II- L'implication politique :
L'implication politique tient une grande importance pour les
imprimeurs, puisqu'elle leur offre un grand nombre de relations
supplémentaires. << D'autre part, la présence d'un cabinet
littéraire, en attirant des lecteurs, crée des acheteurs et
stimule le négoce >>420 : les imprimeurs qui montrent
un intérêt pour la chose publique ont beaucoup plus
d'opportunités de rencontrer des hommes de lettres qui souhaitent faire
imprimer des textes et de devenir leur imprimeur, mais aussi de faire
connaissance avec de nouveaux clients. L'imprimeur-libraire, par son poste, est
donc à une position charnière du circuit de l'imprimé,
puisqu'il se situe entre l'auteur et le consommateur. C'est pour cela qu'il
compte parmi les personnes les mieux informées sur la
société du XVIIIe siècle et qui peut donc plus
aisément sensibiliser les particuliers aux sciences de l'esprit et
à la politique.
Ainsi, pour prouver au département sa
fidélité, le 19 novembre 1793, Mame donne à la
République tous ses livres << infectés de fanatisme et
d'armoiries >> pour en faire des cartouches, étant donné
que les munitions du département se vident rapidement. Par sa lettre
420 CHARTIER, Roger, MARTIN, Henri-Jean, Histoire de
l'édition française, T. II, Le livre triomphant, 1660- 1830,
Paris, Promodis, 1984, p. 538.
<< Aux républicains administrateurs du
département de Maine et Loire >>, il déclare << Votre
imprimeur, jaloux comme vous de donner à la République une preuve
non équivoque d'un véritable dévouement, croit devoir vous
instruire du faible hommage qu'il fait pour le Salut de la Patrie. Il eût
eu plus de mérite, s'il eût pu le taire ; mais il est des
circonstances si impérieuses, qu'un vrai sans-culotte, alors qu'il
voudrait qu'on ignorât ses bonnes actions, se croit dans la triste
nécessité de les faire connaître >>. C'est dans ce
contexte qu'il offre des livres au département, déclarant qu'
<< on a consommé beaucoup de papier pour faire des cartouches. En
employant à cet usage celui que j 'offre à la nation, il lui
deviendra doublement
avantageux >>421.
Le 20 septembre 1795, le ministre de la police
générale adresse, au sujet de Mame, une lettre de blâme aux
membres de l'administration centrale du département ; ceux-ci, dans leur
réponse du 30 septembre, vantent le civisme de Mame, leur imprimeur, qui
les a servis << avec zèle, exactitude et une telle
célérité qu'on ne pouvait rien attendre de mieux des plus
fortes imprimeries de Paris >>. Quant aux dénonciations
adressées au ministre, ils savent qu'elles émanent de <<
Jahyer, un des chefs de la clique anarchiste >>422.
On remarque donc que les imprimeurs n'excluent pas les coups bas pour
augmenter leur popularité et leurs parts de marché, notamment
auprès de l'administration.
Le texte n° 515423 est un livre du <<
citoyen Moreau >>. Ce dernier publie la déclaration publique qu'il
a faite et note en introduction, à la page 2 : << Les citoyens
Scoty et Mame fils se sont fait remarquer par leurs criailleries, le 10
août, au moment où je me suis présenté à la
tribune, pour lire ce qui suit. Ces citoyens sans doute ont des avis bien
importants à me donner ; je les prie de m'en faire part, je me ferai un
devoir de profiter des lumières d'hommes aussi patriotes et aussi
éclairés que les citoyens Scoty et Mame fils. >> Dans cette
déclaration, à laquelle l'un des fils de Mame semble donc
s'être opposé, Moreau encourage les français à se
méfier du royalisme et des Britanniques. Il déclare que le peuple
français doit redoubler de zèle et d'activité pour
stabiliser un gouvernement qui seul peut convenir à des hommes libres.
Cet extrait montre les rivalités qui existent parfois entre les
imprimeurs et les hommes politiques, ce qui prouve l'implication politique des
imprimeurs.
De même, de violentes polémiques opposent
différentes personnes à travers leurs journaux de Mame et Jahyer
: le 22 septembre 1796 paraît à l'imprimerie de Jahyer le jeune
(Jahyer a repris ce nom depuis sa séparation de Geslin) le premier
numéro de L 'Ami des
421 ADML, 1 L 938.
422 ADML, 1 L 174.
423 Réflexions présentées à la
médiation de tous les bons français, s.i., 1794.
Principes, ou Journal Républicain Impartial et
Juste. Au début, le directeur et unique rédacteur est le
citoyen Duboueix (le 17 décembre 1796, Duboueix déclare, dans une
lettre aux Affiches d'Angers, qu'il a été << le
seul rédacteur de l'Ami des principes jusqu'au numéro du
10 décembre inclusivement >>). Cette feuille jacobine entreprend
de lutter contre les << modérés >>. Ces derniers ont
pour organe les Affiches d'Angers qui appartient à Mame. De
violents débats opposent régulièrement
Bénaben424, enseignant à l'école centrale
d'Angers, à travers les Affiches d'Angers, et Duboueix,
rédacteur de L 'Ami des Principes, (...), soutenu par plusieurs
autres personnes intervenant plus ponctuellement. Bénaben, seul à
s'opposer aux attaques de ce journal, répond ainsi à une offense
dirigée contre lui par plusieurs opposants :
<< Trois individus, savoir Duboueix, Genest et P... .n,
c'est à dire Piquelin, ont entrepris de répondre au dernier
article que j 'avais fait insérer dans vos feuilles. Le premier y prend
le titre de rédacteur d'un journal sur lequel je m'étais
permis quelques observations ; le second se donne la qualité de
défenseur officieux des terroristes ; le troisième,
n'ayant ni titre ni qualité à faire valoir, a cru prudent de se
couvrir du voile de l'anonyme, en ne signant que les deux lettres
extrêmes de son nom ; mais il a été reconnu à la
platitude de son style, comme l'âne de la fable à ses oreilles.
Trois contre un, ce n'est pas trop pour des spadassins de cette espèce
>>425. Le différend qui oppose ces deux
factions est en permanence au minimum à ce niveau de critiques. Ces
hommes se livrent à des justifications détaillées et
à des accusations (qui semblent souvent hasardeuses et calomnieuses)
durant six mois, du début octobre 1796 à la fin mars 1797. Cette
opposition montre la forte implication politique des journaux de Mame et de
Jahyer qui permettent ces débats à travers leurs feuilles.
S'associant avec Jahyer, Geslin prend une part active au
mouvement jacobin auquel son collègue appartient déjà.
Secrétaire du district, membre du comité de surveillance, il est
détenu en l'an III et de nouveau arrêté comme babouviste.
Selon les babouvistes, l'égalité civile et politique resterait
purement formelle si elle n'était pas complétée par
l'<< égalité parfaite >> en matière sociale,
obtenue par la mise en commun des biens et l'obligation du travail pour tous,
chacun devant recevoir sa part de la richesse produite. Le babouvisme n'aboutit
pas à un communisme de la production, mais de la répartition. On
remarque donc encore une fois l'engagement politique des imprimeurs
angevins.
Par ailleurs, certains imprimeurs affichent plus ou moins
explicitement leurs appartenances. Mame est membre de la Loge maçonnique
du << Tendre Accueil >>, au moins de
424 Voir supra, chapitre 3 : Les principaux clients ; IV- Les
intellectuels ; A- Les enseignants.
425 UZUREAU, François, << Polémiques de
presse à Angers au lendemain de la Terreur >>, Mémoires
de la Société nationale d'Agriculture, Sciences et Arts d'Angers,
1913, 5ème série, T. 16, p.171 -215.
1789 à 1795, dont on repère les insignes en
première page de certains de ses imprimés (n° 70, datant de
1789 ; n° 528, de 1795 et n° 530, 1795 ; n° 653, 1796 ). Ainsi,
dans ces documents, dans sa marque d'imprimeur, il fait figurer les insignes
maçonniques : compas, triangle et fil à plomb. Pareillement, les
livres contiennent souvent des proverbes patriotiques en page de titre, comme
c'est le cas pour le document n° 581426. Cet usage a
été remarqué plus particulièrement chez Jahyer et
Geslin, mais ils ne sont pas les seuls à utiliser ces formules.
L'engagement politique de ces sociétés semble très
important. Ainsi, selon A. Bouton, << Les sociétés de
pensée propagent dans le Maine l'idée que le temps est venu
d'instaurer un nouveau système où l'esprit de discussion
supplante celui d'autorité >>427.
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