b) La force de l'incompréhension
Il est remarquable que la plupart des opposants à la
sortie en salle du film ne l'aient pas vu. C'est dire combien les visions du
conflit que peuvent en avoir les différents protagonistes sont
hermétiques à une pensée autre ! Bien plus, il est
insupportable pour cette minorité de nostalgiques de l'Algérie
française que cette pensée autre puisse exister, d'où une
utilisation du chantage et de la menace pour lui interdire l'accès
à l'arène publique via le cinéma.
Cette incompréhension et ce non-respect de
l'humanité et des droits d'autrui est au fondement même de la
guerre, Jean Cohen, lui-même Juif pied-noir, la définit ainsi :
« Chaque communauté vivait séparée, murée dans
ce mépris universel dont chacun était à la fois le sujet
et l'objet »52. La réaction vis-à-vis
du film qui apparaît démesurée, s'explique par cette
caractéristique de la culture pied-noir à laquelle il faut
ajouter celle de l'excès propre au peuple
méditerranéen.
L'engagement du Monde dans cette querelle est
significatif de la place primordiale qu'occupe la guerre d'Algérie dans
la mémoire française. A ce titre, il est révélateur
que la polémique débute sous la rubrique « Culture »
pour se retrouver, ensuite, à la une et être analysée par
les grands chroniqueurs du journal : Alfred Grosser et Robert Escarpit. C'est
une caractéristique majeure de cette période, les principaux
débats sur la guerre d'Algérie naissent dans le champ de la
culture, que ce soit un film ou un livre, pour devenir un débat de
société.
En filigrane, il se devine un présupposé, le
même dans les deux camps : l'image a un pouvoir de persuasion bien
supérieur à n'importe quel média53. En effet,
cette pensée hante la génération qui a connu la guerre et
la propagande qui l'accompagnait. C'est pourquoi, par exemple, l'Etat garde
sous tutelle l'audiovisuel : il est encore perçu, même si mai 68
est passé par-là, comme le moyen de diffusion, par excellence, du
message gouvernemental.
Bien que l'incompatibilité entre les mémoires de
la guerre semble insurmontable lors
50 16 juin 1970
51 21 octobre 1971
52 J.Cohen, Chronique d 'une Algérie révolue :
« Comme l 'ombre et le vent », L'Harmattan, Paris, 1997
53 à ce titre, il n'y a qu'à lire les
réactions violentes du général Salan et d'autres
nostalgiques de l'Algérie française après la diffusion
d'émissions sur l'O.R.T.F., « l'Algérie dix ans après
», 7-8 juin 1972
d'une telle querelle, il ne faut pas oublier que ce mouvement
de rejet est à la fois brutal et sporadique puisqu'un an et demi
après l'affaire, il devient possible de projeter normalement le film.
Ces réactions sont d'autant plus exagérées que le contenu
du film n'est pas le centre du débat, peu de gens l'ayant vu. C'est le
fait qu'un film sur la guerre d'Algérie existe qui cristallise les
rancoeurs. Les différents agitateurs veulent imposer un silence total
sur le conflit, faire de cette période de l'histoire un tabou. Le deuil
« des événements » est loin d'être accompli :
l'agressivité et la haine dominent encore.
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