3.4.4 Faire face au travail noir
L'action la plus virulente menée par les membres des
Chambres de métiers ne concerne pas directement les artisans, mais vise
ceux qui exercent un travail de type artisanal hors du cadre des lois
implicites de l'artisanat. Autrement dit les artisans considèrent qu'il
existe des métiers spécifiquement artisanaux, et que ceux ci
doivent être le monopole du groupe des artisans: il s'agit dès
lors d'interdire l'exercice de ces métiers en dehors de l'artisanat.
Plus généralement, les membres de la Chambre des métiers
du Rhône sont attirés par la réorganisation corporative de
l'artisanat. La bibliothèque de la Chambre des métiers du
Rhône compte 5 titres ayant trait au corporatisme sur la trentaine
d'ouvrages non strictement administratifs achetés en 1938
159.
Ce n'est pas tant la volonté d'établir un
monopole sur le marché qui motive les artisans, que la volonté de
garantir la loyauté de la concurrence. Il est reproché aux
personnes ne se réclamant pas de l'artisanat mais effectuant des travaux
d'ordre artisanal de casser le marché, mais aussi de rabaisser l'image
de qualité des travaux artisanaux: voilà donc un bon moyen pour
prouver qu'artisanat et qualité vont de pair, il suffit de
décider que ceux qui dérogent au principe de qualité sont
des faussaires, des intrus malveillants. C'est dans cet état d'esprit
que se construit peu à peu l'image du « travail noir », ainsi
qu'il est désigné, et que la lutte contre celui-ci est
juridiquement formalisée.
Le travail commence par une stigmatisation des concurrents
déloyaux, et par une lutt e très individualisée contre
chacune des catégories désignées. La Chambre des
métiers du Rhône demande successivement l'interdiction de l'emploi
par les agriculteurs d'ouvriers agricoles à des travaux
artisanaux160 , la réglementation du travail dans les prisons
et établissements pénitentiaires 161 , et l'interdiction pour les
employés des administration publiques et privées de se livrer
à des travaux artisanaux pendant leurs moments de loisirs
162.
Très tôt cette lutte au coup par coup contre les
concurrents directs des artisans, ceux qui font exactement le même
travail, mais sous une appellation et une juridiction différente
cède la place à une lutte plus large, moins limitée dans
le champ social, contre le «travail noir ». Dès fin 1935, un
début de réflexion à ce sujet
apparaît163. L'Assemblée des présidents de
chambres de métiers
157. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
158. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939, le vote de ce v\oe{}u est ajourné en raison des
«dispositions récentes prises par la préfectures »,
dont la nature n'est pas précisée [ADR 9M32].
159. Justificatifs des recettes et dépenses de l'exercice
1938 [ADR 9M34].
160. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
161. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
162. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32].
de France a chargé quatre Chambres de métiers
d'étudier cette « question délicate et difficile à
résoudre » afin que leur rapport serve à insister
auprès des pouvoirs publics pour arriver à prendre aussi
rapidement que possible les mesures nécessaires. Il est remarquable que,
dès le départ, cette expression ait droit aux majuscules
(l'étranger n'y a pas droit): le « Travail Noir» est un
concept qui semble fasciner les représentants de l'artisanat.
Ensuite de nombreux voeux ayant le Travail Noir pour objet
sont discutés et adoptés164. La
Fédération des artisans du sud-est et l'union
fédérale de la chambre syndicale des maîtres coiffeurs
joignent leurs voeux à ceux des Chambres de métiers en 1938 165 .
On retrouve donc le même mode de fonctionnement des chambres que lors du
vote de la loi Walter et Paulin sur l'apprentis sage: les Chambres de
métiers se donnent un sujet de réflexion, produisent des voeux
qui (apparemment) servent à orienter la réflexion des pouvoirs
publics, laquelle aboutit sur le vote d'une loi.
Une loi sur le «travail noir» est prête
à être présentée au Parlement en février
1939. Elle interdit aux salariés des professions industrielles,
commerciales ou artisanales d'effectuer tous travaux
rémunérés en dehors de leur emploi principal. Sous
réserve de quelques «modifications de détail », est-il
précisé, la loi est du goût de Rochette et des
représentants de l'Artisanat. Ils auraient juste souhaité que
l'interdiction porte aussi sur les travaux bénévoles
166.
Avant même que la loi sur le travail noir ne soit
votée, la définition toute neuve du travail noir est
déjà utilisée dans des acceptions plus larges. La
protestation contre l'instauration d'un « cours de bricolage familial
» à Paris est l'occasion de vitupérer contre le bricolage,
assimilé au Travail Noir, et « cause de préjudice pour les
métiers, puisqu'il supprime la nécessité du recours
à des professionnels » 167.
Si cette assimilation est une évidence pour les
artisans, il n'en va pas de même pour l'un des membres consultatifs de la
Chambre des métiers du Rhône, M. Trivery,
délégué à l'enseignement technique et membre du
comité de surveillance du fonds de chômage. Son point de vue sur
le Travail Noir, est nettement plus nuancé que celui des artisans. Il
admet tout d'abord une définition du bricolage très
particulière, développée par la commission paritaire des
peintres: «Les chômeurs sont invités à effectuer des
travaux chaque fois qu'ils peuvent en trouver, et c'est bien ce qu'on peut
appeler du «bricolage » et même du « bricolage
d'entretien» ». Le bricolage ainsi défini correspond à
des travaux dont la valeur ne dépasse pas un mois de travail, qui ne
provoquent pas l'exclusion des fonds de chômage, parce que « les
travaux de cette sorte ne peuvent pas intéresser la plupart du temps les
professionnels parce que de trop minime importance ». A ce «bricolage
d'entretien » répond, d'une part, le « travail noir »,
d'autre part le «bricolage familial ». Le «travail noir» se
distingue du «bricolage d'entretien » par la valeur des travaux
réalisés, mais aussi, selon lui, par le type de personnes qui en
est responsable: d'un côté les chômeurs, de l'autre
«les ouvriers ou employés des grandes administrations publiques ou
privées ».
163. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
164. Assemblées plénières 11 du 21 juin
1936, 13 du 28 février 1937 et 15 du 2 mai 1937 [ADR 9M32].
165. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
166. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939; rapport de Rochette sur son activité au Conseil
national économique [ADR 9M32].
167. Assemblée plénière 21 du 5
février 1939 [ADR 9M32].
On comprend qu'une telle distinction ne convienne pas aux
artisans, qui justement luttent contre la transformation épisodique des
chômeurs en artisans, et pour lesquels il n'est pas sûr que ces
travaux soient « de trop minime importance ».
Pourtant ce n'est pas cet aspect de la réflexion de M.
Trivery, pourtant en relation directe avec la définition du
«travail noir », qui provoque les réactions les plus vives
chez les artisans. Ses considérations sur le «bricolage familial
», exercé directement par le bénéficiaire des travaux
les touche beaucoup plus. Pour lui, un cours de «bricolage familial »
est inutile, parce que le «bricolage familial » est voué
à disparaître, «parce que de plus en plus pour l'entretien du
foyer familial on trouve dans le commerce des pièces toutes faites ou
des ensembles tout montés que l'intéressé peut poser
lui-même à l'aide de vis ou de clous ». En
conséquence, précise-t-il, le «bricolage familial » ne
peut apporter aucune concurrence aux artisans. Le raisonnement des artisans
procède bien des mêmes constatations, mais aboutit à des
conclusions exactement opposées. Le «bricolage familial »
envisagé par les artisans est celui qui, justement, utilise les
pièces détachées du commerce qui marginalisent
l'importance de l'artisan réparateur. L'un des artisans s'exprime ainsi:
«ce bricolage peut porter un véritable préjudice aux
professionnels de certains métiers. Il est très facile de trouver
dans le commerce des pièces de cuir ou de caoutchouc toutes prêtes
pour faire de la réparation de chaussures, ce qui porte un fort
préjudice aux véritables professionnels.»
Ce débat sur le « travail noir » et le
«bricolage » mettent donc à jour la situation des artisans,
qu'ils considèrent comme presque désespérée: ils
sont concurrencés par les productions industrielles, contre lesquelles
ils essayent de se défendre en mettant en place un système
privilégiant la petite entreprise artisanale; par les ouvriers au
chômage, et les étrangers exclus des emplois industriels, qui
cherchent dans l'artisanat un statut transitoire d'indépendant; et par
les consommateurs eux-mêmes qui deviennent capables d'exécuter
seuls le travail des artisans.
|