B / - El Niño / Oscillation Australe (ENOA) :
une modification
récurrente et acyclique de la circulation marine
et aérologique
moyennes du domaine Pacifique
1 / - Mécanismes du système couplé
Océan-Atmosphère et déroulement
d'un événement ENOA
a / - les mécanismes et paramètres de base
Nous l'avons déjà abordé auparavant, l'ENOA
est un système, où interfèrent une
composante aérologique et une composante océanique,
qui se développe essentiellement audessus
du domaine Pacifique.
La composante aérologique, l'oscillation australe (OA) est
un phénomène
atmosphérique naturel apériodique qui correspond
à une variation du différentiel de pressions
existant entre le bassin pacifique occidental et oriental.
L'indice de l'Oscillation Australe
(IOA) est une valeur standardisée basée sur la
différence de pressions de surface généralement
mesurées d'une part à Darwin (Nord de l'Australie)
et d'autre part à Tahiti. Lorsque la
pression est particulièrement élevée
à Tahiti26 et inhabituellement basse à Darwin27, l'IOA est
anormalement élevé. Ce schéma annonce un
épisode froid ou La Niña, c'est à dire une phase
anti-ENOA. A l'inverse, lorsque le gradient barométrique
devient minimal (IOA négatif), se
déclenche alors un événement El Niño,
c'est à dire une phase ENOA qui dure entre 12 et 18
mois. Toutefois, tous les épisodes El Niño ne sont
pas forcément suivis d'une phase La Niña :
il existe une phase intermédiaire ou situation moyenne au
cours de laquelle l'IOA est proche
de la valeur zéro.
En ce qui concerne la composante océanique, elle
dépend étroitement de la dynamique
aérologique. Comme le souligne M. Leroux28, «le
couplage océan-atmosphère s'exerce
d'abord, simplement par l'intermédiaire de la pression
atmosphérique : à une variation d'1
hPa correspond une hausse / baisse d'1 cm du niveau de la mer. La
zone tropicale est
délimitée au nord et au sud par des agglutinations
anticycloniques (AA) subtropicales29, qui
sont constamment alimentées par des anticyclones mobiles
polaires (AMP), vastes lentilles
d'air initialement froid originaire des pôles (figure
n°2). Sous ces AA, le niveau de la mer est
relativement bas de quelques centimètres. Les flux
tropicaux (alizés) issus des AA se
réchauffent et convergent vers l'Equateur
Météorologique (EM) où ils s'élèvent :
température
et ascendance entraînent une baisse de pression et donc un
relèvement du niveau de la mer de
quelques centimètres. Les eaux marines superficielles sont
poussées vers l'ouest par les alizés,
tandis qu'un contre-courant équatorial (CCE)30 se dirige
vers l'est sous l'EM (zone de calme),
26 compte tenu de l'agglutination anticyclonique de l'île
de Pâques
27 Darwin est localisée dans la zone dite de la
dépression indonésienne
28 Leroux M., 1998, El Niño, in La Recherche N°310,
juin 1998, p.67.
29 Au dessus du Pacifique, on trouve l'AA des Hawaii et l'AA
asiatique dans l'hémisphère nord et l'AA des îles
de Pâques dans l'hémisphère sud
30 le CCE de composante ouest est un courant marin chaud de
compensation situé entre le Courant Nord
Equatorial et le Courant Sud Equatorial (froids) impulsés
par les alizés issus respectivement de l'AA des Hawaii
et de l'AA des îles de Pâques en direction de
l'ouest, initialement à l'origine des upwellings côtiers
californien et
14
et atteint les côtes de l'isthme (...). En raison du net
refroidissement de l'Arctique, observé
depuis les années 1940, la fréquence et la
puissance des AMP augmentent. (...) (On constate)
une hausse de pression sur la trajectoire des AMP et à la
latitude (plus méridionale) des AA
dans le Pacifique Nord (comme dans l'Atlantique Nord), davantage
d'air plus froid (plus
dense) migrant vers le sud31. (...) Le dynamisme boréal
accru déplace l'EM vers le sud,
décalant l'intense pluviogenèse associée
à cette structure aérologique, ainsi que les eaux
chaudes du CCE. Dès la fin de l'été
boréal, les puissants AMP asiatiques qui atteignent
l'ouest du Pacifique alimentent vigoureusement la mousson
australienne (vents d'ouest
renforcés) et accélèrent le transfert des
eaux chaudes vers l'est, provoquant ainsi un épisode
El Niño».
Figure n°2 - Les composantes
aérologiques lors d'une phase ENOA en hiver boréal sur le
Pacifique tropical,
d'après Leroux M., 1996.
«En ne considérant que la dynamique de
l'hémisphère nord, l'EM est animé par trois
impulsions boréales (figure n°2) : un segment
à l'est (Amérique Centrale) dépend de la
circulation sur l'Amérique du Nord à l'est des
Rocheuses (extension de l'espace atlantique
nord), un autre au centre dépend de la dynamique sur le
Pacifique oriental au sud de l'AA dite
« des Hawaii », un segment plus étendu à
l'ouest dépend du dynamisme de l'alizé
asiatique/mousson australienne. Mais ces facteurs, qui n'agissent
pas nécessairement de façon
simultanée, relèvent de la même cause
initiale, et par le déplacement de l'EM vers le sud, ils
traduisent une puissance accrue de l'hémisphère
météorologique nord»(Leroux 1996).
Trenberth32 fait allusion à la migration de cette ZCIT33
et à son positionnement vers 5° de
latitude. Il ajoute que la ZCPS34 se transfère quant
à elle vers le nord-est. Ces deux zones de
confluence en phase ENOA sont des secteurs de convection
très active et finissent par se
rencontrer pour ne former plus qu'une seule bande nuageuse. A
l'inverse, en phase anti-
ENOA, un déplacement de l'EM à une latitude
anormalement septentrionale est observé.
sud-américain (courant de Humboldt). En situation normale,
le CCE correspond au courant chaud saisonnier
péruvien, c'est à dire le courant du Niño
originel stricto sensu.
31 Une telle situation est associée à une
circulation méridienne rapide
32Trenberth K.E., 1997, The different flavors of La Niña,
d'après http://www.dir.ucar.edu/esig/lenina, 4p.
33 Zone de Convergence Intertropicale, voir le glossaire en
annexe
34 Zone de Convergence du Pacifique Sud, voir le glossaire en
annexe
15
D'autres chercheurs font état dans leurs publications de
cette translation méridienne de
l'EM. C'est le cas par exemple de J.F. Nouvelot et de P.
Pourrut35. «La circulation
méridienne, et plus précisément la zone de
convergence intertropicale, présente également des
caractères anormaux qui se manifestent dès le mois
de janvier par un fort déplacement vers le
sud. La ZCIT peut arriver à proximité de
l'équateur, ou parfois même le franchir, alors que sa
position méridionale normale se situe à 3°
nord. Quand la ZCIT arrive près de l'équateur, le
phénomène s'accélère : les
alizés faiblissent anormalement le long de la ligne
équatoriale
alors que les températures de surface de l'océan se
maintiennent au-dessus de la normale ;
parallèlement, la thermocline36 tend à
s'approfondir dans le Pacifique du sud-est, pouvant
atteindre, très près des côtes
sud-américaines, une profondeur de - 100 m».
b / - Le déroulement
Certains auteurs ont établi des scénarios-type de
déroulement des phénomènes El Niño
mais ils diffèrent les uns des autres car
l'avènement des phases chaudes ne suit pas
scrupuleusement un modèle unique en dépit de
certaines caractéristiques communes.
Ainsi, des chercheurs tels que Rasmusson et Carpenter (1982, in
Enfield 1989) ont
construit un «El Niño composite» ou «El
Niño canonique». Ils ont établi, à partir des
données
de vents, de précipitations et de températures des
épisodes El Niño de 1951 à 1973, des
moyennes des anomalies. Un El Niño composite
s'étend sur trois années. L'année
précédent
l'avènement du phénomène est nommée
t-1. L'année de l'occurrence du El Niño est nommée
t 0 et l'année suivante t+1.
Au cours de la phase précédent le El Niño
(août, septembre et octobre de l'année t-1),
les vents d'est (alizés) dans le Pacifique
équatorial sont forts et, en impulsant les eaux de
surface, favorisent l'accumulation d'eau à l'ouest
indispensable aux reflux. Les TMS37 sont
anormalement basses dans le Pacifique Est (upwelling
renforcé).
La phase de déclenchement se produit en novembre,
décembre et janvier des années t-
1 et t 0. On observe alors une composante inhabituelle d'ouest
dans les vents zonaux à la
longitude de la ligne de changement de date. Les TMS restent
basses le long des côtes
d'Amérique du Sud. Par contre, une
irrégularité positive des TMS se manifeste dans la
région
équatoriale de la ligne de changement de date.
L'année t 0 correspond à l'année des maxima.
En mars, avril et mai, consécutivement
à la relaxation initiale de l'océan (propagation
d'ondes de Kelvin), d'importantes anomalies
positives des TSM se localisent dans le Pacifique tropical est,
principalement le long des
rivages de l'Equateur et du Pérou. Cette
élévation des eaux marines de surface est couplée
d'une hausse du niveau marin (surcotes marines). Le trait
caractéristique enregistré au niveau
du champ des vents de surface est l'affaiblissement des
alizés sur le centre du bassin pacifique
équatorial.
35J.-F. Nouvelot et P. Pourrut, 1985, El Nino,
phénomène océanique et atmosphérique - Importance
en 1982-83
et impact sur le littoral équatorien, Cahiers Orstom,
série Hydrologie, vol. XXI, No 1, pp. 46.
36 couche de transition thermique rapide entre les eaux
superficielles et les eaux sous-jacentes de température
différente, voir le glossaire en annexe.
37 Température de Surface de la Mer
16
La phase de transition qui suit en août, septembre et
octobre de l'année t 0, coïncide
avec une translation le long de l'équateur des eaux les
plus chaudes depuis les côtes
sudaméricaines vers une zone comprise entre 120° et
85° ouest.
La phase terminale équivaut à un retour à la
situation originelle c'est à dire une chute
rapide des TSM qui retrouvent leurs valeurs moyennes initiales au
printemps de l'année t+1.
Ceci dit, l'épisode de 1982-83 n'a en rien suivi ce
schéma ce qui confirme le fait que
ce scénario classique ne s'applique pas à tous les
événements et qu'il est donc sujet à caution.
c / - Le cas de l'Amérique Latine
L'étude étant ciblée sur la région
latino-américaine, attachons-nous désormais à
analyser plus en détail la situation en phase ENOA sur
cette partie du monde. Cette zone
apparaît comme une interface entre les unités de
circulation Pacifique et Atlantique (figure
n°3). D'un côté, à l'ouest des
Rocheuses, nous l'avons vu, se développe à une latitude plus
méridionale une puissante agglutination anticyclonique
dite des Hawaii alimentée par des
AMP boréaux renforcés. Sur leur face avant prennent
naissance des alizés plus intenses. Ces
vents d'est plus vigoureux se dirigent en direction de l'EM et
contribue à le déplacer vers le
sud. De l'autre côté, les alizés
renforcés issus de l'agglutination anticyclonique située plus
au
sud que d'ordinaire sur le Golfe du Mexique franchissent l'isthme
hispano-américain
contribuant là encore à repousser l'Equateur
météorologique vers une position davantage
méridionale. C'est ainsi qu'en phase El Niño, l'EM
est établi dans l'hémisphère sud (figure
n°2).
Figure n°3 - Conditions aérologiques
en hiver boréal au niveau de l'Amérique Intertropicale. En phase
ENOA,
cette structure de circulation subit une translation vers le sud
sous l'effet des AA boréales plus puissantes avec
pour conséquence, le positionnement de l'EM dans
l'hémisphère sud, d'après Barbier E, 1997.
17
Cette localisation de l'EM exceptionnellement au sud va influer
à leur tour les
courants marins impulsés par la circulation
aérienne puisqu'on observe la translation de leur
circulation en direction du sud (figure n°4).
Figure n°4 - Les courants marins dans la
partie orientale de l'Océan Pacifique Intertropical en situation
normale
(à gauche) et au cours des événements El
Niño (à droite), d'après Barbier E., 1997
d / - bilan
Les événements ENOA font donc intervenir de
multiples facteurs appartenant à des
espaces aérologiques distincts qui expliquent la
diversité des causes et la variété des
physionomies des épisodes El Niño et qui
s'accompagnent d'une translation de la circulation
atmosphérique et marine en direction du sud. Cette
singularité des phénomènes rend d'ailleurs
les travaux de prévision météorologique
extrêmement difficiles.
Dans le même ordre d'idée, la composante
océanique est elle aussi en communication
avec les autres sous-systèmes marins comme l'ont
démontré notamment J.-F. Nouvelot et P.
Pourrut38. «... (Le volume de l'Océan Pacifique)
serait de 700 millions de Km, soit la moitié
des eaux océaniques totales. Cependant, il est
intéressant d'observer que seulement 40% des
pluies qui tombent sur le globe y parviennent, compte tenu du
fait que les fleuves et rivières
qui s'y jettent ne drainent que le quart des terres
émergées. Intervenant malgré tout pour la
moitié dans l'évaporation du globe, son bilan
serait déséquilibré sans les apports d'autres
océans qui proviennent essentiellement du sud et de
l'ouest (Océans Antarctique et Indien)».
Cette démonstration relativise la théorie selon
laquelle, les eaux de surface entraînées par les
alizés viennent «s'accumuler» dans l'ouest du
bassin Pacifique avant de revenir en direction
des côtes latino-américaines.
Quoi qu'il en soit, l'ENOA ne constitue finalement sur le plan
physique qu'un
événement naturel aléatoire existant depuis
des millénaires39, faisant intervenir une multitude
de facteurs en interrelations, dont les mécanismes sont
encore loin d'être compris
intégralement. Par contre, ce sur quoi les chercheurs
semblent s'accorder, c'est que l'on
constate actuellement des modifications significatives de
l'intensité et de la récurrence des
événements El Niño.
38 J.-F. Nouvelot et P. Pourrut, 1985, pp. 40-41.
39 Toutefois, des analyses en sédimentologie lacustre ont
montré que les épisodes El Niño ne se sont
certainement pas manifesté entre - 5 000 et - 12 000 ans,
in KERR R.A., 1999, El Niño grew strong as cultures
were born, News of the week, in Science, Vol. 283, 22 January
1999, pp. 467-468.
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