b) L'actualité de ces thèmes
Une autre raison de cette continuité vient à
l'esprit lorsque l'on se penche sur les faits qui ont déclenché
les polémiques. Ces thématiques sont réactualisées
par des événements récents qui favorisent une nouvelle
lecture de l'histoire de la guerre. Nous avons déjà
remarqué que les affaires politiques, du moins l'affaire Dominati et
celle de l'amnistie, plongeaient leurs racines dans la mémoire du
général de Gaulle : réhabiliter ou rendre hommage aux
activistes, c'est contester la légitimité de la prise de pouvoir
de de Gaulle et relativiser son rôle dans la résolution du conflit
(cf. p.145). Dès lors, certains des intervenants dans les
polémiques se focalisent uniquement sur la personnalité ou le
souvenir de de Gaulle.
En outre, l'actualité culturelle et éditoriale
réactive ces débats. On a déjà remarqué,
pour les périodes précédentes, le rôle pionnier du
domaine culturel dans les débats sur la guerre d'Algérie : c'est
grâce aux films et aux livres, que l'on reparle des «
événements ». Durant cette période, c'est
essentiellement le film de Pierre Schoendorffer, L 'Honneur d'un capitaine,
qui nourrit le débat. Mais il ne faut pas sous-estimer le poids des
témoignages et des essais sur le conflit comme celui de Ferhat Abbas.
Denier point qui permet un renouvellement des
thématiques, c'est l'actualité internationale. En Algérie,
est ainsi découvert un charnier qui laisse sans réponse certaines
questions sur les exactions commises. C'est aussi l'information
divulguée selon laquelle il existerait des camps d'internement en
Algérie. Ces deux informations, récusées de part et
d'autre, apportent un nouvel éclairage sur l'ampleur des exactions.
2/ L'ombre de de Gaulle sur le conflit
a) L'affaire Dominati : la mémoire de de Gaulle en
jeu
Ce qui pose tant problème dans l'affaire Dominati,
c'est qu'un membre du gouvernement se soit attaqué à la statue de
de Gaulle. Les gaullistes qui ont du mal à s'entendre pour envisager une
action commune, se sont retrouvés unis dans l'adversité.
André Passeron note ainsi :
« Le réflexe du compagnonnage a joué à
plein - et pas seulement dans les rangs du
mouvement de M. Chirac, - effaçant les rivalités et
les tendances. Aucune défection dans la protestation ne s'est produite
au sein du groupe parlementaire »256
256 « Le pouvoir et les gaullistes », par A. Passeron,
19 juin 1980
Les activistes rendant hommage à ceux qui ont
tenté de tuer le président, ce n'est pas tant le régicide
qui est condamné que cette volonté de salir la mémoire du
général de Gaulle, personnage auquel s'identifient les
députés gaullistes. La raison même de leur combat politique
est aussi en jeu et pas uniquement une certaine leçon de l'histoire.
Finalement, les députés insistent peu sur le courage du chef de
l'Etat dans cette épreuve qui devait mener à
l'indépendance de l'Algérie, épreuve au cours de laquelle
il met en jeu sa vie. C'est que cet héritage de de Gaulle - les accords
d'Evian - est peu revendiqué. Par pragmatisme politique, pour ne pas
s'aliéner l'électorat rapatrié, les discours sur ce point
sont très modérés. En effet, les associations de
rapatriés condamnent sévèrement le comportement des
gaullistes. Le Centre nationaliste des rapatriés, par exemple, «
s'indigne de la réaction des parlementaires et anciens ministres
gaullistes, le mépris et l'esprit de revanche soufflant touj ours du
même
côté »257.
Le R.P.R. s'emploie alors à justifier l'attitude de ses
députés, et, de fait, prend ses distances par rapport au discours
gaullien. Pierre Charpy, dans La Lettre de la Nation, organe du
R.P.R., entend faire la distinction entre les pieds-noirs et les activistes,
distinction que ne faisait pas le général de Gaulle (cf. p.64)
:
« Il ne faut pas oublier que les mêmes tueurs qui
ont raté le général de Gaulle abattaient les soldats du
contingent dans les rues de Bab-El-Oued. Ils n'ont rien à voir avec
toutes celles et tous ceux qu'on appelle «rapatriés» mais qui
sont plutôt des «expatriés». Ceux-ci auraient même
sans doute connu un destin moins tragique sans l'intervention de ces
«soldats perdus». »258
C'est cette crainte d'une sanction électorale qui
amène les gaullistes à accepter les excuses de Raymond Barre. Ce
retournement de situation est emblématique du fait que l'enjeu principal
pour les gaullistes reste électoral et non lié à la
mémoire du général de Gaulle. Au contraire, ils sont
prêts à s'éloigner de l'héritage gaullien sur la
guerre d'Algérie pour contrer l'alliance entre le R.E.C.O.U.R.S. et le
P.S., le R.E.C.O.U.R.S. étant jusqu'alors proche du R.P.R. Les grands
partis politiques se lancent alors dans une surenchère pour obtenir les
voix de rapatriés si bien que la mémoire gaullienne est
désacralisée et mise à l'écart.
b) L'amnistie : Mitterrand, un gaullien anti-gaulliste
On a vu que, finalement, l'héritage du
général de Gaulle est réapproprié par les
députés socialistes. Dans une relecture de l'histoire, ceux-ci
semblent donner raison au général contre
257 20 juin 1980
258 « Le R.P.R. : ne pas confondre les tueurs avec les
rapatriés », 20 juin 1980
les activistes et même contre la S.F.I.O. de
l'époque. C'est pourquoi, ils s'opposent à la
réhabilitation des « généraux félons » .
L'héritage gaullien est donc directement en jeu.
Mitterrand, réhabilitant les putschistes, impose une
vision de l'histoire selon laquelle la France, celle dirigée par de
Gaulle, a fauté, d'où la compensation qui est donnée aux
généraux. Il rejoint donc l'opinion des activistes. Selon
Mitterrand, le « coup d'Etat » de de Gaulle en 1958 est plus grave
que le putsch des généraux puisque ces derniers
s'élévaient avant tout contre une parole non tenue et selon une
certaine idée de la France. C'est du moins l'opinion qu'affiche
Mitterrand - on ne peut vraiment savoir ce qui fait partie de la
polémique politique et ce qui relève de la profonde conviction de
Mitterrand. Trinquier retrace ainsi les propos qu'a tenus Mitterrand lors du
procès Salan :
« Il rappela la série d'attentats criminels commis
par des hommes sans scrupules pour créer un climat favorable au retour
du général de Gaulle et pour renverser la IVème
République. Il rappela en particulier l'attentat du bazooka du 16
janvier 1957 contre le général Salan »259
Cette connivence de pensée entre les activistes, dont
Salan est le meilleur exemple, et Mitterrand repose sur leur anti-gaullisme
respectif. Dès lors, la réhabilitation des généraux
permet de s'attaquer à la mémoire de de Gaulle et à
contester son action. Cela est d'autant plus aisé que le R.P.R. est
divisé sur cette question. L'originalité de l'anti-gaullisme de
Mitterrand repose sur sa fascination pour l'exercice du pouvoir,
l'autorité et le prestige de de Gaulle. C'est pourquoi, il
n'hésite pas à utiliser des méthodes de gouvernement
gaulliennes, comme le 49-3, pour imposer une loi dans laquelle l'anti-gaullisme
de Mitterrand se ressent : c'est comme s'il revêtait les habits du
général pour mieux s'en détacher ensuite, pour faire
sentir son opposition fondamentale. Il faut sûrement voir dans son
entêtement à faire passer le texte comme tel, une réaction
de fierté.
Trinquier fait part de sa satisfaction suite à
l'adoption de la loi et en profite pour la justifier en montrant que le crime
des généraux est bien moindre que le crime de trahison de de
Gaulle : « le reproche le plus grave qu'on puisse faire au
général, c'est d'avoir menti à ses officiers
»260. Le propos de Trinquier rejoint celui de
Jouhaud : de Gaulle a menti, donc, il savait, dès le départ, que
l'indépendance est inéluctable et qu'il allait tout faire pour
abouti à ce résultat. Or, on l'a vu, cette vision des faits est
contestable. D'autre part, il entreprend de relativiser la culpabilité
des putschistes, d'abord en évoquant la promesse faite par de Gaulle aux
militaires et aux civils mais aussi en relativisant la portée subversive
de la rébellion :
259 « Idées : les «séquelles» de la
guerre d'Algérie », 14 décembre 1982
« Il faut aussi se rappeler que l'armée n'a rien
entrepris contre lui. Elle a attendu, comme elle l'avait fait le 13 mai 1958,
que le fléau de la balance penche suffisamment du côté des
généraux révoltés pour se décider »
Mettre en équivalence le soulèvement de 1958 et de
1961 permet aussi de souligner
encore plus la « trahison » de de Gaulle. Si le 13
mai, il a profité de la rébellion pour parvenir au pouvoir, lors
du putsch des généraux, il se montre implacable alors que le but
visé est le même. Autant dire que la mémoire du
général de Gaulle est l'enjeu même des principales
polémiques de la période 1980-1982.
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