3.4.2 La contestation de l'efficacité du Registre
des métiers
La Chambre de métiers cherche très tôt
à se doter d'un moyen d'identifier les artisans. La mise en place d'une
carte d'identité artisanale est la première réponse
à ce besoin. Demandée dès l'été
107. [ZARCA 1986, page 46]
108. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32].
109. [JO, 3 mai 1938]
110. 21 départements en avaient été
dotés le 28 octobre 1936, et 19 autres le 6janvier 1937, en sus du
département de la Seine qui en avait été doté
dès le 4 janvier 1936.
111. Décret-loi du 2 mai 1938, article 23 [JO, 3 mai
1938].
112. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
1934113, elle est mise en place dans
l'année. C'est une des fiertés de la Chambre des métiers
du Rhône qui aimerait voir son système
généralisé aux autres Chambres de métiers 114 .
L'intérêt d'une telle carte pour limiter l'accès au statut
d'artisan apparaît très rapidement. La Chambre des métiers
du Rhône lutte contre la tentation de retirer la carte d'artisan aux
étrangers. Une telle proposition est jugée en 1936
«draconien[ne] et inapplicable » 115.
L'âge des cartes d'identités artisanales
délivrées directement par la Chambre de métiers ne dure
pas. Une autre loi concernant les Chambres de métiers a
été promulguée le 27 mars 1934, le même jour que
celle modifiant la définition de l'artisanat. Elle institue le Registre
des métiers. Il est mis en place dès la publication de son
décret d'application, le 14 août 1936. L'ouverture du Registre des
métiers est très attendue par les membres de la Chambre des
métiers du Rhône, qui considèrent à l'annonce de la
promulgation de son décret d'application que celui-ci: «facilitera
l'identification et la qualification de l'artisan, qu'il soit français
ou étranger » 116 . Il rend l'existence d'une carte
d'identité délivrée par la Chambre des métiers du
Rhône sans objet. Toute nouvelle demande d'institution de carte
d'identité est alors rejetée 117.
Le registre des métiers est établi sur le
modèle du registre du commerce. L'inscription est obligatoire, mais la
Chambre de métiers ne contrôle pas celle-ci totalement. Tout
artisan est tenu de s'inscrire au registre des métiers tenu par le
greffier du tribunal de commerce dans le ressort duquel se trouve son
exploitation. La Chambre de métiers peut requérir d'office
l'immatriculation d'une entreprise artisanale ou la radiation
d'immatriculations inexactes ou correspondant à des entreprises ayant
cessé d'exister. Les artisans espèrent que le contrôle des
immatriculations permettra d'interdire l'exercice des professions artisanales
aux non inscrits, car les artisans sont tenus de mentionner dans les factures,
lettres, notes, tarifs, prospectus, le numéro de leur immatriculation
dans le registre des métiers. Le pouvoir de contrôle de la seule
Chambre des métiers du Rhône est annulé par la
multiplication des organismes susceptibles de permettre l'inscription. Le
certificat justifiant de leur qualité d'artisan nécessaire pour
requérir leur immatriculation au registre des métiers peut
être délivré soit par la Chambre de métiers, soit
par un syndicat professionnel d'artisans, soit par une association d'artisans,
soit le cas échéant par le maire de la commune.
3.4.2.1 La perte du contrôle sur les
inscriptions
L'autonomie de l'artisanat est mise à mal par ces
nouvelles dispositions: celle-ci semblait devoir être conquise par la
construction d'un statut propre. Mais l'attribution du statut échappe
aux membres de l'artisanat. C'est le greffier du tribunal de commerce qui
procède à l'inscription au registre des métiers. Les
artisans ne peuvent donc espérer appliquer librement leurs propres
critères, et sont soumis au bon vouloir d'une administration qui n'a
pas, selon eux, la capacité à reconnaître les artisans.
113. Assemblée plénière 3 du 1er
juillet 1934 [ADR 9M32].
114. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
115. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32].
116. Assemblée plénière extraordinaire du
23 août 1936 [ADR 9M32]. 117. Assemblée plénière 22
du 23 avril 1939 [ADR 9M32].
Comme en attestent les nombreuses plaintes émanant de
la Chambre des métiers du Rhône, le droit d'accès de
celle-ci au registre des métiers reste fictif. Les dossiers individuels
ne lui sont pas remis, pour qu'elle émette un avis motivé,
malgré ses demandes 118. La Chambre des
métiers du Rhône cherche le soutien des organisations
professionnelles 119. Le problème ne trouve pas de
solution à la convenance de la Chambre des métiers du
Rhône: elle soutient encore, deux ans après, un projet de loi qui
« permettrait aux Chambres de métiers droit de consultation du
registre des métiers, d'inscription d'office, d'immatriculation ou de
radiation» 120. Le même projet de loi
prévoit dans la foulée toute une séries de modifications
visant à alléger le coût des inscriptions au registre des
métiers, tant pour la Chambre de métiers que pour les artisans
sommés de s'inscrire.
Les syndicats et la Chambre de métiers sont mis en
concurrence pour la délivrance du certificat nécessaire à
l'inscription au registre des métiers. Il en découle un conflit
larvé entre la Chambre des métiers du Rhône et les
organisations syndicales 121. La Chambre de
métiers a beau jeu d'insister sur la mauvaise organisation de certains
métiers, qui rend son concours matériel nécessaire, et sur
son indépendance, quand les syndicats sont tentés de lier la
délivrance du certificat à la recherche d'adhérents. Il
semble tout de même qu'elle cherche à freiner la participation des
syndicats, au point que M. Bron, parlant au nom de son organisation, insiste
sur le fait que « les organisations professionnelles devraient
délivrer le certificat exigé pour l'inscription au registre des
métiers », alors même que cette attribution leur est
déjà conférée de droit.
La Chambre des métiers du Rhône ne peut donc pas
contrôler l'inscription des artisans au registre des métiers. Elle
est prise entre l'administration qui applique la loi brutalement et les
syndicats qui établissent des solutions amiables avec leurs
adhérents. La Chambre des métiers du Rhône considère
que ce système ne permet pas de faire le tri entre le «vrai artisan
» de l'artisan déguisé. Elle cherche donc à modifier
les modalités d'application du registre des métiers pour que sa
définition de l'artisanat, toujours implicite, en marge de la
définition légale, soit prise en compte. Par ailleurs,
entérinant le fait qu'elle ne contrôle pas les inscription, elle
va chercher un biais pour écarter l'ensemble des étrangers: cette
question sera toutefois traitée à part, étant donné
l'importance que lui ont accordé les membres de la Chambre des
métiers du Rhône
3.4.2.2 Le refus de l'adhésion à
l'artisanat des façonniers du textile
Il est clair que pour la Chambre des métiers du
Rhône, l'indépendance est un des critères majeurs de
reconnaissance de l'artisan « véritable ». Pourtant des
indépendants lui échappent. L'ouvrier à domicile, un
indépendant aux yeux de la Chambre des métiers du Rhône, a
de fait le choix du statut, et peut préférer s'inscrire comme
ouvrier pour bénéficier des avantages sociaux de ces derniers,
bien qu'il puisse aussi être considéré comme le patron
d'une entreprise artisanale.
La crise éclate à l'occasion des
élections à la Chambre de métiers de 1936. De nombreux
façonniers du textile ne sont pas inscrits à la Chambre de
métiers. Les deux candidats maîtres des métiers du textile
battus cherchent à faire annuler les élections en jouant de ces
non-inscriptions.
118. Assemblée plénière 15 du 2 mai 1937;
signale l'existence d'une lettre au ministre du 10 avril 1937 [ADR 9M32].
119. Assemblée plénière 15 du 2 mai 1937
[ADR 9M32].
120. Assemblée plénière 22 du 23 avril 1939
[ADR 9M32].
121. Assembléeplénière 19 du25juin 1938
[ADR 9M32].
Ils considèrent que la possession de leur instrument de
travail (métier à tisser ou autre) exclut les façonniers
du textile du monde des salariés. Ils devraient donc être
considérés comme artisans, et inscrits comme tels à la
Chambre de métiers 122.
A l'opposé, la section syndicale des tisserands
à domicile de Bourg de Thizy proteste contre l'annexion des tisserands
à domicile à l'artisanat123. Elle les oblige à
payer la taxe pour frais de Chambre de métiers. Ils sont des
salariés. Ils ne vendent pas le produit de leur travail et ne font
aucune facture. Contrairement aux tisseurs de la Croix- Rousse ils ne
souhaitent pas être admis dans la Chambre de métiers 124 . Leur
position est confortée par l'accumulation d'exemples de tisseurs
à domicile s'étant fait inscrire comme salariés et non
comme artisans. Ils ne comprennent pas pourquoi certains ont eu droit à
ce dégrèvement, et pas eux. De plus, ils n'ont aucun
intérêt à faire partie de l'artisanat. L'appartenance aux
salariés leur donne droit aux assurances sociales et aux congés
payés. Qui pourrait les payer aux les maîtres artisans qui sont
leurs propres patrons?
Le bénéfice des lois sociales est la clé
du problème, comme le souligne le Lyon républicain
125. Les chambres artisanales seraient complices des manoeuvres des
patrons, qui, pour échapper aux lois sociales, déclarent «
artisans » les ouvriers à domicile. L'artisan est censé
acheter la matière première, la transformer puis la revendre.
L'ouvrier à domicile travaille des matières premières qui
ne lui appartiennent pas. Les conséquences de l'assimilation des
tisseurs aux artisans sont donc:
«a/ perte de la qualité d'ouvrier à
domicile;
b/ suppression du bénéfice des lois sociales;
c/ impôt pour constituer le budget de la Chambre des
métiers [... ];
d/ rétablissement de la patente [... ];
e/ déclassement du conseiller des prud'hommes qui ne
pourra plus siéger au titre d'ouvrier;
f/ ralliement à la classe patronale. Donc opposition des
façonniers aux ouvriers et à leurs syndicats alors que leurs
intérêts sont étroitement solidaires.»
Pour la Chambre de métiers, ces façonniers n'ont
pas le choix: ils appartiennent légalement à l'artisanat.
«Si vous travaillez avec de la matière première appartenant
à autrui, le matériel vous appartient et vous êtes libres
de travailler pour qui bon vous semble et même pour plusieurs maisons (et
non patrons terme impropre), si vous avez plusieurs métiers » 126 .
Les artisans façonniers bénéficient des assurances
sociales tant que leur gain ne dépasse pas la limite fixée par la
loi. Seul le problème des congés n'a pas encore trouvé de
solution. Les façonniers ne sont considérés comme ouvriers
que pour les prud'hommes, ceci en raison de la fréquence des litiges
122. [ADR 9M37, dossier XIV]
123. Lettre du 28 novembre 1936 du secrétaire de la
section syndicale de Bourg-de-Thizy du syndicat des façonniers textiles
de Lyon et de la région au président de la Chambre de
métiers [ADR 9M37, dossier XIV].
124. Il cite une lettre du 29 septembre 1936 du président
de la Chambre de métiers au sénateur Depierre.
125. Lyon Républicain du 8 décembre 1936,
« Tisseurs à façon et Chambre des métiers »,
article signé Léo Michel [ADR 9M37, dossier XIV].
126. Lettre du 17 décembre 1936 du secrétaire
général de la Chambre des métiers du Rhône au
secrétaire du syndicat des façonniers textiles de Thizy et de la
région [ADR 9M37, dossier XIV].
entre façonniers et négociants. La Chambre de
métiers prévoit en conséquence de faire taxer au titre de
l'artisanat toutes les personnes nominativement citées par le
secrétaire du syndicat des façonniers de Thizy.
La Conseil de préfecture à qui l'on demande de
trancher sur l'appartenance ou non des façonniers du textile à
l'artisanat refuse de se prononcer sur cette question, qui dépasse de
ses attributions 127 . Chaumeny intervient peu après à la Chambre
des métiers du Rhône au sujet de « la non déclaration
de guimpiers au registre des métiers » 128 . Le problème
reste entier. La Chambre des métiers du Rhône n'ose pas vraiment
entamer de poursuites contre ceux qui refusent de s'inscrire.
Certes la loi fait obligation de s'inscrire au registre des
métiers pour ceux qui en remplissent les conditions, ce qui permet
àla Chambre des métiers du Rhône de soutenir
àl'automne 1938 un voeu demandant l'application de l'amende
prévue 129 . Mais cette obligation peut facilement être
tournée, ce qui a fait hésiter la commission des voeux à
adopter le voeu: elle l'a seulement adopté en principe, à cause
des « difficultés d'application prévisibles ». Ces
difficultés envisagées ne sont pas tant celles de retrouver les
non- inscrits: une liste de non-inscrits a déjà remise au
greffier du tribunal de Lyon. Le problème ne viendrait pas non plus du
tribunal: le greffier attend des instructions. La Chambre des métiers du
Rhône se soucie surtout des risques financiers encourus: les poursuites
seront à ses frais si le requis prouvait qu'il n'est pas obligé
à cette inscription.
Ce n'est pas ce risque financier qui brise l'unanimité
de la Chambre, mais l'opposition de ses membres appartenant aux métiers
du textile à toute intervention allant contre les façonniers du
textile. Ils insistent sur le fait que la question de l'appartenance des
artisans façonniers et travailleurs à domicile attend
d'être tranchée, et que la Chambre de commerce a reçu ordre
du ministre de ne pas entamer de poursuite. Malgré l'assurance qui leur
est donnée de la possibilité de conserver le
bénéfice des assurances sociales tout en étant inscrit
comme artisan, ils persistent à demander un statut spécial de
l'ouvrier à domicile. Ils sont isolés dans la Chambre des
métiers du Rhône Considérant qu'une adoption « en
principe » n'a aucun sens, l'assemblée décide d'approuver le
voeu. Les trois représentants de la Soierie s'abstiennent, le reste de
l'assemblée est unanimement favorable au voeu. La particularité
de l'artisanat du textile, déjà constatée lors de
l'analyse de la composition du corps électoral de la Chambre des
métiers du Rhône, se trouve donc confirmée. Le mode de
réflexion de la Chambre des métiers du Rhône apparaît
clairement: les intérêts de l'artisanat priment sur les
intérêts des artisans pris individuellement; l'adhésion
à la Chambre des métiers du Rhône ne peut offrir de profits
immédiats, mais il serait injuste que les profits à long termes
bénéficient à d'autres que ses ressortissants.
3.4.2.3 L'ouverture du Registre des métiers aux
ouvriers au chômage et aux industriels
Le cas des ouvriers à domicile, observé seul,
est pourtant trompeur: la Chambre des métiers du Rhône ne
s'inquiète pas seulement de voir certains de ses ressortissants
possibles souhaiter un statut non artisanal; elle s'inquiète beaucoup
aussi de ce que le registre des métiers est trop
127. Jugement du Conseil de préfecture du 30janvier 1937
[ADR 9M37, dossier XV].
128. Assemblée plénière 15 du 2 mai 1937
[ADR 9M32].
129. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
ouvert à ceux qui ne remplissent pas les
critères qualitatifs implicites auxquels se réfèrent les
artisans. Le problème se pose d'autant plus vivement que les artisans ne
contrôlent pas directement l'inscription au registre des métiers.
Les populations visées sont accusées par les artisans de porter
préjudice «au bon renom de la production artisanale, à la
qualification des véritables artisans et à leurs
intérêts économiques » 130;
elles sont aussi coupables de ne pas se soumettre au credo absolu de
l'indépendance.
Certains membres de la Chambre des métiers du
Rhône ne peuvent être assimilés à des
indépendants: ce sont les ouvriers salariés qui se
réfugient dans le travail indépendant en période de
chômage; ce sont aussi les entrepreneurs qui se servent de statuts
juridiques artisanaux pour profiter des avantages réservés aux
artisans. Ils ne se servent du Registre des métiers que de
manière temporaire ou utilitaire. La Chambre des métiers du
Rhône cherche à les exclure. Un conflit du travail dans le
bâtiment en 1938 est l'occasion de formaliser ces revendications, en
accord avec les organisations professionnelles de la branche 131.
Ce qui est déploré avant tout, c'est le
fonctionnement du registre des métiers tel qu'il existe: la
législation ne prend pas suffisamment en compte la qualification des
artisans, si bien que dans la pratique, il est impossible « de refuser la
délivrance du certificat artisanal aux requérants même non
qualifiés techniquement ». Cela permet d'une part à des
ouvriers au chômage, en temps de conflit de travail, de s'inscrire au
registre des métiers et de concurrencer les «véritables
artisans », puis de redevenir ensuite salariés sans cesser
d'être inscrits comme travailleurs indépendants; cela permet
d'autre part à des entreprises qui n'ont rien d'artisanales, et ne sont
qu'un bureau d'étude répartissant les travaux, d'utiliser et
l'appellation et les avantages réservés aux artisans en faisant
passer des contrats écrits directement entre les propriétaires et
les artisans exécutants. Dans les deux cas, l'indépendance qui
devrait caractériser l'artisan n'est que formelle: le chômeur
attend de redevenir salarié, l'entrepreneur se contente de maquiller le
salariat.
Pour la Chambre des métiers du Rhône,
l'indépendance de l'artisan a donc un caractère absolu, dont la
conséquence est la stabilité du statut: un artisan ne peut
chercher à redevenir ouvrier, il ne peut non plus accepter de devenir le
client d'un unique entrepreneur. Alors que, par ailleurs, les artisans se
plaignent du registre des métiers parce qu'il fragilise cette
stabilité du statut, ici, ils s'en plaignent parce qu'il entérine
trop rapidement un statut passager. C'est pourquoi ils insistent sur les
caractéristiques de l'artisanat qui sont mises en danger par la
manière dont est pratiquée l'inscription au registre des
métiers. Le «bon renom de la production artisanale » est en
danger puisque l'homogénéité du groupe est brisée
par l'entrée de « faux» artisans. La « qualification des
véritables artisans » est en danger, puisque la
nécessité d'une formation n'est pas prise en compte. L'ampleur de
l'enjeu que représente la formalisation des qualifications artisanales a
déjà été montrée. Les «
intérêts économiques » des artisans, enfin, sont en
danger, puisque le «faux» artisan peut profiter du statut d'artisan
et du renom de qualification et de qualité qui lui est rattaché,
de manière usurpée puisque ses travaux sont de moindre
qualité, ce qui seul peut justifier ses tarifs dérisoires,
lesquels se répercutent sur l'ensemble des artisans soumis à
cette concurrence déloyale.
La Chambre des métiers du Rhône cherche à
interdire leur inscription au registre des métiers
130. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
131. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
en précisant le fonctionnement de celui-ci. Pour les
ouvriers au chômage, il suffit à la Chambre des métiers du
Rhône de rappeler qu'ils doivent prouver l'exercice de leur métier
depuis 5 ans, en attendant l'application pratique du Brevet de maîtrise.
Elle ne s'en contente pourtant pas, réclamant « qu'en
période de conflit du travail quelle que soit la branche
intéressée, la délivrance des certificats artisanaux soit
momentanément ajournée et la vérification des
déclarations des requérants soumises à enquêtes
». Pour les entrepreneurs, la Chambre des métiers du Rhône
demande « que les exploitants dits « Ensembliers », les
associations ou SARL qui conservent la responsabilité des travaux
qu'elles répartissent à de soi-disant artisans, soient
considérées comme «Entreprises générales
» et ainsi soumises à toutes les obligations fiscales et charges
sociales qui en découlent ».
3.4.3 Interdire les métiers aux
étrangers 3.4.3.1 La naissance d'une politique
xénophobe
La Chambre des métiers du Rhône développe
une politique directement dirigée contre les étrangers,
accusés de concurrence déloyale envers les artisans
français. L'intérêt des membres de la chambre pour la
question est évident, comme est évidente leur xénophobie.
L'attention de la Chambre des métiers du Rhône n'est
focalisée sur les étrangers qu'à partir du décret
du 8 août 1935 qui les vise directement. Avant cette date, on ne trouve
aucune remarque concernant les étrangers. La xénophobie de la
Chambre des métiers du Rhône doit donc être
relativisée: elle est avant tout une xénophobie légale,
appuyée sur un texte législatif qui institue la notion de
concurrence étrangère.
Cependant la xénophobie latente de la Chambre des
métiers du Rhône est réelle, comme en témoigne la
rapidité avec laquelle la chambre s'approprie le texte du décret:
pas moins de huit voeux concernent les étrangers en moins d'un an
132, le premier de ceux-ci datant de l'assemblée
plénière suivant immédiatement la publication du
décret. Si l'étranger est partout présenté d'abord
comme un concurrent, sa concurrence est dès le départ
considérée comme une concurrence déloyale. La proposition
s'inverse d'ailleurs assez rapidement, et toute déloyauté dans la
concurrence est assez rapidement attribuée aux étrangers. Les
réactions xénophobes dépassent donc le cadre légal.
Ce mécanisme est parfaitement illustré par la conversation qui
suit l'exposé d'un voeu sur les métiers du
bâtiment133 , et dont le but était d'interdire aux
ouvriers en chômage de s'inscrire comme artisans. Un des membres de la
Chambre des métiers du Rhône insiste sur le rôle des
artisans pendant les grèves, qui en acceptant de travailler à
l'heure ou à la journée, prennent la place des ouvriers. Pour
lui, il faut chercher à interdire cette pratique. Mais les deux
réponses successives à cette proposition évitent
soigneusement le problème en imputant cette pratique aux seuls artisans
étrangers. Leur conclusion est fort simple, mais aussi fort
éloignée du problème exposé au départ:
«la pléthore d'étrangers est responsable de la mauvaise
situation du travail dans la bâtiment: il faut évincer les
étrangers et donner le travail aux nationaux ».
132. Assemblée plénière 7 du 6 octobre
1935: 1 voeu; assemblée plénière 8 du 15 décembre
1935: 3 voeux; assemblée plénière 10 du 19 avril 1936: 2
voeux; assemblée plénière 11 du 21 juin 1936: 1 voeu;
assemblée plénière «extraordinaire » du 23
août 1936: 1 voeu [ADR 9M32].
133. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
Étant donné l'importance de ce décret, il
convient de s'arrêter quelques instants sur sa matière et sur ses
raisons d'être. Une législation de «protection de la main
d'oeuvre nationale » a été mise en place depuis quelques
années. L'emploi de tout étranger non muni de la carte
d'identité d'étranger portant la mention « travailleur
» est interdit par la loi du 11 août 1926. Les conditions de
délivrance de cette carte sont régies par le décret du 6
février 1935. Cette législation a été
complétée par la loi du 10 août 1932 qui permet la fixation
par décret de la proportion de travailleurs étrangers pouvant
être occupés dans les différentes entreprises. Seulement,
notent les rédacteurs du décret: «L'efficacité des
dispositions ainsi rappelées, qui visent tous les travailleurs et en
particulier les travailleurs à domicile, s'est trouvée amoindrie,
spécialement dans certaines industries, par la pratique suivante: des
étrangers qui n'auraient pu obtenir la carte de travailleur se sont
établis comme artisans, façonniers le plus souvent » 134 .
Habitués à des conditions de vie inférieures, ils
concurrencent d'autant plus durement les ouvriers et artisans français,
que les entreprises peuvent ainsi légalement les employer
préférentiellement. La situation risque d'être
aggravée par les mesures prises en application de la loi du 8 juin 1935
qui « imposent aux entreprises nationales, soit directement, soit par
incidence, de lourds sacrifices que nombre de travailleurs vont être
appelés à partager ».
Selon les rédacteurs du décret, pour rendre
toute son efficacité à la législation en vigueur, il
s'avère nécessaire de l'étendre aux artisans
étrangers. Or il se trouve que l'artisan fiscal135 est
assimilé aux salariés pour le paiement de ses impôts: le
décret du 8 août 1935 ne fait que généraliser la
validité de cette assimilation aux lois concernant les salariés
étrangers. L'ensemble des artisans n'est donc pas visé, mais
seulement les artisans fiscaux (article 1er).
L'inscription des artisans fiscaux étrangers au
registre des métiers se déroule ainsi. En plus du certificat
artisanal demandé à tout artisan cherchant à être
inscrit au registre des métiers et délivré par la Chambre
de métiers ou toute organisation artisanale, les artisans
étrangers doivent fournir deux pièces. Ils doivent fournir un
certificat délivré par les contrôleurs des contributions
directes, attestant que le requérant exerce dans les conditions requises
pour pouvoir bénéficier des exonérations fiscales propres
à l'artisan fiscal. Ce certificat n'indique pourtant pas qu'il est
effectivement taxé d'après le tarif de l'artisan fiscal. La
seconde pièce qu'ils doivent fournir est soit une carte
d'identité «artisan », soit un récépissé
de la Préfecture attestant que le requérant a fait une demande
d'échange de la carte d'identité qu'il possède contre une
carte «artisan ».
Les pouvoirs qui sont conférés aux Chambres de
métiers pour l'application du décret incitent la Chambre des
métiers du Rhône à lui porter une attention toute
particulière: les chambres de métiers doivent être
consultées à l'occasion de la délivrance de la carte
d'identité spéciale portant la mention « artisan » que
chaque étranger devra posséder pour exercer sa profession
(article 2). De même, elles doivent être consultées lors de
la rédaction de décrets limitant l'emploi d'artisans
étrangers, par analogie aux décrets de ce type destinés
à l'industrie 136 . Elles peuvent même demander que de tels
décrets soient pris, sans attendre que ceux-ci soient pris d'office.
134. [JO, 10 août 1935, comme les citations suivantes]
135. L'artisan fiscal a été redéfini depuis
1923 par l'article 23 du décret du 27 décembre 1934.
136. Ces décrets «pourront fixer, par
métier et par région, le nombre maximum des cartes
d'identités qui pourront être délivrées. Ils
pourront également fixer, par industrie et par région, la
proportion maxima d'artisans étrangers qui pourront être
occupés comme façonniers par un chef d'établissement
» (article 4).
Les différentes remarques de la Chambre des
métiers du Rhône concernant les étrangers s'appuient sur ce
cadre législatif: elle cherche à faire appliquer le décret
en ce qui concerne les cartes d'artisans étrangers, elle demande la
prise de décrets de limitation du pourcentage d'étrangers dans
l'artisanat. Elle cherche aussi à étendre la législation
à l'ensemble des artisans, la partition de l'artisanat en deux groupes
lui apparaissant comme incohérente. Mais ne fait-elle que suivre la
législation, ou cherche-t- elle, grâce à celle-ci, à
mettre en place une politique largement plus radicale?
3.4.3.2 Autour des cartes d'artisans
étrangers
Dans un premier temps la Chambre des métiers du
Rhône estime que le décret du 8 août 1935 et son application
« donne un commencement de satisfaction » 137 à ses demandes
de «protection de la main d'oeuvre nationale » et de réduction
de la « concurrence que font aux ouvriers de métiers les ouvriers
étrangers qui, congédiés des usines, s'établissent
à leur compte dans les divers corps de métiers » 138 . Elle
se met donc à la disposition de la préfecture afin « qu'en
conformité de ce décret, les services chargés de la
délivrance des cartes aux travailleurs étrangers veuillent bien
[la] consulter chaque fois qu'une demande leur sera faite »
139. La correspondance avec la préfecture semble
d'abord être fructueuse puisque deux demandes ont déjà
été reçues, et que l'une d'elle a déjà
reçu une réponse positive de la part de l'un des deux syndicats
consultés début octobre 1935. En tous cas, le système se
met en place et c'est la commission apprentissage qui est finalement
désignée pour s'occuper de la question, en accord chaque fois
avec les syndicats intéressés.
Mais dès le printemps 1936, la Chambre des
métiers du Rhône déplore que le décret ne soit pas
appliqué. Le ton est d'emblée catastrophiste: «de ce fait,
la concurrence grandit journellement » 140 . Elle soutient une motion de
la Fédération des artisans du sud-est qui demande qu'une
démarche soit faite par l'Assemblée des présidents de
chambres de métiers de France auprès des pouvoirs publics
«afin d'obtenir les mesures d'application de ce décret devant
enrayer la concurrence étrangère » 141 . La correspondance
avec la préfecture au sujet des artisans étrangers demandant la
carte d'artisan n'a pas pour autant cessé: elle est encore
mentionnée à l'été 1936 142 . Mais elle semble
dépourvue d'effet puisqu'en 1938, la Fédération des
artisans du sud-est et l'Union Fédérale de la Chambre Syndicale
des Maîtres Coiffeurs demandent encore l'application143.
137. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
138. Assemblée plénière 7 du 6 octobre 1935
[ADR 9M32].
139. Assemblée plénière 7 du 6 octobre 1935
[ADR 9M32].
140. Assemblée plénière 10 du 19 avril
1936, motion de la Fédération des artisans du sud-est à la
Chambre des métiers du Rhône [ADR 9M32].
141. Assemblée plénière 10 du 19 avril
1936, motion de la Fédération des artisans du sud-est à la
Chambre des métiers du Rhône [ADR 9M32].
142. Assemblée plénière 12 «
extraordinaire » du 23 août 1936. La correspondance elle-même
n'a pas été retrouvée [ADR 9M32].
143. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
Pourtant, est-il bien sûr qu'il ne soit pas
appliqué? La Chambre des métiers du Rhône ne ménage
en tous cas pas sa peine pour rendre impraticables les procédures
d'inscription des étrangers au registre des métiers. La Chambre
des métiers du Rhône joue de la confusion entre les
différents certificats que sont chargés de délivrer les
différentes administrations pour bloquer tout le système
d'inscription des étrangers. Elle utilise à cette fin la
distinction entre le certificat de conformité aux conditions
d'appartenance à l'artisan fiscal et le certificat d'artisan fiscal. Le
premier est une pièce nécessaire à l'inscription au
registre des métiers. Le second ne peut être obtenu (selon la
Chambre des métiers du Rhône) qu'après l'inscription au
registre des métiers. Les deux certificats sont délivrés
par les contrôleurs des contributions directes. Ceux-ci ne font pas de
différence entre les deux et délivrent le certificat d'artisan
fiscal aux étrangers qui demandent leur inscription au registre des
métiers. La Chambre des métiers du Rhône proteste contre
cette pratique, mais cherche par cette protestation à interdire aux
contrôleurs des contributions directes la délivrance de tout
certificat, arguant du fait que la Chambre de métiers seule est apte
à les délivrer144.
La carte d'identité «artisan » ne peut
être délivrée à des étrangers par la
préfecture, selon le décret du 8 août 1935, qu'à
condition qu'ils soient artisans fiscaux et produisent un certificat d'artisan
fiscal attestant de cette qualité. Cette condition permet à la
Chambre des métiers du Rhône de bloquer tout le système.
Les demandes d'échanges de cartes d'identités ont
été suspendues avant 12 avril 1938 145 . Seule la possession de
la carte d'identité « artisan » peut donc encore permettre,
à cette date, l'inscription au registre des métiers. Un
étranger ne peut obtenir son inscription au registre des métiers
que s'il a sa carte d'artisan étranger; il ne peut obtenir cette carte
que s'il est inscrit au registre des métiers. Le fait que «la
délivrance de certificat d'artisan fiscal aux étrangers doit
être subordonnée à l'immatriculation au registre des
métiers et non la précéder », dont la seule
conséquence pratique, en temps normal, aurait été que la
carte d'artisan étranger n'aurait pu être délivrée
qu'après l'inscription au registre des métiers, prend alors un
sens différent: le blocage des rouages administratifs est effectif si la
Chambre des métiers du Rhône réussit à imposer son
point de vue. L'artisan étranger est dans l'impossibilité
effective (mais non légale) de s'inscrire au registre des
métiers
S'il devient impossible à l'artisan étranger
(remplissant les conditions pour être considéré comme
artisan fiscal) de s'inscrire au registre des métiers, il lui reste la
solution de s'inscrire au registre du commerce, moins malthusien. C'est sans
compter avec l'ambiguïté de sa situation: il reste
légalement obligé de s'inscrire au registre des métiers.
«Le fait d'être inscrit au registre du commerce donne bien le droit
de faire tout acte de commerce, mais non celui d'exercer un métier
artisanal », indique la Chambre des métiers du Rhône dans sa
lettre du 12 avril 1938 au greffier du tribunal de commerce. Elle demande donc
« les noms et adresses de ceux qui, ne pouvant présenter les
pièces précitées, sollicitent leur inscription au registre
du commerce, croyant échapper, de ce fait, à l'obligation de
l'inscription au registre des métiers », et demande aussi au
greffier du tribunal de rappeler à ces étrangers qu'ils se
mettent ainsi dans une situation illégale.
La Chambre des métiers du Rhône a beau jeu de
rappeler les termes de la loi au moment même
144. Lettre du 2 avril 1938 de la Chambre des métiers du
Rhône au directeur des contributions directes [ADR 9M33].
145. Lettre du 12 avril 1938 de la Chambre des métiers du
Rhône au greffier du tribunal de commerce [ADR 9M33].
où elle s'efforce de rendre son application impossible.
Son attitude est non seulement menaçante à l'égard des
étrangers, mais encore à l'égard du greffier du tribunal,
la lettre se terminant, aux usuelles formulations de salutation près,
par cette phrase: «N'ignorant pas que des inscriptions au registre du
commerce ont été faites dans les conditions
précitées, je me permets d'attirer votre attention sur la
difficulté que vous auriez à soutenir le cas
échéant, qu'un étranger artisan fiscal ait le droit et la
faculté de choisir entre son inscription au registre des métiers
ou au registre du commerce » 146 . Cette attitude de la Chambre des
métiers du Rhône conduit à émettre des doutes sur la
réalité de la non-application du décret du 8 août
1935: est-ce de cette fuite des étrangers d'un statut à un autre,
du statut d'ouvrier à celui d'artisan, puis à celui de
commerçant, que la Chambre des métiers du Rhône se plaint?
Où est-ce de la non consultation des organisations artisanales pour la
délivrance des cartes d'artisans étrangers?
L'article 25 du décret-loi du 2 mai 1938 vient modifier
cette situation. Il renforce la protection des artisans français contre
les artisans étrangers en les empêchant de pouvoir exercer
l'artisanat avec un statut non artisanal 147, ce qui va
dans le sens des souhaits de la Chambre des métiers du Rhône En
fait, cette mesure supprime la nécessité du certificat d'artisan
fiscal, puisque le décret modifie l'article 1 er du
décret-loi du 8 août 1935 en sorte que «la carte
d'identité d'artisan sera délivrée aux étrangers
exerçant leur activité dans les conditions de fait
déterminées par l'article 23 du code général des
impôts directs, sans qu'il y ait lieu de rechercher si les
intéressés bénéficient ou non des dispositions de
cet article ». De sorte que les tentatives de la Chambre des
métiers du Rhône pour bloquer le système d'attribution des
cartes d'identité d'artisan deviennent inutiles. Le Journal officiel a
beau présenter ce texte comme une mesure de protection contre les
artisans étrangers, celui-ci au contraire semble faciliter
l'accès des artisans étrangers au statut d'artisan, et diminuer
l'attrait de l'inscription « illégale » au registre du
commerce.
En tous cas, la parution de ce décret est presque
contemporaine de la disparition des voeux demandant avec insistance
l'application du décret de 1935: les derniers de cette série
suivent de deux mois le nouveau décret 148 . On peut donc estimer que la
législation concernant les artisans étrangers est
désormais appliquée, ce qui pourrait expliquer la croissance des
tensions entre la Chambre des métiers du Rhône et les syndicats au
sujet de la délivrance de la carte d'artisan
étranger149 , et l'apparition de propositions visant à
étendre l'application de la législation à tout
l'artisanat.
La simple application du décret ne suffit pas aux yeux
de la Chambre des métiers du Rhône Si son application pouvait lui
donner « un début de satisfaction », elle le considère
tout de même comme trop timide. Il ne concerne en effet que les artisans
fiscaux, et donc «ceux qui occupent de 2 à 5 compagnons y
échappent ». Elle cherche donc à l'étendre à
tous les étrangers ressortissant des Chambres de métiers
150.
146. [ADR 9M32]
147. [JO, 3 mai 1938]
148. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
149. Assemblées plénières 19 du 25 juin
1938, 21 du 5 février 1939 et 22 du 23 avril 1939 [ADR 9M32]. 150.
Assemblées plénières 21 du 5 février 1939 et 22 du
23 avril 1939 [ADR 9M32].
3.4.3.3 La limitation du nombre d'artisans
étrangers
L'action de la Chambre des métiers du Rhône se
situe dans la continuité de la loi, certes, mais cela ne l'empêche
pas de soutenir des propositions beaucoup plus dures en 1936. La
possibilité de prise de décrets limitatifs n'est même pas
évoquée. L'interdiction pure et simple de l'exercice de
l'artisanat est envisagée. La Chambre de métiers n'ose pas
demander d'appliquer une telle mesure à tout l'artisanat: ce serait
« draconien et inapplicable » 151. Des
propositions du même type, mais présentées de
manière moins générale, et concernant un seul secteur sont
approuvées sans oppositions. Les ouvriers agricoles
étrangers152 et les compagnons étrangers effectuant
des réparations de chaussures153 sont ainsi directement
visés.
La demande d'une prise de décret fixant à 10% la
limite «de l'élément étranger »dans chaque
métier154 marque l'amorce d'un changement de ton
s'opère. Très vite les mesures d'interdictions qui étaient
directement demandées ne sont plus qu'évoquées. La Chambre
des métiers du Rhône se borne alors à déplorer
qu'aucune disposition légale ne permette l'interdiction de la vente de
fonds de coiffure à des étrangers155. N'y voyons
pourtant pas un relâchement de la lutte de la Chambre des métiers
du Rhône contre les étrangers: à cette date, la chambre a
en effet trouvé un moyen moins draconien, mais plus applicable, pour
reprendre ses termes, pour lutter contre la « concurrence
étrangère ».
1938 est l'année de la grande offensive contre les
étrangers: c'est non seulement l'année où l'application du
décret du 8 août 1935 porte ses fruits, où la Chambre des
métiers du Rhône réussit à bloquer, pour un temps,
la situations des artisans étrangers dans l'illégalité,
c'est aussi la période de maturation de mesures nouvelles contre les
étrangers. Celles-ci semblent prendre leurs sources dans les
résultats du recensement par professions et par communes des artisans
étrangers.
Ces résultats alarment les artisans de la Chambre des
métiers du Rhône, qui demandent à nouveau la limitation du
pourcentage de l'élément étranger à 10% pour toutes
les professions, tout en déplorant que « l'effet du décret
qui peut être pris ne sera pas immédiat et ne peut se traduire
sous la forme de l'extinction ». La position de la Chambre des
métiers du Rhône se durcit donc, puisqu'est désormais
d'actualité « l'interdiction de la vente de fonds artisanaux
à des étrangers, la non délivrance de cartes
«artisan» et la limitation du pourcentage des étrangers
». Toutefois, seul le voeu demandant la limitation du pourcentage des
étrangers est repris par la
suite 156.
La Chambre des métiers du Rhône ne fait là
qu'appliquer les termes du décret de 1935, qui lui donnait ce pouvoir de
limiter le nombre d'artisans étrangers. Elle développe au
même moment une nouvelle idée, dont l'inspiration n'est pas la
même: s'il n'est pas possible d'empêcher les étranger
d'exercer le métier d'artisan, il reste possible de les soumettre
à un statut spécial qui
151. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32].
152. Assemblée plénière 8 du 15
décembre 1935 [ADR 9M32].
153. Assemblée plénière 10 du 19 avril 1936
[ADR 9M32].
154. Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938:
cite l'assemblée plénière 9 du 1er
mars 1938, manquante [ADR 9M32].
155. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938 [ADR 9M32].
156. Assemblée plénière 19 du 25 juin 1938
[ADR 9M32].
DOCUMENT 2: Recensement des artisans étrangers par
professions etpar communes en 1938
«Pourcentages les plus importants de
l'élément étranger dans les professions les
plus encombrées:
- Bottier 45%;
- Carreleur 50%;
- Chapelier 24,4%;
- Coiffeur 14,7%;
- Cordonnier 31%;
- Encadreur 27,2%;
- Ferronnier33,3%;
- Marqueteur Tabletier 33,3%;
- Modeleur et Mouleur Statuaire 36,8%;
- Plâtrier Peintre 26,8%;
- Perruquier 18,2%;
- Plombier-Fumiste 23%;
- Sculpteur21%;
- Soudeur46,6%;
- Staffeur Stucateur 20%;
- Tailleur 36%;
- Vernisseur 45,4%;
- Vitrier51,6%» Assemblée plénière 18
du 6 mars 1938 [ADR 9M32].
les défavorise. Les raisons sont toutes
trouvées: les étrangers «travaillent fréquemment sous
des noms d'emprunt et sans domicile fixe. Ils échappent ainsi la plupart
du temps à toutes charges fiscales et mêmes sociales, s'ils
occupent des ouvriers ». Il faudrait donc rédiger un voeu qui les
soumette « à une taxe spéciale qui les mettrait au moins
à égalité avec les artisans nationaux exerçant
légalement » 157. L'idée est reprise
par l'union départementale des syndicats des maîtres artisans
affiliée à la Confédération générale
de l'artisanat français 158.
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