3/ Les exactions de l'armée et du F.L.N.
a) Charniers et exécutions sommaires
C'est Libération qui dévoile la
découverte d'un charnier de 963 cadavres, dans les Aurès,
à Kenchela : un dossier de 17 pages est consacré à cette
découverte261. Le Monde reprend l'information tout
en restant prudent. Ainsi, précise-t-il en en-tête « Selon
Libération », ne s'engageant pas trop dans l'affaire.
D'ailleurs l'article du quotidien du soir consiste à reprendre des
passages de l'enquête de Libération.
Le charnier se situe dans l'enceinte même de l'ancienne
caserne Darnault où se trouvait un centre de triage et de transit. En
réalité les dénominations de centre de triage recouvraient
bien souvent des centres de torture, comme le sinistrement
célèbre centre d'El-Biar dont Henri Alleg a fait la
description262. Justement, pour Libération, ces
corps, certains étant atrocement mutilés, constituent la preuve
que « de 1956 à 1962, les militaires français se sont
livrés à la torture et à la liquidation des combattants de
l'Armée de libération comme des populations civiles
»263. Le charnier de Kenchela devient ainsi le plus
important charnier découvert en Algérie et révèle
que la pratique de l'exécution sommaire était aussi courante que
celle de la torture. Le plus surprenant est assurément le nombre
élevé de corps déterrés par rapport à
l'importance, médiocre, de la ville.
Le R.E.C.O.U.R.S. réagit à cette
découverte en exigeant un devoir de silence et d'oubli. Jacques Roseau
déclare ainsi :
« Tout le monde sait qu'il y a eu d'innombrables et
innocentes victimes au cours de cette
triste période, toutes les communautés ayant
payé un lourd tribut. Faut-il vraiment en faire aujourd'hui le macabre
recensement ? »
On peut noter l'apaisement de l'opinion, et même de
l'opinion rapatriée, sur cette découverte. Quelques années
auparavant, elle aurait déclenché une polémique sans fin.
Jacques Roseau reconnaît les abominations commises par l'armée
française comme il rappelle celles du F.L.N. Les débats des
années précédentes ont-ils convaincu l'opinion d'une
certaine généralisation de la torture comme moyen de
renseignement ? L'heure n'est plus à justifier ces exactions en
invoquant le climat de violence et « l'efficacité » de la
torture. M. Roseau en appelle davantage à un recueillement dans le
silence. Et il est entendu, car si quelques protestations sont émises
ici ou là, il n'y a ni véritable débat, ni
polémique. Ce refus d'exploiter l'événement se retrouve
aussi du côté algérien : le président Chadli se
garde bien d'accuser qui ce soit. Il faut dire qu'il est difficile de
déterminer avec certitude à qui attribuer les morts. Un lecteur
du Monde évoque ainsi la probabilité que les morts
soient des harkis, massacrés par des nationalistes de la dernière
heure, après le départ des Français.
Jean Planchais profite tout de même de la
découverte pour évoquer les circonstances qui ont vu
l'utilisation de la torture par l'armée française. Il fait de
cette spécificité de la guerre d'Algérie - le recours
fréquent aux exactions et massacres, d'un côté comme de
l'autre - une des raisons de cet oubli : « le charnier de Kenchela [...]
vient rappeler que ce fut une guerre si atroce que la plupart des anciens
adversaires jettent sur ses circonstances le manteau de l'oubli
»264. Mais en fait, l'oubli porte davantage sur les
responsabilités, que les lois d'amnistie interdisent de
déterminer, que, justement, sur l'existence de telles atrocités
qui est désormais reconnue par l'opinion publique.
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