3/ Le cinéma au centre des affrontements
En revanche, s'il existe un champ culturel où cette
agressivité se déchaîne, c'est bien celui du cinéma,
en particulier lors de la sortie en salle de deux films traitant de la guerre
d'Algérie : Le Vent des Aurès de Mohamed Lakdar Hamina
et La Bataille d'Alger de Gillo
35 Comptes-rendus des livres des généraux Dulac,
Jouhaud et Ely « Cette obscure clarté... » de Jean Planchais,
26-27octobre 1969
36 Mohamed Lebjaoui, Vérités sur la
révolution algérienne, Gallimard, Paris, 1970 37 6-7
septembre 1970
Pontecorvo.
a) Deux films qui suscitent la polémique
Au début de l'année 1969, est diffusé en
France, dans l'indifférence générale, le premier long
métrage de l'Algérie indépendante, Le Vent des
Aurès, prix de la première oeuvre au festival de Cannes en
1967. La critique qu'en fait alors Le Monde, est plutôt
élogieuse ; le film évite la propagande grossière : «
cette guerre, ce pourrait être n'importe quelle guerre, de n'importe
quelle époque »39. Le film sort alors dans
quelques rares salles en France mais les réactions ne se font pas
attendre. Des entrefilets du quotidien nous apprennent que sous la pression des
rapatriés, le film est retiré des affiches à
Toulouse40, puis Marseille et Nice41. Cette
géographie de la protestation des rapatriés n'est pas anodine, il
s'agit des grandes villes du Sud ayant accueilli une partie importante de la
population rapatriée.
Or, c'est avec la sortie de La Bataille d'Alger
qu'éclatent véritablement les querelles entre d'un
côté, groupes d'extrême droite et associations de
rapatriés, et de l'autre côté, cinéphiles et
intellectuels. Dans le numéro daté du 9 mai 1970, le quotidien du
soir nous apprend que le film est autorisé par la censure après
quatre années d'interdiction. Il faut sans doute voir là un signe
d'apaisement de la société française et du pouvoir
politique : il est temps de regarder en face cette histoire récente,
celle de la bataille d'Alger. Le nom de bataille d'Alger a été
donné à la succession d'actions terroristes et
d'opérations de police, marquant principalement l'année 1957.
Pour prévenir les attentats aveugles du F.L.N., Robert Lacoste, ministre
résidant, confie au général Massu, commandant la
10e D.P.42, la totalité des pouvoirs de police
dans la zone d'Alger. Celui-ci mène alors une guerre du renseignement
pour déjouer les opérations terroristes.
Le film, couronné de récompenses au festival de
Venise de 1966 (Lion d'or et prix de la critique internationale), se veut
« une oeuvre objective et équilibrée, qui ne soit le
procès ni d'un peuple, ni d'une nation »43.
Dès sa sortie, la presse et les groupuscules d'extrême
droite
39 22 janvier 1969
40 24 avril 1969 : la direction a même proposé de
visionner d'abord le film aux rapatriés, ceux-ci ont refusé.
41 22-23 juin 1969
42 D.P. : division parachutiste
43 déclaration de Yacef Saadi, ancien chef F.L.N.
impliqué dans la bataille d'Alger, co-producteur et acteur du film, 2
juin 1970
multiplient les menaces si bien qu'il est retiré des
salles44.
Le Monde entre dans la bataille alors qu'il
était resté très discret lors de la polémique sur
Le Vent des Aurès. Fidèle à son
libéralisme - chacun est libre de juger et de déterminer ce qui
est bon pour soi - il s'indigne de l'interdiction du film,
décidée par des extrémistes minoritaires :
« Nous avons souligné que ce film, certes
douloureux, restait honnête et impartial dans ces intentions [...] il ne
s'agit pas de provoquer ceux de nos compatriotes qui ont tant souffert des
événements d'Algérie, mais seulement de prouver que les
spectateurs français sont des spectateurs adultes
»45.
Dès le lendemain, l'affaire gagne la une du journal, le
quotidien continue sa compagne
avec deux arguments principaux : l'impartialité du film
et le fait que chacun doit être libre d'aller le voir. Robert Escarpit,
dans sa chronique, s'indigne : « croit-on qu'on les [les spectateurs du
conflit] traite avec moins de dérision quand on les juge incapables de
comprendre de prendre connaissance d'un dossier de leur propre Histoire que le
monde entier, sauf eux, peut connaître ? »45.
Pour démontrer l'impartialité du film, le quotidien utilise
un procédé astucieux qui consiste à donner la parole
à des personnalités proches de la mouvance pro-Algérie
française ou de l'armée et qui reconnaissent le sérieux du
film46. Cette entreprise vise évidemment à
discréditer les agitateurs ; c'est ainsi que le colonel Trinquier,
commandant de la 10e division parachutiste pendant la bataille d'Alger,
théoricien de la « guerre psychologique » et chef du service
« action-renseignement »47, est invité
à donner son avis sur le film :
« J'ai trouvé ce film excellent. Il
présente d'une façon objective la lutte sévère
menée pendant dix mois par la 10e D.P. contre les terroristes
d'Alger aux ordres de Yacef Saadi [...]. Dans un certain sens, ce film est un
hommage à l'armée française [...]. Aussi je regrette que
ce film ne soit pas autorisé à passer sur les écrans
parisiens »48.
La polémique se poursuit ainsi pendant une dizaine de
jours, le journal faisant de la
liberté d'expression son leitmotiv49.
L'affaire rebondit après la censure par l'O.R.T.F. de l'extrait du film
que devait diffuser Olivier Todd dans son émission « Panorama
». Celui-ci
44 « La Bataille d 'Alger est retirée de
l'affiche par les directeurs de salle », 4 juin 1970
45 « Au jour le jour : Dérision », 5 juin
1970
46 ainsi l'Ordre Nouveau reste très modéré,
cf. 5 juin 1970
47 c'est-à-dire du service de torture, cf. P.Vidal-Naquet,
La Torture dans la République (1954-1962), Editions de Minuit,
Paris, 1998 (3e édition)
48 6 juin 1970
49 voir en particulier la chronique d'Alfred Grosser « Des
censeurs par millions », 14-15 juin 1970
après avoir exprimé son indignation, annonce sa
démission dans les colonnes du quotidien50. Peu à peu,
l'affaire se tasse, mais il faut attendre le mois d'octobre 1971 pour que le
film soit, pour la première fois, projeté
régulièrement dans une salle parisienne !51
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