C / - Discussion et hypothèses
L'objectif de ce paragraphe est de commenter et de
compléter l'étude des
conséquences en apportant d'autres éléments
d'analyse. Bien des aspects sont à prendre en
considération tant les implications des
phénomènes physiques induits par El Niño sur les
structures sociétales sont complexes à
appréhender.
La tendance à la hausse concernant les sinistres
enregistrés est-elle due à
l'augmentation observée de l'intensité et de la
fréquence des événements ENOA (cf. première
partie) ou à la médiatisation sans cesse
grandissante des catastrophes ou encore repose-t-elle
sur un accroissement de la vulnérabilité des
populations depuis ces vingt dernières années ?
1 / - Une augmentation de la vulnérabilité
?
Si effectivement l'augmentation de la magnitude et de la
récurrence des épisodes El
Niño contribue à accroître le nombre de
catastrophes et les pertes qui leur sont attribuables,
cette première hypothèse à elle seule ne
suffit pas à expliquer l'accentuation des constats
d'endommagement. La meilleure connaissance des aléas
associés, et leur recensement plus
exhaustif concourent aussi à leur plus grande divulgation.
En d'autres termes, la médiatisation
accrue de ces phénomènes peut donner aux
populations l'impression que leur nombre
augmente même si ce n'est pas forcément le cas.
Enfin, la troisième hypothèse, c'est à dire
l'accroissement de la vulnérabilité des groupes
sociétaux, peut compléter ces deux premières
explications.
a / - Les facteurs socio-économiques de
vulnérabilité
Une réflexion serait à mener sur divers indices
socio-économiques. On pourrait par
exemple essayer de coupler des données telles que l'IDH88,
les densités de population, les
taux de croissance démographique annuelle, les taux de
croissance urbaine, les taux
d'urbanisation, etc. ... en vue de déterminer des indices
de vulnérabilité à l'échelon national
dont on pourrait établir une représentation
cartographique comparative 1982/98 qui
permettrait de faire ressortir si effectivement la
prédisposition des communautés humaines à
être vulnérables s'est accentuée au cours des
deux dernières décennies.
L'IDH par exemple, intègre des renseignements relatifs au
PIB par habitant, au taux
d'alphabétisation et à l'espérance de vie.
Le PIB par habitant évalue la richesse des individus.
A partir de cette donnée, on va plus ou moins être
en mesure d'estimer le niveau d'accès à
l'éducation des populations. Dans les
sociétés défavorisées, la nécessité
de travailler pour se
nourrir prime bien souvent sur celle de s'instruire. Grâce
à la valeur du PIB par habitant, on
va pouvoir aussi avoir une idée du niveau d'accès
aux soins. Ces derniers représentent un coût
qui ne peut pas toujours être assumé. De même,
plus le niveau de vie est bas, plus l'habitat est
susceptible d'être précaire et insalubre. Le taux
d'alphabétisation indique quant à lui le
pourcentage de la population qui a accès à
l'information écrite. L'espérance de vie révèle
les
88 Indice de Développement Humain (intègre le PIB
par habitant, le taux d'alphabétisation, l'espérance de vie)
53
conditions d'existence d'une société dans un pays
et fait référence à toute une série de
paramètres (alimentation, accès aux soins, temps et
effort consacrés au travail).
Les taux d'urbanisation (sans cesse plus élevés en
Amérique du Sud) renseignent sur
la proportion de la population qui se trouve à
proximité des établissements de santé tels que
les hôpitaux, plus nombreux en ville. Les densités
de population (valeurs qui croissent
également rapidement) donnent une idée dans un
secteur donné du nombre d'habitants
présents qui lors d'une manifestation El Niño est
susceptible d'être confronté aux aléas
physiques induits et d'enregistrer des pertes.
Compte tenu du fait que les entités urbaines dans les pays
latino-américains se
présentent de plus en plus sous l'aspect de gigantesques
agglomérations et qu'elles ont depuis
longtemps dépassé leur site originel, il existe de
plus en plus dans ces villes une ceinture de
quartiers périphériques établie dans des
secteurs déboisés, en pente, et donc sensibles aux
glissements de terrain ou dans les lits majeurs des cours d'eau.
Le taux de croissance urbaine
permet d'évaluer l'extension de l'urbanisation notamment
en zone à risques.
Ces critères au niveau national nous donne un
aperçu global de la situation mais une
étude plus approfondie au niveau provincial voire local
permettrait de se rendre compte avec
plus d'exactitude si effectivement la susceptibilité des
populations d'être affectées par les
phénomènes physiques s'est accrue au cours des
vingt dernières années en période El Niño.
A l'intérieur d'un pays, on distingue des
disparités en terme de vulnérabilité. On
constate que ce sont la plupart du temps les populations les plus
démunies qui sont les plus
sévèrement affectées par les
phénomènes menaçants, et ce pour plusieurs raisons.
Cette
thématique est analysée en particulier dans
l'article de Jorge García89. Brièvement, on peut
mentionner les éléments suivants.
Les logements précaires ne résistent pas aux fortes
pluies ni aux vents violents qui
surviennent en période ENOA (destruction des murs en
pisé, toits arrachés, etc. ...).
L'insalubrité des quartiers défavorisés
privilégie le développement épidémiologique. Le
bas
niveau de vie ne permet pas aux habitants de ces quartiers
d'avoir accès aux soins car ils
représentent un coût, même si les centres de
santé se situent à proximité. La localisation de
l'habitat précaire dans des secteurs à risque va
être à l'origine de pertes significatives compte
tenu des inondations et des glissements de terrain plus
fréquents lors des événements El Niño.
De même, le faible taux d'alphabétisation constitue
un handicap notamment pour divulguer
les programmes d'information et de prévention. La
difficulté d'accès à ces quartiers rend très
problématique l'intervention des secours, etc. ...
Ces différents paramètres socio-économiques
prédéterminent donc des conditions de
vulnérabilité. Mais aucun indice rend compte
à lui seul du degré de vulnérabilité des divers
groupes sociétaux. C'est plutôt une analyse
croisée de ces divers critères qui permet au final
d'évaluer l'augmentation de la propension
générale des communautés humaines à être
sinistrées. La question qui se pose est de savoir s'il
existe des statistiques qui autorisent une
représentation des conditions de
vulnérabilité au niveau provincial aux deux dates qui
permettraient de mettre en évidence cet accroissement ?
Cette thématique constitue également
une directive de recherche future.
89 García J., 1985, Los desastres afectan más a los
pobres
54
b / - Les facteurs de vulnérabilité attribuables
aux actions de l'homme
L'implication d'actions anthropiques, en contribuant à
modifier les modalités d'action
des processus aléatoires naturels, ne tend-elle pas
fréquemment à accentuer le risque initial ?
L'anthropisation des milieux se généralise
progressivement à l'ensemble des territoires
considérés. Or les aménagements, les
infrastructures humaines influent sur les dynamiques
morphologiques du cadre physique.
Raúl Egas A.90 mentionne dans un article traitant des
inondations dans le bassin
versant inférieur du Guayas en Equateur qu'en milieu rural
les routes, les ouvrages destinés à
l'agriculture (murs de soutènement, drains, etc. ...) et
les aménagements de piscines pour
l'aquaculture perturbent l'écoulement des eaux notamment
lors des fortes pluies associées aux
épisodes El Niño. «... El poco técnico
diseño de la vías, con frecuencia, es el agravante del
problema al bloquear escurrimientos y en consecuencia las
vías se convirtieron en cauces para
las correntadas. Las vías destrozadas no sólo
entorpecen el transporte sino lo encarecen,
desgastan los vehículos, retardan la velocidad de
circulación. (...) Hay que notar que
igualmente aquí obras particulares destinadas al drenaje
del exceso de agua de predios se han
construido muchas veces, sin un criterio técnico adecuado
ni una visión regional,
solucionando problemas particulares de un predio pero agravando
al general. (...) Los muros
de las piscinas constituyen, en muchos casos, verdaderos
obstáculos al drenaje natural,
además de la preoccupación del impacto que ocasiona
sin duda el crecimiento explosivo sobre
el eco-sistema del manglar y los estuarios».
Dans les agglomérations, compte tenu de la croissance
démographique, il y a un
besoin sans cesse grandissant d'espaces habitables. Les
quebradas91 sont alors très
fréquemment remblayées ce qui modifie
l'écoulement des eaux. Il est courant que des
quebradas comblées de matériaux et
urbanisées soient sujettes à des glissements de terrain
généralisés lors des fortes
précipitations attribuables à El Niño.
Par ailleurs, n'observe-t-on pas également de nouvelles
conditions de vulnérabilité
post-crises imputables à des projets d'aménagements
non adaptés qui ne réduisent pas
forcément le risque et qui procurent aux populations un
sentiment illusoire de sécurité les
rendant d'autant plus vulnérables ? A titre d'exemple,
certains ouvrages tels que les
endiguements conçus pour contenir les débits en cas
de crues, fréquentes en période El Niño,
vont permettre d'éviter la généralisation
des inondations. Mais, l'aménagement est efficace
jusqu'à une certaine limite. Si les précipitations
perdurent pendant plusieurs mois et que les
débits deviennent considérables, la digue ne
permettra plus de retenir toutes les eaux. De plus,
il arrive qu'elle se rompe. Des inondations peuvent alors se
répandre dans des secteurs que
l'on croyait sûrs et que l'on avait laissé
s'urbaniser prenant au dépourvu des communautés
humaines entières.
Enfin, c'est aussi le manque d'action qui, dans certains cas,
peut concourir à
augmenter le risque. La déstabilisation des formations
superficielles pendant les phases
ENOA à l'origine des mouvements en masse représente
un danger si rien n'est entrepris les
années qui suivent. En effet, ces secteurs restent
instables et peuvent se remettre à fluer même
avec des hauteurs de pluies faibles au cours des années
ultérieures.
90 EGAS R., 1985, Ecuador: inundaciones de 1982-1983 en la cuenca
baja del Guayas
91 Ravines, ravineaux
55
c / - les facteurs comportementaux de vulnérabilité
:
La corruption contribue aussi à accroître la
vulnérabilité des sociétés. Mentionnons
succinctement le cas suivant. On constate très souvent que
les fonds débloqués pour la
réalisation d'aménagement visant à
réduire une menace sont fréquemment en partie
détournés
ce qui entraîne deux conséquences. D'une part,
l'ouvrage risque d'être mal conçu et donc
d'être moins efficace, et d'autre part, la zone qu'il
devait initialement protéger risque d'être
réduite. En guise d'illustration, l'enrochement construit
à Montañita dans le canton de Santa
Elena sur la côte de l'Equateur pour juguler les assauts de
la mer, ne protège pas la totalité du
village comme cela était initialement prévu. Une
grande partie des pierres a servi à construire
un endiguement pour prémunir la propriété
d'un notable de Guayaquil contre les
inondations...
Même si ce fléau n'est pas nouveau, il n'en reste
pas moins très problématique
notamment pour la sécurité des individus et de
leurs établissements.
d / - Les facteurs institutionnels et politiques de
vulnérabilité
Dans de nombreux pays andins, il existe une rivalité au
niveau national entre les deux
ou trois plus grandes agglomérations ou entre les villes
et les espaces ruraux. Il est fréquent
que les provinces rurales et la seconde ville du pays soient
délaissées aux dépens de la
capitale institutionnelle et administrative. Les fonds publics
reviennent en grande majorité à
l'entité urbaine principale. Les zones rurales n'ont donc
pas les moyens d'entreprendre ni des
mesures de minimisation des risques, ni des programmes de
prévention et d'information ce
qui les rend particulièrement démunies et
vulnérables lors de l'avènement d'aléas physiques
extrêmes associés aux événements El
Niño.
Par ailleurs, Claude de Miras souligne dans un article du
Bulletin de l'IFEA92 : «Mais
dans l'approche physique, la prise en compte indispensable des
comportements humains face
aux risques, ne revient-elle pas à juxtaposer une
population plus ou moins sensible aux
dangers encourus et une administration plus ou moins efficace ?
Une approche institutionnelle
devrait pleinement prendre en compte le facteur spécifique
que constituent les pouvoirs
publics pour définir une politique de prévention
qui soit en phase, non pas avec un idéal
technique inaccessible en particulier dans les
sociétés en développement, mais avec un
optimum social»
Jusqu'à présent nous nous sommes essentiellement
intéressés aux phénomènes à
l'origine des pertes enregistrées par les
communautés humaines, à l'augmentation des constats
d'endommagements et aux raisons qui permettent d'expliquer cet
accroissement. Toutefois,
les manifestations des épisodes El Niño
n'entraînent pas uniquement des conséquences
négatives sur les enjeux humains.
92 DE MIRAS C., 1996, Risques naturels : de la géophysique
à l'approche institutionnelle, Bull. Inst. Fr. Et.
And., 1996, Tome 25, No 3, pp 603-614.
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