3.5 La sauvegarde des intérêts
professionnels et économiques des métiers
La Chambre de métiers est chargée de «
sauvegarder les intérêts professionnels et économiques des
métiers » 168 . Elle reprend donc d'une certaine manière le
travail des syndicats en matière de défense des
intérêts professionnels de leurs membres. Il ne peut être
ici question de déterminer l'ampleur du travail accompli par les
différentes organisations artisanales, et d'envisager une comparaison
précise entre les actions entreprises par la Chambre des métiers
du Rhône, et celles des syndicats. Il nous sera donc très
difficile d'évaluer, sauf dans quelques cas isolés, la
qualité des relations entre le syndicalisme lyonnais et la Chambre des
métiers du Rhône On peut cependant estimer que dès qu'il
s'agit de la défense de métiers isolés, le rôle
initiateur revient aux syndicats, alors que l'action de la Chambre des
métiers du Rhône est première dans toutes les questions
touchant l'artisanat dans sa généralité,
spécialement lorsqu'il s'agit de réagir aux nouvelles lois
sociales, de modifier la fiscalité artisanale ou de mettre en place des
institutions de solidarité telles que les caisses d'allocation
familiale, de chômage ou de retraite. Dans ces
168. Loi du 27 juillet 1925.
situations, les syndicats semblent surtout dépourvus de
moyens d'action: la force de chaque profession seule est faible, alors que le
caractère interprofessionnel de la Chambre de métiers ne peut que
l'avantager.
3.5.1 La défense ponctuelle des métiers en
crise
La défense de l'artisanat est complétée
par la défense de métiers isolés. Elle n'intervient que
lors des crises importantes touchant une branche. La soierie, le bâtiment
et le petit commerce sont les branches qui retiennent le plus son attention.
Ses revendications à l'égard des artisans de l'alimentation
tranchent sur le reste de son action.
Le fil directeur de ses prises de position, c'est le respect
de la loyauté de la concurrence. Les grandes entreprises disposent de
moyens dont ne peuvent disposer les artisans. La réglementation du droit
du travail est le moyen privilégié par la Chambre de
métiers pour essayer de rétablir cette concurrence loyale. Les
industriels sont les premiers visés. La réglementation du travail
des artisans est un corollaire de cette action: il faut donner à
l'artisanat une réglementation propre, différente de celle
valable pour les industriels.
Les artisans n'entendent pas être oubliés lors
des classifications de tout genre, et veillent toujours à ce que leur
statut spécifique soit reconnu. Les «petits artisans
électriciens » demandent ainsi une classification spéciale
dans le tableau établissant les patentes 169; les
cordonniers protestent contre la radiation des listes prud'homales en tant que
patrons des artisans cordonniers travaillant seuls 170.
L'essor des grand magasins inquiète
énormément les artisans. Ce n'est pas une nouveauté: la
naissance des mouvements de petits commerçants à Paris à
la fin du XIX`eme siècle doit
beaucoup à la nécessité de lutter contre les grands
magasins 171 . Le premier voeu de la Chambre des métiers du Rhône
est dirigé contre les «magasins à prix unique », qui
font de la concurrence déloyale aux artisans, «notamment aux
artisans de l'alimentation » par leur politique de bas prix. Il demande le
vote de la loi Massimi les concernant par le Sénat 172 . Cette
inquiétude débouche pourtant rarement sur une action. On se
rappelle que c'est le spectre de la concurrence de l'industrie et des grands
magasins qui avait poussé la Chambre de métiers à
protester contre la création d'un cours de bricolage. Une seule fois, la
Chambre des métiers du Rhône cherche à attaquer de
manière frontale un grand magasin: c'est en soutenant les
électriciens de la région de Roanne qui demandent «
l'interdiction à la Compagnie Loire et Centre de la vente et de
l'installation d'appareils électriques en dessous des tarifs normaux
» 173 . Les moyens de lutte des artisans contre les grands magasins et la
baisse des prix qu'ils provoquent sont donc très limités. Ils en
restent le plus souvent à la simple déploration de la
déloyauté de leur concurrence. La lutte contre les magasins
à prix unique reste tout de même l'un des thèmes de la
campagne électorale de la Fédération des artisans du
sud-est en 1936 174.
169. Assemblée plénière 22 du 24 avril 1939
[ADR 9M32].
170. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
171. [NORD 1981]
172. Assemblée plénière 2 du 15 avril 1934
[ADR 9M32]. 173. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32].
Les artisans de la chaussure sont les plus ouvertement
protectionnistes. Ils demandent un régime d'exception à
l'application de la loi Le Poullen du 22 mars 1935 175 . Selon ce voeu les
mesures de contrainte prévues par la loi contre les vendeurs de
chaussures confectionnées ne seraient pas appliquées aux artisans
vivant principalement du produit de la réparation et vendant
occasionnellement de la chaussure confectionnée. Elle serait par contre
applicable aux industriels spécialisés dans la réparation
de la chaussure et aux magasins servant d'intermédiaire à ces
ateliers. Le voeu est cependant rapidement retiré par leurs auteurs, qui
ne demandent ensuite que l'application des mesures prises pour la protection de
la chaussure, lesquelles semblent les satisfaire 176.
Dans l'industrie de la soierie, les limites du temps de
travail journalier valables pour un atelier artisanal sont repoussées
par le système du travail en double ou triple équipe. De plus,
les limites légales imposées par la loi de Huit heures sont
tournées par l'attribution de dérogations. La non
réglementation de la production cause une « surproduction intense
», elle même cause de la baisse des prix de façon, et de la
détresse des artisans de la soierie. Le nombre des façonniers est
en baisse: 60% des métiers sont inoccupés. La Chambre de
métiers entre en action à ce sujet dès 1934: elle se
rallie aux propositions de la Fédération nationale des industries
de la soie. Elle demande la suppression du système du travail en double
ou triple équipe et de toutes les dérogations à la loi de
Huit heures. Les industriels ne sont pas les seuls visés: la protection
des artisans passe par aussi par la limitation des horaires à 54 heures
par semaine dans tous les ateliers de famille pratiquant le tis sage de la
soie177.
Les plus nombreuses interventions de la Chambre des
métiers du Rhône touchent les artisans du bâtiment. Dans le
bâtiment, la grosse entreprise est avantagée par son
caractère généraliste. Conclure un contrat unique pour
l'ensemble des travaux à réaliser est une solution de
facilité pour celui qui souhaite faire bâtir. La Chambre de
métiers s'oppose au système de « l'entreprise
générale » en vigueur dans les adjudications. Ce
système permet l'adjudication en bloc des travaux, forçant
l'artisan à s'adresser à un entrepreneur général
pour obtenir du travail correspondant à sa spécialité. La
Chambre de métiers demande que les travaux soient divisés en lots
de petite et moyenne envergure, correspondants aux différents corps de
métiers. Elle demande aussi la substitution du système des «
offres- rabais » par celui du devis détaillé, appliquant le
principe du juste prix et non celui du prix le plus bas 178 . Les liens
informels entre certains adjudicateurs et entrepreneurs lais sent aux artisans
peu de chance. Les indiscrétions lors du dépôt des
soumissions de travaux sont chose fréquente. La Chambre de
métiers se contente d'observer le phénomène et de
conseiller à ses ressortissants de s'assurer de l'inviolabilité
de l'enveloppe contenant les propositions «par un cachet de cire par
exemple » 179.
à partir de fin 1935, le quart des travaux doit
être consenti aux coopératives artisanales dans les adjudications
de travaux publics 180 . Mais les plus petits chantiers échappent aux
adjudica-
174. Programme de la Fédération des artisans du
sud-est [ADR 9M37, sous-dossier V].
175. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32].
176. Assemblées plénières 11 du 21 juin
1936 et 13 du 22 novembre 1936 [ADR 9M32].
177. Assemblée plénière 3 du 15 avril 1934
[ADR 9M32].
178. Assemblée plénière 9 du 1er
mars 1936 [ADR 9M32].
179. Assemblées plénières 11 du 21 juin
1936 et 19 du 25 juin 1938 [ADR 9M32].
tions. La Chambre de métiers envisage un moment de
demander que les travaux inscrits aux budgets des départements et
communes soient soumis à une adjudication publique dès que leur
valeur dépasse 1 500 F 181 . Des garanties spéciales sont
demandées aux artisans: ils doivent être en possession d'un
certificat de la Chambre de métiers donnant toutes garanties sur leurs
capacités techniques, et d'une attestation de leur affiliation à
une Caisse de garantie caution. Cette attestation remplace le certificat
d'architecte que les entrepreneurs doivent produire, les artisans travaillant
très rarement pour le compte d'architectes. La création d'une
telle caisse est envisagée par la Chambre des métiers du
Rhône en août 1937, sans qu'une suite soit donnée au projet
182.
La participation des artisans aux adjudications de travaux des
collectivités publiques ne se met pas en place avant 1938. Lors de la
mise en adjudication d'un hôpital à Amplepuis au printemps 1938,
des lots sont spécialement réservés aux artisans. La
nouvelle est saluée comme une première. Mais l'affiliation des
artisans à une caisse de garantie caution est une des conditions
nécessaire au dépôt de leur candidature. La Chambre de
métiers est forcée de créer rapidement une telle Caisse
183 . La participation d'artisans àla construction d'un hôpital
à Amplepuis est bientôt suivie par une participation similaire
à la construction d'un groupe scolaire à
Champagne-auMont-d'Or184. La Chambre de métiers estime alors
que le département du Rhône est sans doute le seul dans lequel la
participation des artisans aux adjudications de travaux des
collectivités publiques ait reçu une application pratique.
Le phénomène ne s'est pas
généralisé dans tout le département: en 1939 des
adjudications d'HBM ne donnent aucun lot aux artisans 185 . La mise en place
des institutions prévues pour le bon déroulement de la
participation des artisans aux adjudications se fait lentement. En 1939, la
création d'une Caisse nationale de caution de l'artisanat est
freinée par la complexité des dispositions et le coût
élevé des frais nécessaires à sa création et
à son fonctionnement 186 . Au même moment est refusée par
la Chambre des métiers du Rhône la création d'une
commission chargée de l'étude et de la répartition des
travaux réservés aux artisans. Cette commission serait inutile
puisque les artisans sont touj ours en concurrence avec les entrepreneurs, sauf
pour des marchés minimes de gré à gré qui
n'intéressent pas les entrepreneurs, et que les artisans n'ont aucun
intérêt à discuter avec les grosses entreprises
187.
Dans un tout autre état d'esprit, la Chambre de
métiers revendique la liberté du travail pour les boulangers.
Cette prise de position va à contre courant des voeux de
réglementation qu'elle multiplie à l'égard des autres
branches. Les boulangers veulent conserver la liberté de travailler la
nuit. La mise en place des conventions collectives en 1936 est l'occasion de
l'affrontement. La Chambre syndicale de la boulangerie lyonnaise demande,
soutenue par la Chambre des métiers
180. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935; le décret du 30 octobre 1935 est à
l'origine de cette me-sure [ADR 9M32].
181. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
182. Lettre du 30 août 1937 du président de la
Chambre des métiers du Rhône au ministère du travail [ADR
9M33].
183. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
184. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939 [ADR 9M32].
185. [ADR 9M32, assemblée plénière 21 du 5
février 1939]
186. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
187. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
du Rhône et l'Assemblée des présidents de
chambres de métiers de France, que: «les patrons boulangers restent
libres eux-mêmes de travailler personnellement dans les conditions qu'ils
jugeront être les meilleures pour concilier tout à la fois les
exigences techniques de leur métier et la satisfaction de leur
clientèle » 188 . La non observation par la boulangerie de la loi
sur le travail de jour189 est la raison invoquée par la
commission consultative départementale pour décider de ne pas
examiner l'incidence sur la marge de panification des charges nouvelles
résultant du contrat collectif190. Les boulangers demandent
au préfet de revenir sur cette décision, cette loi ayant depuis
19 ans été reconnue inobservable191.
à cette action des Chambres de métiers en faveur
de la boulangerie répond toute un série de voeux provenant des
métiers de l'alimentation en 1937, ayant tous pour thème la
fermeture des commerces et la durée du travail. La Chambre des
métiers du Rhône se fait alors l'écho de ces propositions
émanant de la Chambre de métiers du Maine-et-Loire auprès
des syndicats intéressés, à savoir les bouchers, les
boulangers et les pâtissiers 192.
Deux systèmes antagonistes de défense des
intérêts professionnels de ses membres caractérisent donc
la Chambre de métiers: à l'action réglementaire de
protection de l'artisanat concurrencé par l'industrie répond une
action libérale opposée à une réglementation
stricte. Cette dernière ne concerne que des métiers peu
concurrencés par l'industrie et la grande entreprise. Elle concerne
aussi des métiers pour lesquels l'adhésion à l'artisanat a
été la plus opportuniste: les syndicats des métiers de
l'alimentation ne sont pas des syndicats strictement artisanaux, mais des
syndicats regroupant des petits et moyens entrepreneurs, appartenant à
l'association des chambres syndicales patronales de Lyon. Dans tous les cas il
est demandé un régime d'exception pour la petite entreprise.
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