[ADR
9M32].
bénéficiaire. Ils doivent assumer en quelque
sorte à la fois le rôle du patron et celui de l'ouvrier. Ils
doivent surtout faire taire leur volonté d'indépendance la plus
totale, et leur crainte pour toute administration, dès lors que
l'institution de ces caisses est perçue comme une
nécessité pour être à niveau avec le monde de la
grande entreprise, et comme un moyen de conquérir l'autonomie de
l'artisanat.
Le malaise ne naît pas en 1936. La loi du 11 mars 1932
sur les allocations familiales occupe pendant quelques années la Chambre
de métiers et les organisations professionnelles. En 1935, la Chambre
des métiers du Rhône demande l'assujettissement immédiat et
global de toutes les professions aux obligations de cette loi sur les
allocations familiales. Elle prévoit même que l'unification des
charges de ces caisses se ferait par le fonctionnement d'une caisse nationale
de surcompensation gérée par les soins des caisses
elles-mêmes. Mais elle craint en même temps que cette
création soit une charge accrue pour les employeurs 193.
Les artisans ruraux sont, de fait, les premiers et les seuls
effectivement concernés par la mise en place des allocations familiales.
En 1938, la Chambre approuve la parution d'un décret qui
détermine les conditions d'application des allocations familiales aux
artisans ruraux 194. L'année suivante elle cherche
à faire étendre le bénéfice de cette mesure aux
vanniers « qui résident dans un centre rural » 195 , puis
à mettre à égalité le taux de l'encouragement
national aux familles nombreuses et des allocations familiales pour les
cultivateurs, les travailleurs indépendants de l'agriculture et les
artisans ruraux 196.
Si le bénéfice des allocations familiales tarde
à être appliqué à l'ensemble des artisans, la
Chambre des métiers du Rhône n'est pourtant pas fondamentalement
hostile aux allocations familiales. Elle reconduit en 1938 son voeu de voir
tous les artisans bénéficier des allocations familiales
197. Mais elle se révèle incapable de
créer une Caisse d'allocation familiale. En 1938 un projet propose la
création d'une caisse interprofessionnelle contrôlée par la
Chambre des métiers du Rhône Il est repoussé par les
membres de la Chambre appartenant à la Confédération
générale de l'artisanat français, qui estiment que le
bureau avait outrepassé ses fonctions, et que le contrôle d'une
telle caisse devait revenir aux syndicats 198. Cet
échec pousse la Chambre des métiers du Rhône à
soutenir en 1939 un projet de loi qui institue un régime d'allocation
familial spécial au bénéfice des artisans maîtres
199. La Chambre des métiers du Rhône a
conscience des limites du projet: il promet une Caisse d'allocation familiales
au taux très inférieur à celui des autres Caisses, mais
quelles allocations cela laisse-t-il prévoir? Elle attend surtout un
règlement rapide de ce problème à un niveau national. Une
définition spécifique à l'artisanat de toutes les charges
patronales est, en fin de compte, ce que la Chambre de métiers souhaite
obtenir dans un futur qu'elle espère proche.
193. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
194. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
195. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939 [ADR 9M32].
196. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
197. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
198. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938, compte-rendu d'une réunion organisée le 23 octobre 1938 par
le Bureau de la Chambre des métiers du Rhône, réunissant un
grand nombre d'organisations artisanales [ADR 9M32].
199. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
Les artisans sont touchés par le chômage. Ils se
montrent incapables de créer une caisse de chômage qui indemnise
les artisans sans travail. Ils ne sont pas hostile à l'idée
même d'une aide aux artisans au chômage. Ils estiment même
insuffisante l'aide de la ville de Lyon à ceuxci et demandent une
intervention de l'État. Une aide directe est impossible. Mais le
décret du 8 août 1935 permet à l'État de
subventionner les caisses de chômage créées par les
Chambres de métiers200 . Les membres de la Chambre des
métiers du Rhône, sollicités à ce sujet par la
préfecture qui applique une circulaire du ministère du travail,
après un long débat et un vote serré, refusent la
création d'une telle caisse de chômage201. Les artisans
de l'alimentation sont les plus fermement opposés à une telle
création: ils représentent 20% des ressortissants de la Chambre;
ils paieraient donc une grosse partie des taxes réservées
à la caisse de chômage, mais seraient sans espoir de pouvoir
jamais profiter des secours de cette caisse si jamais elle fonctionnait. Les
arguments finalement employés pour refuser la création trop
hâtive d'une telle caisse sont le relèvement de la taxe qu'une
telle création impliquerait, et les difficultés de
contrôler la réalité du chômage des
assistés.
Ce refus de créer une caisse de chômage ne doit
pas s'interpréter de manière trop radicale: le principe de la
création d'une caisse de chômage n'est pas lui-même mis en
cause, mais le financement de cette caisse. Un mode de financement alternatif
est élaboré, mais il nécessite visiblement l'approbation
du ministère, ou une modification législative. Le jour même
où elle refuse la création d'une caisse de chômage pour les
artisans, la Chambre des métiers du Rhône adopte un voeu demandant
que la création des caisses de chômage puisse se faire par le
prélèvement d'un fonds sur les ressources ordinaires des Chambres
de métiers, accrues par le minimum d'imposition de 10 F, sans avoir
recours à une nouvelle imposition
complémentaire202.
Les artisans se trouvent donc, lorsque le problème des
caisses d'allocations familiales ou de chômage leur est posé, dans
une situation schizophrénique: en tant que cotisants ils cherchent
à échapper à de nouvelles charges; en tant que
bénéficiaires ils cherchent à maximiser les
bénéfices qu'ils peuvent en tirer. Leur situation ne peut que
s'aggraver en 1936, après le vote de toute la série des lois
sociales, qu'ils cherchent à contourner en tant que patrons, et dont ils
cherchent en même temps à élargir à eux-mêmes
le champ d'application.
Les congés payés plongent les artisans de la
Chambre des métiers du Rhône dans la perplexité. Ils sont
semble-t-il hostile à leur instauration, puisqu'ils se
réjouissent des décisions d'un conseil de prud'homme qui limitent
les droits aux congés payés des ouvriers qui quittent de leur
plein gré une entreprise203. Mais ils sont en même
temps très attachés à leur mise en place. Le
bénéfice des congés payés rend le statut d'ouvrier
à domicile plus attractif que celui d'artisan, particulièrement
dans le secteur des textiles. La mise en place de caisses de compensation pour
les congés payés qui soient spécifiquement artisanales
permettrait de renforcer l'identité du groupe. Le contrôle de
cette caisse reviendrait logiquement à la Chambre de métiers, ce
qui lui donnerait un poids nouveau, et la dégagerait du pouvoir des
syndicats. La Chambre des métiers du Rhône
200. Lettre du 15 octobre 1935 du préfet au
président de la Chambre des métiers du Rhône [ADR 9M33].
201. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935. ADR 9M33: sous-dossier « aide aux artisans sans
travail, 1935» [ADR 9M32].
202. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
203. L'Artisan du sud-est, n°72, avril 1937 [ADR
9M33].
commence par mettre en avant le fait que leur caractère
non strictement professionnel serait le seul moyen de garantir le
fonctionnement régulier de ces caisses par un nombre suffisant
d'adhérents artisans204. La création d'une telle
caisse ne reste qu'un projet, qui reste encore vivement controversé
à l'automne 1938: la résistance vient de la fraction des membres
de la Chambre des métiers du Rhône appartenant à la
Confédération générale de l'artisanat
français, qui cherche à limiter les pouvoirs du Bureau de la
Chambre des métiers du Rhône et à donner tout son poids au
syndicalisme205.
La Chambre des métiers du Rhône entame enfin une
réflexion sur la manière de gérer la retraite des vieux
travailleurs de l'artisanat en mars 1938 206. Une
enquête ministérielle sur l'artisanat français en est
l'instigatrice. La Chambre de métiers propose la création d'une
mutualité artisanale sous la surveillance des Chambres de métiers
et le contrôle de l'État. Elle percevrait les cotisations de la
même façon que la taxe pour frais de Chambre de métiers.
Ces cotisations seraient uniformes pour donner à tous le droit à
la retraite. Les versements seraient obligatoires, et la retraite
proportionnelle aux versements acquise sans que soient pris en
considération les revenus que peut posséder d'autre part le
cotisant. La répartition des fonds serait basée sur un
système mixte: capitalisation pour partie, répartition pour le
reste. L'âge de la retraite serait fixé à 60 ans, comme
pour la retraite des assurances sociales. La retraite serait accordée
sous réserve de cessation d'activité professionnelle du
bénéficiaire. Les organisations professionnelles donnent
rapidement un accord de principe à ce projet207. Les membres
de la Chambre des métiers du Rhône finissent par demander à
leur président d'insister auprès de l'Assemblée des
présidents de chambres de métiers de France afin que les artisans
ne soient pas oubliés dans le débat sur la retraite des vieux
travailleurs208.
à la veille de la guerre, ni la Chambre des
métiers du Rhône ni les syndicats n'ont donc réussi
à mettre en place des caisses artisanales de solidarité sociale.
Cet échec n'est pas tant la marque d'un désintérêt
des organisations artisanales pour la création de tels organismes. Un
début de réflexion a vu le jour, et un bon nombre de propositions
se sont succédées. Mais les problèmes qui freinent ces
créations sont nombreux. Le moindre des problèmes n'est pas la
concurrence que se font les syndicats et la Chambre des métiers du
Rhône pour obtenir le contrôle de ces caisses. La Chambre des
métiers du Rhône met en avant les avantages de caisses
interprofessionnelles, mais les syndicats ne sont pas prêts à la
voir les contrôler seule. La recherche d'un régime
spécifique à l'artisanat a ses avantages et ses
inconvénients. Il permettrait sans doute la consolidation du groupe, et
la conquête de son autonomie par rapport au monde de la grande
entreprise. Mais les adaptations nécessaires des modalités de
financement et de fonctionnement des différentes caisses demandent une
législation spéciale, qui à force d'essayer de rassurer
l'artisan qui met l'indépendance au dessus de tout et refuse toute
nouvelle charge financière, risque de donner naissance à des
caisses peu opérationnelles.
204. Lettre du 28 mai 1937 du président de la Chambre des
métiers du Rhône au ministre du travail [ADR 9M33].
205. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938, compte-rendu d'une réunion organisée le 23 octobre 1938 par
le Bureau de la Chambre des métiers du Rhône, réunissant un
grand nombre d'organisations artisanales [ADR 9M32].
206. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938
[ADR 9M32].
207. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32]. 208. Assemblée plénière 20 du 30 octobre 1938
[ADR 9M32].
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