3.4 Réglementer l'accès au statut
d'artisan
Les réglementations en matière d'apprentissage,
et plus généralement tout ce qui concernait la qualification des
artisans et sa mise en valeur sont pour les artisans de la Chambre des
métiers du Rhône la condition nécessaire à la
constitution de l'artisanat comme groupe social suffisamment
individualisé pour qu'il puisse être non seulement envisagé
de le prendre en considération en tant que tel, mais encore qu'il soit
impossible de l'ignorer, d'ignorer ses particularités et ses
revendications. Encore faut-il que le groupe soit suffisamment stable et
consolidé pour que son autonomie soit une évidence incontestable.
Revenir sur la définition juridique de l'artisanat, sans cesse
jusqu'à ce qu'elle isole un groupe bien défini, est bien
sûr un moyen envisageable pour constituer cette cohérence.
L'inscription des artisans et la constitution d'un électorat
s'inscrivent dans une dynamique d'expansion de l'institution. Ces
opérations sont aussi un outil de fermeture du groupe. Les artisans
inscrits ne sont plus alors vus comme des électeurs et des contri-
103. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938, v\oe{}u concernant les métiers du bâtiment [ADR 9M32].
104. Assemblée plénière 20 du 30 octobre
1938, v\oe{}u concernant les métiers du bâtiment [ADR 9M32]. 105.
Assemblée plénière 18 du 6 mars 1938 [ADR 9M32].
buables, mais comme des ressortissants
bénéficiant d'un statut spécifique donnant droit à
un certain nombre d'avantages. L'accès à ce statut doit
être réglementé pour justifier ces avantages qui lui sont
liés.
Les évolutions que fait subir le législateur
à cette définition de l'artisan et de l'artisanat, bien qu'elles
soient fortement influencées par des groupes artisanaux,
correspondent-elles aux attentes des membres de la Chambre des métiers
du Rhône? La constitution du groupe semble se faire pour les artisans de
la Chambre des métiers du Rhône, non autour de la taille des
entreprises comme l'envisage la loi, ni même autour du métier
compris de manière strictement économique comme il est
envisagé par le registre des métiers qui se met en place en
même temps que la Chambre des métiers du Rhône, mais autour
de l'impératif de qualification de l'artisan, et de ses
conséquences implicites. Car la qualification rattachée au statut
d'artisan doit donner droit à la protection, non plus des artisans, mais
du statut d'artisan; cela devient même un devoir moral pour le
législateur qui doit garantir le bon usage du statut. Désigner et
pourchasser ceux qui usent de manière déloyale de l'appellation
« artisan », voire même ceux qui prétendent exercer un
métier artisanal sans remplir les conditions pré-requises devient
dès lors une des activités les plus fébrile de la chambre:
la défense du consommateur devient l'outil de la défense de
l'artisanat; la défense des artisans est-elle encore en jeu?
3.4.1 La restriction de la définition de
l'artisanat
Une loi modifie le 27 mars 1934 l'article premier de la loi du
26 juillet 1925, et précise ainsi la définition de l'artisan dans
un sens plus restrictif. La définition par la taille de l'entreprise est
affinée: la loi introduit une limitation du nombre d'employés
à dix compagnons ou apprentis, chiffre à ne pas dépasser,
mais qui devra être fixé régionalement selon les
métiers. La définition par la qualification prend un tour
nouveau: la nécessité d'une qualification reconnue
apparaît.
La Chambre des métiers du Rhône est
consultée une première fois par la préfecture lors de
l'été 1934. Elle se rallie explicitement à la proposition
de l'Assemblée des présidents de chambres de métiers de
France: elle demande un délai de trois mois pour consulter les
professions intéressées, et déclare qu'en principe, elle
demandera le maintien de 10 compagnons ou apprentis pour toutes les professions
106. En appuyant la position de l'Assemblée des
présidents de chambres de métiers de France, ses membres appuient
la famille syndicale dont ils sont issus. Ils sont membres de la
Fédération des artisans du sud-est, elle même
adhérente au Comité d'entraide et d'action artisanale (CEAA). Ce
comité aux ramifications politiques catholiques sociales s'oppose le
plus fermement possible au rétrécissement de la définition
de l'artisan par une fixation du nombre maximal d'employés. Il s'oppose
depuis quelques années à la Confédération
générale de l'artisanat français, laquelle a oeuvré
pour le vote de cette loi, et cherche encore à rendre la limite plus
stricte.
La Confédération générale de
l'artisanat français, déjà avantagée par ses
relations politiques opportunistes, obtient rapidement la consécration
locale de son point de vue. L'arrêté du 30 janvier 1936 fixe
à 5 le nombre de compagnons maximum dans le département de la
Seine. Elle fait ensuite pression sur le gouvernement pour obtenir la
généralisation de cette mesure 107.
106. Assemblée plénière 3 du 1er
juillet 1934 [ADR 9M32].
Le ministre du travail relance rapidement la consultation des
organisations artisanales en vue d'obtenir pour tous les départements
des arrêtés similaires à celui du 30 janvier 1936.
La Chambre des métiers du Rhône est touj ours
hostile à une limitation stricte de l'artisanat. Forcée par la
loi à donner une limite de taille à l'artisanat, elle opte pour
le statu quo: il faut maintenir la limite à dix employés
pour tous les métiers. Elle considère en même temps que
cette définition de l'artisanat par le nombre d'employés est une
erreur 108 . Les difficultés d'applications à prévoir sont
mises en avant: «la limitation étroite et stricte entraînera
de grandes difficultés d'application pratique, puisque,
fréquemment, du fait d'un chiffre strict, les Maîtres Artisans
cesseront d'être et redeviendront tour à tour ressortissants des
Chambre de métiers ». Les conséquences économiques de
ces fréquents changements de statuts sont soulignés: «des
évasions fiscales, au détriment tant des Chambres de
métiers que des Chambres de commerce, sont à craindre ». Les
principes mêmes de la définition de l'artisanat sur lesquels
repose la loi sont finalement mis en doute: «C'est bien plutôt dans
les modalités d'exécution du travail que dans le nombre d'aides
employés qu'il faut chercher la discrimination de l'Artisan et de
l'Industriel ». Ce refus d'une limite stricte ne s'apparente donc pas,
dans ses principes, à une acceptation des petits industriels au sein de
l'artisanat. C'est bien au contraire une manière de résister
à l'assimilation de ces deux groupes, vers laquelle tend la loi.
Aucun arrêté n'a été pris dans le
département du Rhône avant que la limite fixée à 5
compagnons ait été généralisée à
l'ensemble du territoire par les articles 23 et 24 du décret-loi du 2
mai 1938 109 . En conséquence, tous les arrêtés pris en
application de la loi du 27 mars 1934, qui déterminaient le nombre
maximum d'employés dans l'artisanat sont
abrogés110.
Ce décret n'ignore pas l'argumentation utilisée
par la Chambre des métiers du Rhône pour justifier ses
réticences vis à vis de la loi. La limite fixée par
décret n'est pas complètement rigide: les artisans sont
autorisés à employer une main d'oeuvre occasionnelle «
à la condition, toutefois, que ce concours supplémentaire soit de
courte durée (au maximum quatre-vingt-dix journées de travail
dans l'année) et ne revête pas un caractère
périodique »111.Fait incompréhensible, la Chambre
des métiers du Rhône reprend pourtant mot pour mot les termes de
ce décret pour demander un assouplissement du texte en 1939: elle
demande que les artisans maîtres puissent employer plus de 5 artisans
compagnons, dans la limite de 90 jours par an, sans recourir aux
formalités de radiations/immatriculations successives 112.
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